Christophe Fiat : Ritournelles pour notre temps (Quand les décors s’écroulent)

Christophe Fiat © Jean-Philippe Cazier

Avec Quand les décors s’écroulent, Christophe Fiat construit des ritournelles pour dire cet écroulement, pour le contracter en quatrains qui thématiquement et stylistiquement l’affirment. L’auteur entreprend cette création poétique et musicale pour produire une conscience de cet écroulement du monde mais aussi pour le contre-effectuer, tracer une ligne de fuite vers un ailleurs et autre chose peut-être à venir.

Les décors évoqués dans le titre ne sont pas hors de notre monde, à côté ou en plus, ils sont notre monde lui-même, aujourd’hui, la réduction que nous en opérons : ensemble d’images stéréotypées, de représentations pixélisées, instagramées, défilant sur les écrans de nos ordis ou smartphones, ensemble d’idées et pensées possibles à l’intérieur de la logique d’une « société du spectacle » : un monde sur fond vert arrangé selon des effets spéciaux édulcorants et appauvrissants (« Mais ces beaux paysages / Sont des photographies truquées »). Ces décors sont la réalisation d’une pulsion morbide, d’une volonté d’effacer la prolifération du monde, son dehors, l’extérieur de toute image, d’imposer une simplification, selon une seule dimension, à ce qui existe en mille dimensions (« Dans la nature des choses / Il n’y a pas de fin »), d’occulter ce qui existe là, ici et maintenant : un être à contempler, l’amour, le monde tel qu’il existe autrement.

A travers le livre de Christophe Fiat, insiste l’idée que le monde est pour nous un ensemble d’images, que notre rapport au monde est médiatisé par des images en même temps mentales et produites par la technologie, omniprésentes dans nos existences livrées aux réseaux sociaux, aux téléviseurs, aux exigences du néolibéralisme. Le monde est un décor, une représentation stéréotypée par laquelle nous nous rapportons au monde – et nos vies sont des rôles séparés de nos vies. Dans Quand les décors s’écroulent, les objets et techniques prolifèrent, des objets et techniques spécifiques qui servent à produire des images, à faire circuler des images, à créer une inflation d’images : internet, appareil photo, fond vert, zoom, téléviseur, etc. Notre rapport au monde est ici médiatisé par ces objets, ces appareils, ces dispositifs et les images qu’ils produisent, que nous désirons autant qu’elles nous sont imposées. Le monde, par ces médiations, est tenu à distance, perdu, comme nous sommes, dans cette perte du monde, perdus pour nous-mêmes, à distance de nous-mêmes (« Dans les smartphones / Où une pluie de pixels / Prend soin de nos personnes / Se dissout le soleil »). Une forme d’aliénation est affirmée : étrangers au monde, étrangers à nous-mêmes, vies étrangères à la vie.

Cette aliénation du monde et de soi est douloureuse, morbide, insupportable pour nos psychismes néolibéraux, nos crânes à la fois remplis de joie (notre aliénation est désirable, nous l’aimons, nous en éprouvons du plaisir) et remplis de névroses, de dépressions, de désirs de mort – mort et dépression dont, au fond, nous jouissons également (« Le réel dont tu rêves / Est un décor de cinéma / Où l’humanité crève / Dans ta télé à écran plat »). Ceci est sans doute le moteur de nos sociétés modernes, de nos politiques, de nos subjectivités actuelles – jusqu’au moment de l’écroulement, jusqu’à l’événement de la catastrophe, l’irruption explosive de ce qui n’est plus un décor mais qui, au contraire, le brûle, le déchire, le détruit. Autre chose que ces décors s’impose à nous : catastrophes globales liées au réchauffement climatique, pandémies mondiales, menace de guerres nucléaires, conflits géopolitiques, etc. Ou encore la mort d’un ami, ou bien sa propre mort future mais désormais plus proche, dont la conscience se fait plus claire (« Je ne me fais pas d’illusion / Je ne mourrai pas en beauté »). Des événements du monde font surgir le monde au milieu du décor, en lieu et place du décor : celui-ci se transforme en ce qui le nie, en ce qu’il refoulait. Ce qu’il métamorphosait en objets de spectacle s’impose alors comme l’ensemble de la réalité. Le monde devient visible, sensible, perceptible, pensable – un retour du refoulé, une révolution du monde, la libération d’autres affects.

Les images instagramées du monde sont envahies par d’autres images qui fracturent le monde spectaculaire : images de morts, images de guerres, images malades, images apocalyptiques. Les pixels se troublent, se fragmentent, se disjoignent. La prolifération de ces images se double d’une matérialité de la catastrophe vécue en dehors des images et que ces images ne peuvent masquer, qu’au contraire elles redoublent et diffusent en boucle : villes désormais désertes, incendies gigantesques, « longue agonie » générale dont la conscience s’impose aux esprits comme l’expérience s’impose aux corps (« Toutes et tous morts de peur / Toutes affolées tremblantes / Tous froids dans cette horreur / Que l’humanité réinvente »). Les décors ne peuvent que s’écrouler, leur écroulement participant de la catastrophe générale du monde, de nos vies, de nos corps, de nos subjectivités. Notre monde s’effondre et nous avec.

