« Made in Utopie » pourrait-on dire de ce livre siglé « Made in Europe » par les éditions Quidam et écrit par un auteur français d’ascendance irlandaise résidant en Tchéquie.
L’Homme-nuit pourrait réaliser à lui seul ces transports, ces décalages et ces synthèses qui promettent, peut-être encore, l’Europe comme Utopie. De nouvelles Lumières qui seraient des illuminations intérieures, qui seraient de nouveaux hymnes à la nuit suivant ceux de Novalis qui disaient déjà que « plus divins que les étoiles scintillantes, nous semblent les yeux infinis que la Nuit a ouverts en nous ». Manière de reconnaître à travers cette Europe romanticisée la puissance d’un vent et une solitaire multitude du rêve qui traverse toutes les frontières établies.
Pourtant, contrairement à d’autres œuvres de Cendors, ce livre ne se situe pas en Europe. Nous sommes loin de la première guerre mondiale de Minuit en mon silence, de l’Islande contemporaine de L’invisible dehors et des Archives du vent, des années folles berlinoises de Engeland et de Silens Moon, et nous avons quitté la Venise de l’Adieu à ce qui vient. Avec le précédent roman de Cendors, L’énigmaire, nous sommes entrés dans une Zone faite d’un onirisme connectant des espaces et des temps multiples, où le futur et le passé se croisent, où l’invisible et le visible cherchent à rentrer en coalescence.
Le pays inqualifiable du livre de Cendors n’a pas à voir seulement avec la langue, mais avec le cosmos. Ce pays est fait de cette langue réelle, d’une langue de création, création où le langage est la pierre, les nuages, les ombres et leurs mouvements intérieurs – ceux-là qui forment le doux frémissement dans l’obscurité du vent, le déplacement silencieux des étoiles ou le vrombissement des élytres des insectes. C’est en poète que Cendors compose cette œuvre comme toutes ses œuvres, qu’elles ressortent ou non d’une collection particulière ou d’une présence ou d’une absence de narration : ce qu’il cherche toujours à former c’est un geste, une attitude qui remette l’être humain en rapport avec cette langue élémentale où le réel et l’invisible se mêlent. Une langue créatrice et créature elle-même.
Un livre fait d’ailleurs, donc. Ailleurs dans l’espace et ailleurs dans le temps, car L’Homme-nuit nous propose une remontée archéologique dans un passé imaginaire qui, pour archaïque qu’il se présente de prime abord, ne désigne peut-être toujours qu’un rapport fondamental, essentiel et presque originaire, pourrait-on dire, si tout, toujours, ne désignait pas une source inatteignable à l’humain qui ne cesse de fluer jusqu’à nous sans s’arrêter (la nuit).
Avec L’Homme-nuit, Cendors forme comme un diptyque avec L’énigmaire sans que pourtant il soit nécessaire de lire ensemble ces deux incarnations d’une même quête. Alors que, dans L’énigmaire, on s’aventurait dans une improbable nostalgie du futur, on reflue dans L’Homme-nuit de ce futur de l’impossible vers son passé, là où le destin du texte mythique de la stèle de l’énigmaire ne révèle pas son secret mais déploie son mystère : « C’était hier. Notre aujourd’hui en porte toujours l’ombre. »
Il n’y a pas là œuvre de fantaisie malgré les apparences. L’empire de Solumbros, dont est issu le héros Solunnus, est en fait la terre noire de la nuit incarnée dans un paysage. Son récit est comme celui des contes anciens et imaginaires, comme ces visions d’Ossian, ces évocations d’une mythologie sans nom, sans figure, dont on suit la fable avec le plaisir trouble des rêves, y retrouvant des mouvements de l’âme ne cessant de changer de forme et de figure. De même les cultes archaïques de la Nuit, les officiantes des morts, le désert de Cerenos, ou le village d’Enod nous sont à la fois familiers et étrangers, nous sont comme les souvenirs lointains d’une mythologie aperçue en songe, avec ses énigmes et ses symboles ne correspondant jamais tout à fait à notre réalité, glissant d’un temps à un autre, d’un référent à un autre. Ni fantastique, ni même fantasy, L’Homme-nuit se singularise à la manière de L’énigmaire qui n’appartenait pas à la SF, tout en y songeant (songe-fiction, disions-nous).
