Une voix solitaire : Gilles Jallet (Les Utopiques I)

Gilles Jallet avait rassemblé en 2014 ses « œuvres poétiques », celles qui couvrent les années 1985 à 2011. Le titre était Contre la lumière. Chez le même éditeur, La Rumeur libre, il initie un nouveau cycle dont le titre est Les Utopiques.

Le temps des courants ou des écoles n’existe plus. Nous serions passés d’une période d’unicité de création à une période de créations multiples. Aussi, il est difficile de situer Gilles Jallet. Si au premier abord sa présence dans le paysage de la poésie contemporaine s’avère en retrait, elle n’en demeure pas moins réelle. En témoigne notamment les amitiés qu’il a nouées avec Roger Laporte et Mathieu Bénézet ou la revue Monologue et la maison d’édition du même nom qu’il dirige avec Xavier Maurel. Par sa formation philosophique ou la place qu’il accorde à Hölderlin et Novalis, Paul Celan ou André du Bouchet, nous aurions tendance à l’apparenter à un certain « romantisme » mais qu’il est nécessaire de caractériser pour saisir la teneur de ce premier tome des Utopiques.

La langue n’est pas sentimentale ou subjective ni lyrique ; elle substantifie ces qualités adjectivales en pensant, en réfléchissant le Sentimental, le Subjectif, le Lyrique. L’usage par exemple de la première personne du singulier est pour ainsi dire absent dans tout le livre. Le mode est impersonnel ou plus encore indéfini. Quelque chose se densifie, s’efface ou s’abîme en neutralisant l’énonciation. Une autre caractéristique serait l’état d’inachèvement des poèmes comme le souligne en liminaire Gilles Jallet. En effet, malgré une indéniable maîtrise formelle, il s’agirait d’après l’auteur de « fragments poétiques », d’ébauches de poèmes ou ce qu’il en reste, un « corpus d’archives », précise-t-il. Un troisième point permettrait de mieux caractériser ce « romantisme » : la perte du sacré, la disparition des dieux ou la mort de Dieu.

…si quelqu’un devait écrire aujourd’hui,
il faudrait qu’il retrouve la simplicité
d’une entaille sur la pierre gravée par personne.

Les Utopiques est un livre qui tournerait en spirale autour d’une triple impossibilité (le lyrique, le poème et le divin), mais une impossibilité paradoxale, car la reconnaissance de cette limite serait le lieu même de l’utopie, une utopie mallarméenne en quête du Livre. Près de la moitié de l’ouvrage est une série de poèmes (quatre brefs tercets la plupart du temps) qui répète, déconstruit la métrique d’un vers. Le premier est un alexandrin : « Ce clair reliquat que la nuit dérobe au jour… » Le poème n’est plus que reliquiae et ne peut poursuivre qu’en se dérobant, en disant « oui à la voix solitaire que nul n’écoute ». Plus on avance dans notre lecture (l’autre moitié de l’ouvrage), plus la nuit qui dérobait au jour le poème, s’approcherait d’une aube improbable. Le poème en exil du poème découvre en pays étranger, un pays natal, et en pays natal, un pays étranger. Les figures qui animent ces allers et retours sont l’anaphore et le chiasme avec pour thèmes majeurs, presque au sens musical, l’enfance, l’amour et les voyages, les lacs italiens, Tolède, peut-être Istanbul, l’Égypte, la Terre sainte, promise… On ne sait jamais exactement où nous sommes puisque le lieu par définition est utopique.

Le poète trouve aventure
il voit des signes
partout dans la nature
et sort à l’appel
qui résonne
dans les pierres

Les deux dernières parties reprennent à nouveau les mêmes thèmes en les variant à l’infini et en explorant les ressources du poème. « Une phrase fertile » se déroule en deux colonnes sur la page comme un phylactère et « Le tombeau de Rachel » est une suite de blocs en prose à la recherche d’un « récit ». Selon la légende, Rachel, la femme de Jacob, meurt à Bethléem en donnant naissance à un enfant qui préfigurerait celle de Jésus et on continuerait à lui vouer un culte dans l’espoir qu’elle change « la stérilité en fertilité et la douleur en tendresse ». Le récit s’achève avec un dialogue entre Abram, le père d’Isaac, dont un des fils était Jacob, et Lot, son neveu orphelin. L’un et l’autre monologuent plus qu’ils ne dialoguent. Abram veut aller vers le haut ; Lot vers le bas. Abram pense que l’homme qui leur apparaît est un ange ; Lot que cet homme n’est que la figure d’un ange. « Abram n’entendait pas Lot, qui lui-même n’entendait pas Abram. » Une entente finit néanmoins par sceller le sort des deux interlocuteurs. « En marchant, ils aperçurent deux prunes de Damas, une mâle et une femelle. Abram s’écria : “Il n’y a rien au monde qui ne soit masculin et féminin, à l’image de l’en-haut : tout est en en-haut et aussi sur terre”… » Les oppositions coïncident. Telle serait l’utopie vers laquelle marche le livre de Gillet Jallet, l’ombre contre, tout contre la lumière…

Gilles Jallet, Les Utopiques I, La Rumeur libre, 2023, 188 p., 18 €