Quand les décors s’écroulent rejoint cet écroulement, force à la conscience non seulement de celui-ci mais de ce qu’il révèle : notre monde n’était qu’un décor, notre moi n’était qu’une mort lente. La poésie est ici critique. Elle est aussi une contre-effectuation de l’événement mortel, elle est ce que la poésie peut faire, pratiquement : créer un chant de ce qui arrive, avec ce qui arrive, pour ne pas uniquement le subir, pour s’efforcer de ne pas être englouti par les forces qui nous tordent et nous brisent. Il s’agirait, pour Christophe Fiat, par la poésie, de construire dans cette apocalypse un lieu où habiter encore, malgré tout, un lieu où la subjectivité peut continuer et surtout se construire autrement, un lieu où la vie peut persister au milieu des flammes et des cendres, un lieu qui, au milieu des ruines, ne soit pas que ces ruines.

Le choix de composer ici des quatrains implique le fait d’imposer une forme stricte au désordre, à l’incendie mondial : la langue n’est pas emportée par ce qui arrive, elle le dit en lui résistant, elle le dit en créant les moyens qui permettent de continuer à dire malgré l’écroulement de tout, y compris du langage. C’est par cette forme que l’événement du monde qui s’écroule peut être dit, peut exister dans la forme du poème sans détruire le poème, la possibilité même du poème et d’une subjectivité vivante. Bien sûr, le poème est lui-même affecté par la catastrophe, il la dit et la subit, il vit en s’autodétruisant mais son autodestruction persiste, ne s’achève pas en une destruction effective, en une impossibilité définitive du poème. Les quatrains qui composent Quand les décors s’écroulent sont souvent volontairement bancales, parfois volontairement maladroits, répétant en eux-mêmes la difficulté à composer, à dire de manière ordonnée, à échapper à l’effondrement : ils sont à la fois le décor (la forme classique, harmonieuse), son écroulement, ce qui dit cet écroulement, la résistance à celui-ci, la résistance à la mort (« La poésie faites-la vous-mêmes / En écrivant comme un cochon / De fulgurants poèmes / De destruction »).

Ces quatrains forment des ritournelles, au sens de Deleuze et Guattari : agencement d’éléments divers ; création d’un territoire ; résistance au désordre mortifère ; possibilité d’une subjectivation. C’est le sens pratique de Quand les décors s’écroulent : non pas uniquement énoncer la catastrophe, participer à sa prise de conscience (et par là, déjà, résister), mais construire un territoire de bric et de broc pour, au sein de la catastrophe, habiter et vivre encore. Les quatrains de Christophe Fiat sont des ritournelles agençant des éléments divers et disparates, reliant transversalement des objets, des affects, des matières et situations très diverses afin de constater ce qui arrive mais aussi de permettre l’émergence ou la persistance d’un « Je », d’une énonciation à la première personne de ce qui détruit comme de la persistance de son désir, de sa vie, c’est-à-dire du désir, de la vie. Poèmes imprégnés de mort, les textes de ce livre sont tout autant traversés par la vie, existent pour la vie (« J’envoie des S.O.S / En forme de ritournelles »).

La lecture de Quand les décors s’écroulent évoque ainsi des références à Deleuze et Guattari, mais aussi à Guy Debord ou au Mallarmé des « Vers de circonstance ». Cette lecture conduit également à constater qu’ici et là, à l’intérieur même du règne de la mort et de la destruction du monde, sont affirmées des parenthèses de vie, sont écrits des poèmes qui sont comme des périmètres restreints où des lignes de vie se dessinent pour un autre monde que celui qui nous est promis : la contemplation de la mer, l’écoute d’un cœur qui bat, la joie d’un amour (l’amour étant en soi un principe de relation, une force qui rapproche, à l’opposé de la médiation par les images stéréotypées et les appareils hypermodernes qui éloignent et attristent)… Certes : « Une planète tête de mort / Bleue fracassée sur les écrans / Je vois notre avenir au bord / D’un monde anéanti en grand », mais aussi : « Souvent quand je te parle / Je sens battre ton cœur / Dans la nature s’étalent / Les organes génitaux des fleurs ». Une autre relation au monde est affirmée, au-delà des images, des clichés, des décors, une relation amoureuse et contemplative, joyeuse, vivante – un futur peut-être, en tout cas un présent où la vie persiste.

Christophe Fiat, Quand les décors s’écroulent, éditions de l’Attente, parution le 14 février 2023, 152 p., 14 € 50