Des images de défilés en Corée du Nord, ou directement des portraits de Kim Jong-un, la tête d’Emmanuel Macron en simili-Réalisme Soviétique : quand le Président n’est pas portraituré en monarque, il se voit fréquemment associé à des figures de dictatures socialistes.
La période des Cent jours n’a fait qu’amplifier le phénomène. L’apaisement annoncé s’est aussitôt traduit par des interdictions à répétition de manifester partout où la réalité de la colère risquait d’affleurer. Par la poursuite acharnée de personnes usant de leurs droits d’expression ou l’arrestation par les forces de l’ordre à Londres d’un éditeur français transformé en terroriste. Par l’introduction montante de drones de surveillance, etc. Enfin, la photographie publiée par Libération d’un écran géant dans un espace désert où seul le Président apparaissait en gros plan, quel que soit la manière de la comprendre aura alimenté ce répertoire. Sans doute aura-t-elle mis en accord toutes ces différentes représentations que nous avons de la fin de règne.

De ce diagnostic majoritairement partagé, on risque cependant de supposer que ces comparaisons relèvent à chaque fois d’interprétations et de motivations similaires. Est-ce une caricature qui insiste sur le tournant autoritaire ? Est-ce un renvoi d’ascenseur pour dire tu ressembles à une copie indistincte de ce que tu dénonces ? Ou bien, en accusant la répression aveugle, veut-on avant tout condamner d’un même bloc toute forme de socialisme dans lequel on intègre même le macronisme ? On pourrait établir toute une typologie d’imaginaires en jeu, selon le type d’émetteur et ses intentions. Dis-moi quelle caricature tu agites, je te dirai qui tu es.
Pourtant, on ne peut écarter la présence d’un véritable dénominateur commun : le socialisme, ou même la gauche comme aspiration à l’égalité, voire comme appareil à décevoir les imaginaires. Le répertoire des dictatures d’Amérique Latine semble peu inspirer, et ce n’est pas tant une question d’éloignement si l’on constate tout aussi peu de parallèles avec l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar ou la Grèce des Colonels. Ici, l’imaginaire français penche furieusement à l’est. La persistance des schèmes de la guerre froide est loin d’être seulement hexagonale mais comme la production cinématographique ne s’est guère emparée de la mémoire européenne, on se contente d’importer la production massive de nos voisins. La grille de lecture héritée de l’axe est-ouest privilégie alors la victoire des libertés occidentales contre les micros gris dissimulés dans les appartements. Depuis le succès de La vie des autres, jusqu’aux séries diffusées sur Netflix comme Kléo, l’arrière-fond est celui de la Stasi et de la moindre liberté, abordée comme un exotisme qui ne nous a pas directement concernés et ne peut pas nous concerner.
Dans le film Good Bye Lenin !, une famille s’évertuait à faire croire à la mère convalescente que la RDA existait toujours – alors que le mur était tombé pendant qu’elle était dans le coma. Pour cette fidèle au Parti, l’imaginaire du régime persistait comme une image rétinienne et chaque élément du nouveau réel s’expliquait encore par la réussite de la fraternité entre les peuples. Dans une des meilleures scènes, les archives télévisées du franchissement du mur en novembre 1989 étaient de justesse interprétées par les enfants comme une arrivée massive de réfugiés occidentaux venus rejoindre avec enthousiasme le socialisme.
Il a été reproché à ce film emblématique de l’ostalgie, tout comme à ses divers dérivés, de figer les imaginaires, réduisant les aspirations et les univers de vie à des produits iconiques comme le café Mocca Fix ou la Trabant. Nicolas Offenstadt a souligné dans Le pays disparu, la tendance lourde à ainsi déligitimer le triptyque de la RDA qui était : la sécurité sociale, l’antifascisme, et la Paix.
Si le socialisme d’inspiration soviétique alimente tant les mèmes, les conversations et les inscriptions sur les murs en ce moment, c’est qu’il sécrète en lui une disjonction des imaginaires, entre ce qui relève de la quête du bien-être et la garantie des libertés. L’actuel Président ressemble à cette maman à qui l’entourage laisse penser que les gimmicks de la démocratie libérale sont toujours là, alors qu’il n’en reste que le papier peint. Le libéralisme économique seul est resté pour le pire de nos existences à venir. L’alliage réputé solide entre respect des droits fondamentaux et développement économique, présenté comme une évidence dans un certain académisme des années 90 entretient la rêverie comme un produit vintage. Pour les élites formées lors de cette période, les démocraties de l’ouest restent forcément les modèles premiers, quoi qu’elles fassent – et a fortiori celle du pays des Droits de l’Homme. Aucune autre possibilité. Lorsque le Président en déplacement à La Haye a été interrompu dans sa conférence, pour se voir justement reprocher la confiscation du débat, la violence et l’hypocrisie, c’est la relance d’un même disque qui s’est enclenchée : « … une démocratie, c’est précisément un lieu où l’on peut manifester et faire face à ce genre… d’interventions, alors qu’il y a des pays dans le monde où la démocratie n’existe pas. Nous ne devrions pas comparer ces situations« . Les protestataires étaient évacués dans le même temps de cette réponse.