Le récit est pourtant bien là, dans sa certitude romanesque : une tragédie, une quête, une fuite, un destin – toutes ces choses dont l’humanité s’est fait force de les transformer en histoire pour les sortir de leur contingence nocturne. Ainsi suivra-t-on le sort d’un prince, Solunnus, fils de l’impératrice Kamaal, depuis les crimes de sa jeunesse – le viol d’une femme, le suicide d’une autre – jusqu’à sa mort, et au-delà, voyant la fin de l’empire sous la férule de l’homme-nuit.
Tout se déroule selon d’autres codes que ceux de ce genre de récit placé dans l’imaginaire, dans ce passé archaïque insituable où le latin ancien côtoie le celtique et le romantique. Car la logique – j’en ai déjà esquissé le mouvement – tient à désappartenir et à multiplier les attaches, cosmopolitisme solitaire et étonnant, né de cet amour de la nuit qui est au centre de cette histoire – nuit sans genre ni nation, sans autre lieu que nous-mêmes : « Je relance ma question, comme le semeur son grain, et ma question retombe au sol sans y germer : notre rencontre était-elle voulue d’en haut ou d’en bas ? – Des deux à la fois, répondra un énigmariste, car de même que le soleil ne cesse de briller quand il se couche, de même une grande nuit se poursuit continuellement en nous. »
Ces nouveaux « hymnes à la nuit » placés dans des temps antédiluviens sont orientés vers le « seuil du seul » comme à l’horizon du récit. Là où faire récit avec la nuit, là où redonner à la nuit un visage qui ne soit pas ce visage humain que nous a présenté la mythologie. Faire de la nuit, la force, la résistance, la création – réaliser cette utopie par l’invention de cet autre temps, de cet autre monde – utopie réalisée, même si vouée à la destruction – où la nuit a son culte, ses rites et ses officiantes consacrées à faire la membrane entre le monde des vivants et celui des morts.
On pourrait être tenté d’y voir la nostalgie secrète d’une sacralité cosmique, cosmique mais solitaire, faite d’un chemin glacé, hyperborréen, celui-là même qui souffle depuis les Archives du vent, depuis le Seuil du seul, ce « Neuvième Nord » qui a comme oublié les huit autres. Qu’il y ait neuf Nord, dans toutes les directions, retrace notre boussole, désoriente notre monde en même temps qu’il nous indique une autre manière de lire nos coordonnées mentales, toutes aiguillées par une étoile polaire brillant dans toutes les directions de l’espace et du temps.
Ce n’est pas ce qu’écrit Cendors. Je le sais. Il n’écrit que le syntagme énigmatique du « Neuvième Nord, le seuil du seul, l’ultime frontière » dans une langue et un monde qui ne sont pas les miens. Il le désigne et l’efface comme ce nom était la neige, vouée à fondre pour laisser apparaître la terre. Une terre noire. Peut-être est-ce cela aussi la nuit. L’Homme-nuit. L’homme de terre. La terre de terre. La terre à nouveau redécouverte dans la nuit. Tout cela, je le lis depuis ma contre-nuit, celle qui me fait lire dans la nuit une autre histoire de la nuit.
Mais dans le livre de Cendors, la nuit est la nuit et non la terre, même si elle peut l’être. Elle peut l’être, donc elle est. Elle l’est parce qu’elle en ouvre le possible. Même si la nuit de L’Homme-nuit est celle des Hymnes à la nuit et la nuit plus ancienne.
Il y a là d’ailleurs une ambiguïté dans ce rapport à la nuit. D’un côté le fantasme et de l’autre son échappée. D’un côté la dea obscura, la femme assimilée à la nuit, à la sacralité, à l’inconnu, au primordial dont nous procédons tous, et dont le culte est réprimé par l’empereur-homme, converti à la Lumière de l’Unique. Ce récit du monde, cette binarité active-passive est bien sûr quelque chose dont on veut aujourd’hui se délier. Se délier non seulement de cette assignation ancestrale (femme-nuit-passive-passé, la femme comme Autre dont Beauvoir a déconstruit le mythe et l’histoire dans Le deuxième sexe), mais se délier des oppositions mêmes, des oppositions, même renversées – fluidité nocturne qui, je crois, peut encore se promettre à travers les espaces de ce texte, dans cette autre part, déliée des religions connues, dans une sacralité qui n’est que le sans nom, que ce messianisme sans attente, ce recueillement de l’inconnu, du propitiatoire placé dans un passé archaïque qui pourrait être notre futur. Déliant le temps lui-même. Qui n’est déjà plus notre présent.
