Car même si j’errais pas après pas
par Holzwege déteignant en mille séries…
Le Galaté au Bois, p. 113
Dans Le Galaté au Bois, Zanzotto mobilise à plusieurs reprises le mot allemand Holzwege, que l’on peut traduire (il a donné son titre à un célèbre recueil d’articles de Heidegger) par « chemins qui ne mènent nulle part ».
J’en trace modestement trois dans ce livre magnifiquement édité par la Barque.
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Chemin des débuts de poème
Le Galaté au Bois (1978) est considéré comme le chef-d’œuvre d’Andrea Zanzotto (1921-2011), l’un des poètes italiens du XXe siècle les plus admirés en France et les mieux traduits (une vingtaine de livres, chez Maurice Nadeau, José Corti, La Barque ou NOUS — la plupart par Philippe Di Meo). Il s’agit du premier volume d’une pseudo-trilogie qui comporte aussi Phosphène et Idiome (publiés chez Corti).
Je n’en sais pas plus quand j’ouvre le livre pour la première fois. Les premiers vers du premier poème du premier ensemble (« Cliché ») sont plutôt accueillants, pour peu qu’on les lise calmement. Accueillants, mais tout de même, sur un mode souverain :
Tendresse. Caresse. Petites gifles en toute quiétude.
Doigté froid sur la vitre.
Drapeaux petits vents / vitres intenses.
Drapeaux, intérêts justes et manifestes.
Libres inquiets ils caressent. Liés légers.
Eux, les drapeaux, comment-donc ? Comment ici ? (p. 13)
Ce sont donc des drapeaux qui nous accueillent : « drapeaux / bifides, trifides, batailles », lit-on plus loin. Drapeaux, « bandiere » dans l’original. Ils représentent peut-être une certaine union de la terre, du territoire (où ils s’élèvent, dont ils affirment la domination) et de la signification, du symbole (le « cliché » du titre ?). Drapeaux des batailles, fanions du cirque ? On lit encore plus bas sur la même page :
Le cirque partait tôt le matin —
furtif, avec un piétinement de p’tits moutons.
Moi, parce que (c’est mon affaire), j’étais déjà réveillé.
Qui est ce « je » ? Et est-ce le poème, qui est un cirque ? Faut-il lire des symboles dans cet étrange histoire ? En allant au poème suivant, je tombe sur la photographie (un autre « cliché ») d’un quatrain, manifestement tiré d’une édition ancienne d’un livre de poèmes. Une note de fin de volume explique : « »Les vers reproduits par le cliché sont tirés de l’“Oda’’ de Cecco Ceccogiato. » (p. 184). Mais ils sont en italien et je ne connais pas cet auteur. Si je tourne encore la page, je trouve un poème intitulé « Aucunlieu » (« Gnessulógo ») dont voici la première moitié :
Entre toute la gloriole
mise à la disposition
du suçant et du vert vrillé
d’une clairière typiquement montellienne
cirques de montées et de descentes et — comme parures —
arbrisseaux cépages entiers là et çà
amassés puis étalés
en une très suave impraticabilité ah
ah véritables soupirs à peine ébauchés et pourtant plus que parfaits
de la joie mais point trop
comme un vin goûté et abandonné — zich — à moitié
par un connaisseur qui coupe aussitôt court
flou mais certes entrelacé
de bâtis et de triangulations,
d’arpèges puis d’étreintes sylvestres
(c’est ainsi que tu cultives forêt et non-forêt en paisible folie)
Et c’est ainsi que tu te sens alcunlieu, aucunlieu (adverbe) (p. 19)
La phrase est longue, compliquée : de quoi s’agit-il ? À suivre la syntaxe (ou une hypothèse sur la syntaxe), une alternative semble proposée : « Entre toute la gloriole […] d’une clairière typiquement montellienne […] et […] arbrisseaux ». Entre l’absence d’arbres et le bois ? Résolue par le « ah » d’un soupir pré-signifiant, l’alternative se reformule sous la forme d’une contradiction : « un vin goûté et abandonné » puis « tu cultives forêt et non-forêt », et finalement l’« aucunlieu » du titre. C’est-à-dire, l’être-là de ce qui n’est pas là ? Le « nulle part » du Holzwege ?