Quelles images resteront alors des mouvements sociaux récents ? Peut-être celles qui sont héritées d’un autre ordre de l’imaginaire, plutôt emprunté au registre de la dystopie : des défilés de forces de l’ordre qui opèrent au milieu de nuages de gaz sans aucun discernement. Une armada faite de canons à eau qui semblent sortir d’un vaisseau spatial tout blanc, des barrières blindées assorties. Un harnachement digne du Robocop de 1987. Ce que nous voulions conjurer et mettre à distance dans la fiction s’est bel et bien mis en place dans le réel.
Comment alors éviter que toutes ces images et futurs souvenirs soient plus tard comprimés d’un seul tenant explicatif ? On peut penser à la manière dont l’écrivain Patrik Ourednik a confectionné son recueil Année vingt-quatre sous le mode d’un « je me souviens ». Des souvenirs personnels sous l’occupation soviétique en Tchécoslovaquie sont finement entrelacés avec les événements de la petite et de la grande histoire. S’y mêlent des collections de blagues contre le communisme (Je me souviens de l’expression « être con comme un communiste en maillot de bain »), des graffitis dirigés vers l’occupant (Puisqu’ils sont là, qu’ils crèvent de faim !). Et simplement des extraits de textes officiels ou de propagande dont les effets de juxtaposition font ressortir le décalage entre promesses et réalité. Tous ces différents matériaux, traités à égalité sont redistribués sous forme de listes, ordonnés en petites rubriques et se relativisent entre eux.
En relisant ce livre, on identifie dans son rire, un autre élément important de la disjonction des imaginaires. Car on aura beau essayer de nous refuser des comparaisons de notre monde avec les autres expériences illibérales ou foncièrement dictatoriales, ce qui a été mis au jour ces derniers temps, c’est avant tout le ridicule de dirigeants qui courent après leurs chimères évanouies. C’est le manque flagrant d’humour face aux situations qui échappent à la définition unique du réel qu’ils imposent. Les « dispositifs sonores portatifs » pour parler de casseroles, les groupes électrogènes transportés pour éviter les coupures d’électricité ourdies par la CGT, les bains de foule annulés au dernier moment. Sans compter toute la phraséologie totalement vide, les justifications tordues, contradictoires ; les antiphrases et les slogans « ensemble« , « avec vous » projetés au mur, entre piètre réunion d’entreprise et dazibao 2.0. S’ajoute à cette accumulation, la remise en cause des rapports ou des analyses qui ne conviennent pas, la dernière en date étant de soudainement dénier l’expertise des agences de notation : « Fitch se trompe profondément dans son analyse politique” (Emmanuel Macron à l’Opinion). La caractéristique principale de cet humour involontaire est qu’il se nourrit des tentatives permanentes de reprendre la main, de renverser les accusations, tentatives inlassablement soldées par un redoublement du ridicule même ; sa confirmation. Reste le pouvoir de propagande et de coercition destiné à maintenir l’illusion du beau papier peint.
La question est bien d’avoir un imaginaire d’avance ou de retard, et de ne jamais souscrire à celui qui se présente sous le masque du sérieux et de la nécessité du moment. Lorsqu’en Hongrie, le Parti hongrois du chien à deux queues (MKKP) tente de briser le ridicule d’Orban par l’humour, c’est en manifestant pour la journée de huit jours ou pour deux couchers de soleil quotidiens. Les propositions synthétisées dans les Potentiels du temps (Camille de Toledo, Aliocha Imhoff, Kantuta Quirós, 2016) partent quant à elles du passé et nous ont débarrassé des réflexions du type « Quelles utopies pour demain ? ». Pour faire vaciller la réalité, il faut la confronter à des expériences à l’échelle 1:1, en faisant ressortir les anciennes voix et les espoirs, les situations qui se pensaient avant que les destins furent entravés.
Avec toute cette politique des souvenirs, nous pouvons enjamber le mur sous l’œil de maman, pour que la sécurité sociale, l’antifascisme et la Paix ne soient pas juste dans les mauvais rêves.