Un livre promet. Que peut-il faire d’autre ? Il promet donc un ailleurs où même ces figures instables, ces statues de chair dont on a voulu faire la femme s’effacent. C’est cela que désigne pour moi ce « Neuvième Nord », ce « seuil du seul », cette échappée. Là, « l’invisible est cet astre, c’est de là que nos positions opérerons », depuis cette désorientation où il n’y a pas un, ni deux, mais neuf pôles. Cendors écrit depuis cette position du multiple où l’invisible se mêle au monde, à ce monde minéral, animal, élémentaire qui ne cesse d’être célébré.
« Tout, absolument tout en ce monde succombe à la dilution des forces : nos pensées cèdent à la rêverie, nos gestes à la vacance, notre souffle à la nuit. Le glacier devient ruisselet. La falaise, rivage. L’arbre, humus.
La montagne se fait plaine.
L’étoile, poussière.
Et l’homme, silence. »
C’est ce mouvement qui oriente ce livre vers son émancipation, vers la dissolution des partages trop clairs, en faveur de cette labilité essentielle qui nous traverse comme un fleuve de rêves et nous fait montagne, étoile, silence, tout en reconnaissant partout notre étrangeté fondamentale, continuité et discontinuité qui font la singularité de notre situation. « Si l’obscurité était un muscle et la profondeur, un corps, j’éprouvais alors la contraction qui précède le jaillissement, le bond, le saut, fût-il de libération ou de destruction. »
« Ils se défient d’une nuit à visage humain. » C’est ainsi que je reçois ce livre. Non pas dans les linéaments de son histoire mais dans ses mouvements fondamentaux, dans ses creux d’onirisme où l’on se met à rêver à un autre livre, un livre comme cette nuit sans visage humain. Sans visage humain car, en retirant à la nuit cette humanité, alors peuvent apparaître nos propres visages de nuit. À l’envers de la nuit et en écho. Il faut donc encore quelque chose de la nuit, encore plus que la nuit (la plus-que-nuit) pour faire éclore ces visages de nuits qui sont là jusque dans le jour. Il faut retirer toute divinité humaine, trop humaine, à la nuit, la soustraire à ses représentations (contre-nuit) pour en restituer la puissance élémentaire, cosmique et métamorphique, voire spirituelle. C’est, je crois, ce que à quoi « l’homme-nuit » nous conduit malgré tout à la toute fin de son récit, à la restitution de ce chaos-monde.
Mystique aussi, ce livre l’est, en ce qu’il nous initie au monde comme mystère, mais à rien d’autre qu’au monde, à la manière d’un Gary Snyder, d’un Elisée Reclus, en anarchiste attaché au cosmos, à la poésie du monde et à ses forces profondes. On ne s’étonnera pas ainsi dans ce livre consacré au culte rendu à « la Nocturne » de voir si peu d’appels à la religion. Et même, peut-être, est-ce là un des sens du récit, de désigner le nouveau culte de la Lumière, ce qui toujours menace la religion dans son institutionnalisation dogmatique et ses préjugés aux intolérances coupables.
« Dis-moi, ai-je réussi à briser les dieux comme j’ai brisé ce jouet ?
Le visiteur répondit avec lenteur.
– C’est là leur jeu favori.
– Disparaître ?
– S’exiler en eux-mêmes, répondit le régnateur noir… »
Livre somnambule aux profondeurs magnétiques et aux clartés stellaires, L’Homme-nuit, nous donne à lire l’histoire mythique et oubliée de notre lien défait à la nuit et au cosmos. Il est l’appel toujours renouvelé au sublime, à une œuvre-monde qui sait qu’elle devra se défaire et se répéter, mélancoliquement, de génération en génération, comme un souffle qui passe, un vent qui traverse les frontières et nous pousse vers ce seuil du seul.
Pierre Cendors, L’Homme-nuit, éditions Quidam, janvier 2023, 206 p., 20 €