Si je tourne encore la page, ça se complique considérablement, on peut dire que je ne comprends presque plus rien (le non-être prend le pouvoir sur l’être !) sinon qu’il est question, encore, de photographie :
Des érythèmes partout, occasionnés par de très fortes diffractions et des réverbérations se rapportant à une / partie non-jouée aux Cartes Trévisanes par des joueurs non-existants ni mieux identifiables et / prise en grand-angle / presque en fish-eye, / des remords presque en bouquet / trous de mémoire en paquet / de fiches blanches. / Commérages, bruits de chaises, vins sombres sur la table. (p. 23)
Des dessins à la main se mettent à intervenir inopinément dans le cours du poème, un peu comme les idéogrammes chez Pound. J’interromps momentanément ma lecture.
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Chemin du paratexte
Le bois du Galaté au Bois est touffus. Mystérieux. Il faut y avancer avec la plus grande prudence, comme dans une forêt primaire où, après une coupe sauvage, tout pourrait arriver. Heureusement, un certain nombre d’éléments nous sont donnés dans le paratexte, qui permettent de situer mieux la scène où se joue le spectacle, le cirque du poème.
D’abord, une note du traducteur de Zanzotto, Philippe Di Meo, éclaire le titre français :
En italien, il est une Galatea et un Galateo. La première est la nymphe Galatée, le second un néologisme procédant de celle-ci mais forgé et choisi par Monsignor Giovanni Della Casa pour servir de titre à son traité de règles de bienséance (1558). Depuis cette date, Galateo est passé dans la langue. On désigne ainsi les traités de bonnes manières. Ne souhaitant pas aplatir ou brouiller ces deux significations contradictoires, Andrea Zanzotto nous a suggéré de forger un néologisme français sur le modèle du néologisme italien (p. 9)
D’autre part, un « prière d’insérer » de l’éditeur accompagne le livre. J’y prélève ces informations :
Le Galaté au Bois (1978) emprunte son titre au célèbre traité italien des règles de bonnes manières codifiées par Monsignor Della Casa, intitulé en italien Galateo, et au bois de Montello. […] Andrea Zanzotto rend compte de la complexité temporelle et géographique du lieu en mettant à contribution un langage associant des styles diversifiés appartenant à des âges stylistiques d’ordinaire incompatibles dûment déhiérarchisés par une promiscuité généralisée : mémoire littéraire, citations, onomatopées, oralité débridée, néologismes, argots, libres créations de son cru. […] Le plurilinguisme, dont Dante est l’épigone, se trouve ici exalté. Ce faisant, le poète fait se rencontrer les trois traditions poétiques italiennes : la dantesque (plurilinguisme), la pétrarquiste (monolinguisme) et la dialectale.
Ainsi le Galaté au Bois se proposerait-il d’énoncer le code (les règles, l’étiquette) de ce qui n’a pas de code (le bois profus), ou si l’on veut, la culture de la nature. Il le fait avec la conscience du paradoxe (le bois a-t-il un galaté ? y a-t-il seulement un bois, et de quoi s’agit-il ? un galaté ? et comment dire l’être de ce non-être ?) et avec des instruments essentiellement linguistiques, remarquablement riches et variés : ce dont il serait question (si je peux tenter une reformulation) ce serait donc quelque chose comme la mobilisation d’une profusion verbale (la langue comme forêt, comme jungle) pour penser, ou mettre en scène, un code tacite (non encore énoncé) qui l’organiserait ? Philippe Di Meo écrit à la fois que « l’ambition avérée du poète [était] de recenser idéalement l’ensemble des ressources stylistiques de l’heure » (préface à Idiome, José Corti, 2006, p. 7) et voit le livre s’organiser autour d’une « figure de stylistique peu banale […] : celle d’un signifiant fendu dont Zanzotto possède une conscience aiguë. » (Galaté, p. 197, je souligne). Ce qui non seulement nous ramène aux drapeaux du poème liminaire (car ils étaient bifides), mais donne l’idée de ce qui est en jeu : la création immanente du sens (par l’organisation verbale, à même la langue, et non pas téléguidée depuis les idées ou les conventions). Je dirais même (tant que j’y suis) qu’il s’agit là d’une définition possible du poème : la tentative (en termes para-wittgensteinien, même si Wittgenstein réfuterait sans doute qu’elle fût possible) d’auto-organisation de la matière linguistique en vie du sens. Une Commune du langage. Le poème comme événement, le sens comme « rose de l’événement à travers l’événement » (p. 61).
