Voilà un premier roman, aussi singulier que doucement novateur, hanté du charme du cinéma, de sa capacité à sonder les âmes et de sa puissance à faire surgir les drames tapis au creux des familles les plus silencieuses : Descendre vers la mer d’Isabelle Blochet qui vient de paraître aux éditions Christian Bourgois porte à son point d’incandescence cette valse incessante et terrible qui va de l’amour à la haine, en retours incessants.
Donnons sans attendre l’argument, qui est une atmosphère, qui est une intrigue. Qui est l’inquiétude même. Un père, Jany, explique à la benjamine de ses trois filles, Hélène, « l’histoire du tatouage le plus célèbre du cinéma ». Suit l’évocation de Robert Mitchum dans le rôle du faux révérend Powell qui, au cœur de la mythique Nuit du Chasseur de Charles Laughton, poursuit les jeunes John et Pearl dont il vient de tuer la mère pour un magot. Les mots « L-O-V-E » et « H-A-T-E » s’affrontent sur ses doigts, le premier l’emportant dans un jeu de dupes qui convoque la Bible et tout le saint-frusquin. « Le lien à l’autre est un fil ténu, se balançant dans le vide, prêt à se rompre.»
Hélène est la narratrice de ce roman familial principalement situé dans les années 1970 en grande banlieue parisienne, un premier roman qui lorgne souvent du côté du cinéma, tant on pense en le lisant à la première veine de Jean-Claude Brisseau (De Bruit et de Fureur) ou aux débuts de Mia Hansen-Løve (Le Père de mes enfants). Le temps du récit, lui, renvoie à cette sensation figée que dissèquent les films de Claude Sautet.
Ainsi Coco, le perroquet qu’abrite le lieu de travail de la mère d’Hélène – Suzanne vend des meubles – ne sait prononcer qu’un seul mot : son propre nom. Et la génitrice d’ajouter, à propos de ses collègues, « Vous êtes de drôles de cocos vous aussi ». Cet emploi est à la fois éprouvant et salvateur, pour respirer, dans un quotidien aussi frustré que l’est Jany par la tournure des événements.
Chômeur, il dit à sa fille aînée Fanny : « Tu as la pensée des gens de droite. Tu n’as pas le raisonnement d’une fille qui étudie », car elle le préfèrerait ouvrier. Il deviendra bientôt éducateur pour handicapés mentaux et légende ainsi une photo de famille : « Comment ne pas regretter ce bonheur ? ». Sa deuxième maison est un bateau nommé Monplaisir. Ce navire « m’a fait découvrir de beaux paysages, les criques, les canaux, les écluses, la peur », raconte Hélène. Car son père impose son bateau, comme beaucoup d’autres choses : « Il se prétend malheureux de voir que très peu de gens sont intéressants. Sa colère proviendrait de l’ignorance des autres. »
Avec un art consommé de l’ellipse, Isabelle Blochet décrit très fidèlement la vie de trois sœurs prises en étau entre terreur et banalité, effroi et tendresse. Son arrivée dans la famille fait écho au nécessaire Fille de Camille Laurens, dont il prolonge la brèche. Les mots de Suzanne tombent comme une sentence : « Je désirais tellement un garçon. Encore maintenant, je rêve la nuit que je le serre dans mes bras. Quand je suis entré à la maternité, Jany a été gentil. Il me souhaitait un fils, je le méritais. La sage-femme m’a annoncé «Vous avez une fille. » Ce que j’ai pu pleurer… À ta naissance, mes collègues n’osaient même pas venir me voir, elles n’osaient pas le téléphoner non plus. C’était dur les premiers mois avec toi. Maintenant que je te vois grande, avec tes larges épaules, je me dis quel beau garçon tu ferais.»
Soudain, un personnage vient interroger le caractère implacable des jours, à l’orée des bois de Creil. C’est Jeanne, la voisine, Reine en son Royaume, que l’on dit sorcière et qui accepte Hélène «même moche». Et aussi le petit chien Bobi, bien qu’il préfère jouer à Laurel et Hardy avec son père plutôt que de s’amuser avec elle.
Bibliothécaire à Chartres, Isabelle Blochet remercie en fin d’ouvrage quatre libraires de sa ville. On sent, à la lecture de ses pages, que la littérature n’est pas pour elle un refuge mais la maison qu’on doit construire au passé, le mausolée où il faut s’échiner à sourire. Loin du soin, près des siens.
Isabelle Blochet, Descendre vers la mer, Christian Bourgois éditeur, février 2022, 192 p., 18 €