La beauté est-elle compatible avec le désastre ? Le désir esthétique peut-il englober le constat de la catastrophe ?
Si on s’en tient aux notions de bien et de mal agréées par une morale infantilisante (pseudo chrétienne), comment raconter la guerre, la destruction, la mort, sans basculer dans le pathos et le morbide ? La poésie de Paul Celan, sa Rose de personne, exhumaient au milieu des décombres une ultime et infime possibilité, encore, de fleurir. Dans le contexte d’Auschwitz, le poème élégiaque décrivait un univers carbonisé par la seconde guerre mondiale.
Le livre d’Alexandre Castant a pour matrice 1914-1918, cette Grande Guerre qui façonna l’architecture géopolitique du XXe siècle, pour le meilleur et pour le pire (le pire conduisant à l’accession d’Hitler au pouvoir, dans les circonstances que l’on sait). La guerre s’inscrit ici dans une enquête intime, polyphonique, l’auteur creusant un sillon original entre roman, chronique, essai. Essai, littéralement, hésitation, puisqu’un personnage de critique d’art, imprégné d’images et de films, ne réalisera pas son projet d’exposition. Il en fera une simple proposition conceptuelle, à la fin du livre, sous forme d’ébauche et de maquette (petits soldats costumés dans Verdun reconstituée).
« Dans ce récit indissociable d’une enquête sur une forme entre journal, autobiographie, document, poème en prose, essai poétique, inventaire et fiction… l’aventure de l’écriture pouvait relier la Grande Guerre à mon histoire. » Thomas, le personnage dans le prolongement du narrateur (double de l’auteur ? doublure ? jumeau ?), associe à son enquête (documents retrouvés dans une maison familiale) un désir de réaliser une exposition. Les œuvres sonores, photographiques et cinématographiques qui le hantent (Godard, Chris Marker, beaucoup d’autres) comblent les lacunes d’une histoire elliptique dont il est impossible de recoller les morceaux. Lecteurs, nous sommes confrontés à un paradoxe subtil : entre une sensibilité active (réaliser une exposition, avoir un projet d’art), et l’impuissance mélancolique face au néant (les morts, les anonymes des champs de bataille, par millions), se noue l’impossibilité d’associer le passé meurtrier à l’avenir émancipé (qui serait incarné par l’art le plus contemporain possible, affranchi de toute aliénation).
Si la guerre est perçue dans sa dimension audible inouïe, l’auteur étant par ailleurs spécialiste des arts sonores, le narrateur imagine (rêve, met en images) sa déflagration, mais peut-être aussi sa beauté convulsive, l’adage surréaliste se substituant au découragement avec fracas. Également spécialiste de l’œuvre d’André Pierre de Mandiargues, l’auteur avoue sa fascination pour la vertu hypnotique et fantomatique des images, de l’art, de l’histoire, de ses disparus.
Révolutionnaires sur le plan pictural, musical, formel, les années 1910, de Dada au Cavalier bleu puis au Futurisme, révélèrent dans le sillage de figures démembrées, un monde entièrement nouveau, déstabilisé, perturbé et irrigué par les avant-gardes (Picasso, Fernand Léger). Dans le silence des plaines meurtries résonnent « le bruitisme de Luigi Russolo, les poésies de Marinetti, qui inventèrent les sons d’un autre monde, industriel et urbain, déjà électrique, moderne et technique, sonore et manufacturé. » D’un siècle à l’autre, l’auteur confronte et met en parallèle les grands moments de ruptures artistiques avec la subjectivité d’un personnage qui tente d’éclaircir un passé surgi des décombres.
Les premières images de la Guerre du Golfe nous avaient réveillés une nuit d’août1990, dans un crépitement, un déluge de lumière sur l’Irak. Nous pouvions visionner l’événement depuis le canapé, le lit, une guerre lointaine (CNN), comme on attrape sans y penser une manette de jeu vidéo. A contrario, les actualités du front ukrainien me rappellent, étrangement, le monde d’avant (bien avant la pandémie, avant la guerre du Golfe) : dans sa matérialité de munitions, de tranchées, de maisons éventrées, cette boue, c’est la grisaille spécifique à toute guerre qui, malgré les armes sophistiquées (drones), comporte encore en 2023 un sol où on s’enlise (ainsi les poilus au Chemin des Dames), des chars massifs, des uniformes brun-vert, des soldats épuisés.
Noir et blanc, gris-sépia-rouge, les nuances de la désolation impressionnent (restent gravées) le narrateur qui se souvient que peu d’années séparent le flamboiement des toiles de Monet (bonheur) à la débâcle incolore et glacée (catastrophe). La Grande Guerre génère une mémoire d’albums, une archive recréée après coup par les survivants, les héritiers. Il est aussi question de cela dans ce livre, comme d’une énigme lyrique.
Toute figure de fiction ancrée dans un contexte de guerre nous renvoie violemment des affects contradictoires (pulsion infantile ou lucidité extrême). Loin de l’enthousiasme d’un Fabrice del Dongo (La Chartreuse de Parme) qui, à la vue de l’Empereur, éprouva une extase naïve au bord de l’évanouissement, le narrateur de La nuit sentimentale semblerait plus proche du Prince André blessé (Guerre et Paix) sur une plaine d’Austerlitz jonchée de cadavres, lorsque lui apparaît en chair et en os, La Légende, un simple petit homme banal, penché sur lui…
De Napoléon à Poutine la guerre est-elle l’état permanent, indépassable, de nos sociétés, et la paix, une parenthèse ? Sommes-nous en sursis ?
Le livre se termine par une promenade le long du Canal Saint-Martin et de l’Hôtel du Nord, dans un Paris préservé, poétique (celui d’Aragon, de Marcel Carné), vision apaisée à travers la vitre d’un autobus (comme une photo de Bernard Plossu), lorsque soudain résonnent, à quelques rues de là, « les bruits sourds de mitraillettes, tandis que les gens s’enfuient, courent, hurlent, s’effondrent, une boule de feu arrive sur lui, sur moi : nous sommes le vendredi 13 novembre 2015… » Une guerre chasse l’autre, une autre guerre, encore une.
Alexandre Castant, La nuit sentimentale, éditions l’Harmattan, janvier 2023, 110 p., 13 € 50