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Chemin des sonnets
Il y a quatre sections dans le livre. La première, la deuxième et la quatrième sont composées de longs poèmes en vers libres, qui ressemblent visuellement à des canti poundiens. Mais la troisième est un sonnet de sonnets (« hypersonnet »), auquel s’ajoutent une « prémisse » et une « apostille ».
Au moins deux choses me frappent : d’abord, le sonnet est une forme éprouvée tant par Dante (dans la Vita Nova) que par Pétrarque (dans le Canzoniere), or Philippe Di Meo notait plus haut que leur réunion était l’un des objets de ce livre.
Ensuite, dans la « note de l’auteur » qui succède aux poèmes, Zanzotto écrit :
Galaté au Bois (si tant est qu’il existe des galatés et des bois) : les règles ténues qui assurent les symbioses et la vie en commun, et les réseaux du symbolique, de la langue aux gestes et, peut-être, à la perception elle-même : planant comme toiles d’araignée ou ensevelis, voilà comme filigranes sur / dans ce bouillonnement de violences qu’est la réalité. Les sonnets se rapportent tout particulièrement à ces improbables formulations de codes et de sous-codes dans ce qui n’est pas codifiable d’aucune façon. (p. 183)
Ainsi, non seulement on retrouve le paradoxe noté plus haut (le galaté au bois serait le code de ce qui n’a pas de code, l’auto-organisation du sens dans la matière verbale — et j’ai suggéré que c’était une définition possible du poème), mais Zanzotto fait apparaître le sonnet (où Dante et Pétrarque se retrouvent, où le plurilinguisme et le monolinguisme passent l’un dans l’autre) comme la forme par excellence de cette opération.
Lisons donc le dernier de la série :
APOSTILLE
(sonnet de l’infamie et du mandala)
Somme de sommets d’irréalités, pays
qui vers le zéro s’éboule et engendre pourtant à vue d’œil
des vers en dieux se muant, de sorte qu’il acquiert
en se perdant, et invente et enfourche des prouesses,
de fausseté en fausseté procèdent tes querelles,
mais en liste si fournie et si infinie
que lorsque en fausseté elle se mite et s’étiole ici
là au vrai en noces et connivences elle rejaillit.
Faux moi aussi, clone de tant de fausseté,
ou avorton, et en cela pire que le père,
j’empile dits en faits autrement dits méfaits :
ainsi me suis-je une fois de plus de toi prévalu,
sonnet, lignes infâmes et chapardeuses —
mandala où de bribe en bribe je mendie. (p. 117)
Je ne sais pas s’il serait judicieux de commenter un tel texte : il me semble à la fois relativement aisé à lire, et d’une beauté qui dépérirait dans la prose. J’en extrais malgré tout deux expressions. Voici la première : « pays / qui vers le zéro s’éboule et engendre pourtant à vue d’œil / des vers en dieux se muant » On y retrouve, exprimés et condensés, l’idée que le non-lieu, l’« aucunlieu » est précisément où la création du sens (notre seul sacré) peut avoir lieu. Ce Dieu paradoxal naît de la forge de rien, qu’est un vers.
Quant à la deuxième expression : « j’empile dits en faits autrement dits méfaits. » On admire la remarquable efficacité formulaire du vers traduit. Je ne suis pas capable de juger de la qualité de l’original : « accalco detti in fatto ovver misfatto ». Il dit que le cirque du poème est une accumulation de riens (de simples dits) ; que ceux-ci forment de véritables faits, qui gardent en eux le travail du négatif ou néant (« méfaits »). L’objet du poème, en somme, n’est rien de moins que l’intégration d’une tranche de négatif, par tous les moyens du langage, dans l’identité à soi du monde.
Andrea Zanzotto, Le Galaté au Bois, éd. bilingue, traduit de l’italien par Philippe Di Meo, éditions La Barque, mars 2023, 30 €