Roman posthume, adaptations de ses livres en bandes dessinées, recueils de chroniques diverses, de critiques de films, d’analyses ludiques, journal, correspondance, théâtre, désormais volume d’entretiens : le nombre des publications post mortem excède largement celui des parutions du vivant de Jean-Patrick Manchette – surtout si l’on ajoute les romans d’espionnage écrits pour un éditeur ayant fait faillite avant leur parution. Cette volonté de prolonger et d’éclairer l’œuvre de l’auteur de polars, que l’on doit notamment au travail minutieux de son fils Tristan (dit Doug Headline), met en valeur un édifice étonnant, brut et complexe à la fois, jamais complaisant.
Là où la correspondance parue il y a trois ans montrait l’immense sensibilité du romancier, empreinte de vulnérabilité (Christine Marcandier parlait dans Diacritik d’un « roman de ce qui s’écrit dans les marges de l’œuvre et s’offre comme l’œuvre qui aurait pu s’écrire »), la présente compilation d’entretiens est davantage marquée par le motif de la répétition. Ressac dû bien évidemment à l’exercice dont il est ici question, chaque interview étant l’occasion d’un retour biographique sur les motivations de son écriture, mais également dans une forme de cohérence avec le personnage, le nécessaire Manchette s’avérant quelqu’un capable de jeter un livre entier à force de le reprendre.
Et en effet le cas est étrange, car celui qui est aujourd’hui considéré par tout le monde comme un maître du genre est entré dans le polar pour ainsi dire par accident. Se définissant lui-même comme un « ex-militant gauchiste pro-situ », « un fichu intellectuel [qui] pense qu’après Joyce et Céline, tout a été écrit en littérature », c’est naturellement qu’il va se tourner vers un domaine dans ses cordes, pour une manœuvre digne du cheval de Troie. Bercé grâce à sa grand-mère par la lecture hard-boiled de la tout sauf sainte trinité Hammett-Chandler-McCoy du roman noir américain des années 1930, Manchette utilise cette science pour se mettre à écrire dans la même veine – actualisée bien sûr – et pour publier. Le but étant d’impressionner davantage les producteurs de cinéma que ne le faisaient ses modestes scénarios — beaucoup d’envoyés mais très peu de lus. Et la martingale marche du tonnerre, comme il le reconnaît lui-même : « ça a fonctionné comme une lettre à la poste ».
Bientôt mis à l’abri des contingences, via les droits issus des adaptations de ses romans parus dans la décennie 1971-1981, il n’en deviendra que plus exigeant. Il se montre ainsi plus que critique vis-à-vis de ses opus, en particulier, et du genre littéraire qu’il pratique, en général. « L’avenir du polar, c’est comme celui de la peinture : on éclate de rire. Je ne sais d’ailleurs pas si je vais continuer à écrire », dira-t-il début 1982. C’est peu après la parution de son chef-d’œuvre, La Position du tireur couché, qu’il décrit comme un remake de son roman précédent, Fatale. Ce même Fatale qui fut refusé par la Série noire (« pour manque d’action »), mais publié tout de même par Gallimard, hors collection. Manchette en restera mortifié, pas seulement parce que le volume atteint de ce fait le prix de 33 francs – ce qu’il juge prohibitif –, mais surtout pour ce que cette maison dite de qualité littéraire recouvre : « L’écriture à prétention artistique me semble une abjection. Je ne veux pas tirer mon argent de lecteurs que je me souhaite ».
Le rapport qu’entretient Manchette à sa propre production n’a jamais été simple, c’est le moins qu’on puisse dire. Relatant en substance le contenu de la note de lecture que lui fit Marcel Duhamel, directeur historique de la Série noire, il dit de sa propre prose : « C’est plutôt désagréable, mais l’auteur a sans doute du talent ». Car enfin voilà, nous sommes en présence d’un écrivain travaillant à rebours des pratiques en présence, prônant la politique et le burlesque plutôt que les cocus et les gangsters. « J’écris des romans d’action en essayant d’être agressif et critique », indique-t-il. Comble de la provocation, pour un auteur de romans policiers, Manchette fait la confession suivante : « D’une manière générale, j’ai peur, depuis que je me suis fait casser la figure quand j’étais étudiant : une peur panique des flics ».
Plus loin dans les échanges, après avoir accordé qu’il était « sans doute un sadique refoulé », Manchette reconnaît écrire des polars de gauche pour exorciser la violence de la planète — « le terrorisme est le grand sujet noir actuel ». Malgré tout, il accepte l’argent d’un acteur de droite, Alain Delon, pour subsister sans se pervertir. « C’est l’époque de la culture-marchandise et ça fait partie du développement du capitalisme. C’est regrettable et le contraire de regrettable. C’est bien parce que ça va vers l’effondrement de la culture et du reste ».
À l’automne 1991, quelques mois avant sa disparition prématurée, Jean-Patrick Manchette finit par se résoudre à la récupération culturelle de son œuvre et renonce à l’espoir « d’effectuer un mouvement tactique qui aurait fait surgir des romans subversifs en plein milieu du dispositif ennemi ». Et l’auteur de se consoler, sans doute dans un de ses légendaires demi-sourires, en se disant qu’il « reste certains romans agréables à lire dans le train ».
Jean-Patrick Manchette, Derrière les lignes ennemies. Entretiens 1973-1993, édition de Nicolas Le Flahec, préface de Jacques Faule, La Table Ronde, mars 2023, 304 p., 24 €