Venez nombreux

L’autrice commençait à fatiguer. Les questions de la librairesse, qui faisait donc aussi ce soir-là modérateuse, ne lui paraissaient ni :
1 sympathiques
2 drôles
3 intelligentes
et elle n’avait absolument pas le droit de s’ouvrir de cette impression au public présent. C’eut été discourtois voire grossier.

Or, rien de grossier ne devait se passer qui ne relevât de la performance ou de l’installation. C’était prohibé tacite. Tout devait se maintenir dans le feutre des Venez nombreux écouter l’autrice. Qui va vous dire ce qu’elle a déjà dit en mieux dans son livre.

L’autrice avait surtout envie de prendre un grosse cuite (la dernière remontait à plus de deux mois et ça commençait à bien faire) vite fait et d’envoyer paître la librairesse-modérateuse. En même temps, elle ne voulait pas faire sa petite Bukowski. Du coup, elle décida de se mettre genre en mode boudeuse Blanchot-Beckett / Je ne dirai rien que je sache inférieur au silence de mes livres.

Plutôt que la cuite, elle avait envie de rentrer chez elle pour mater des Inspecteur Barnaby en replay.

Elle avait aussi envie de dire des horreurs genre en mode super risquées et provocatrices : Proust, c’est pas bien ! Sartre était con ! Duras aussi ! Molière on s’en fout ! Les Ouighours rien à cirer ! Biden-Poutine same fight ! Joyce a la tremblote c’est tout vieux tout miteux ! Butler on s’en bat les ovaires ! Foucault c’est pas beau !

Oh, la vache.

À ce moment précis elle vit entrer dans la librairie une bonne grosse tête de con (dixit son for intérieur). C’était Cyril, un ex, comme ils disent partout maintenant pour faire genre moderne émancipé. En quoi consistait la bonne grosse connerie inhérente à cette tête selon elle (elle ne pensait pas ça avant du temps qu’elle était avec !) ? Elle préféra ne pas s’attarder sur la question et ne pas honorer le Cyril d’un regard qui pourrait laisser sous-entendre quoi que ce soit : vieux fond de tendresse ou au contraire détestation post-love. Un coup d’œil mi blasé mi furax suffirait. Elle savait cependant qu’il était bien capable de poser une bonne grosse question à la con sur un ton docte et agressif. Qu’il s’y risque, elle l’attendait au tournant.

Elle n’était pas de bonne humeur.
Elle aurait voulu faire chanteuse.
Elle glissa à l’oreille de la librairesse : « Rien à boire ? ».

Laquelle jugea cette question inappropriée mais n’en souffla mot : il faut respecter l’édition indépendante. Elle fit mine de ne rien avoir entendu, attitude que l’autrice jugea proprement belligérante. D’une mesquinerie inqualifiable.

Tout de go, l’autrice déclara qu’elle aimait le poète Guillevic.

Dessous la chair des femmes qu’il fait si bon toucher,
Il y a un squelette –

Un squelette égaré que la tiédeur étonne
Et que le sel appelle
En ses cavernes grises.

La librairesse ne voyait pas le rapport. Elle perdait patience. Elle s’était attendue à quelque chose de plus en prise avec les « problématiques contemporaines ».

Une jeune femme se leva dans l’assistance pour jeter, des deux mains, des baisers à l’autrice, en signe d’approbation et de reconnaissance. L’autrice sentit des embruns, des effluves de granit et d’algues envahir l’échoppe.

Elle échappa avec grâce aux problématiques en prononçant le prénom de son père. Elle dit simplement qu’il venait de « nous quitter ». Il s’appelait Jean. Son poète préféré était Guillevic, il lui en lisait toujours un peu, petite, avant qu’elle s’endorme.

Et ce que dit l’autrice fut émouvant, juste, sérieux.

Je l’affirme, moi, tapi ce soir-là sur une chaise parmi les gens.