On reconnait les livres de Pierre Cendors par leur rapport intense à la perte et au mystère. On y retrouve aussi souvent un spleen qui s’ancre dans une relation vivante à l’imaginaire artistique passé, que ce soit un rêveur capable de créer une machine cinématographique faite d’un pur pouvoir de hantise, comme dans Les Archives du vent, ou encore la réinvention, mise en abyme, d’un épisode de la série des années 1960, La Quatrième dimension dans la Vie posthume d’Edward Markham.
Pourtant ce livre-ci nous parle du futur. On pourrait donc croire à une rupture, à un embranchement nouveau dans l’œuvre de l’écrivain. Et pourtant, il n’en est rien. Cendors nous parle d’un futur à la fois le plus proche et le plus passé avec cet avenir broussailleux fait d’intelligence artificielle exotérique, de civilisation spatiale néantisée et d’une Zone qui pour être un hommage à Tarkovski n’en garde pas moins tous les halos troubles liés à l’imaginaire de Cendors.
Qu’on en juge par le premier personnage de ce roman composé de trois grandes voix.
Premier humain né hors de Terre dans le vaisseau spatial d’un groupe ayant fait sécession avec les horreurs de son siècle, Laszlo Ascensio a pourtant fait le choix, lui, de revenir sur Terre. En décalage avec cette civilisation « spacienne », Asensio est né le même jour (si « voir le jour » a encore un sens dans l’espace), né de la même nuit (?) que le personnage de Little Nemo dessiné par Winsor McCay, partageant avec lui un goût prononcé pour l’onirisme et les questions irrésolues. C’est d’ailleurs ce caractère qui le conduit sur Terre, près de cette « zone rouge » de Orze, dans le Nord d’une France dont tous les contours sont effacés comme dans un rêve. Ville détruite en 1916 par les obus, Orze est aussi le lieu géomantique où des énergies et des destins convergent autour la stèle archaïque de l’énigmaire et de la forêt alentour.
Point de fuite et d’épuisement, de souvenir et d’oubli, de mort et parfois de renaissance, Orze est cette zone à la croisée de l’imaginaire le plus dépassé et d’un futur le plus astral où chacun des trois personnages va développer sa trajectoire et croiser celle des autres sans presque jamais se rencontrer. Zone métamorphique, le livre l’est aussi et au-delà des péripéties autour des mystères d’Orze, ce qui importe, ce sont les temporalités particulières qui s’y déploient et les auras spectrales que la lecture laisse en nous.
L’énigmaire déploie ainsi ce paradoxe vivant : une sorte d’improbable nostalgie du futur mêlant le plus lointain et le plus proche, le transhumanisme aux récits archaïques de l’humanité inscrits sur une stèle, ou les réminiscences des débuts du 9e art à une SF mélancolique. Il est beau que les temporalités se croisent et se superposent de cette manière, que la bande dessinée dans ses origines serve à dire l’impossible de l’avenir alors que la littérature demeure cette opératrice de mystère faisant communiquer les sons silencieux, les sensations aveugles, les mystiques athées.
Cette impression n’est pas simplement soutenue par ces effets d’ensemble mais se marque aussi dans le détail de la langue, dans ses inventions. Si la science-fiction nous a appris le dépaysement, ici c’est un pays familier qui nous apparaît, bien que d’une inquiétante étrangeté. La langue magique de Pierre Cendors déploie des archaïsmes réels ou inventés où « l’esprit s’océanise », « colérise » ou se « mélancolise » dans un paysage dunaire, « squelettaire » laissant « l’esprit apali ». C’est comme si la création langagière, si présente d’ordinaire en SF et dans les littératures de l’imaginaire, n’avait pas pour fonction ici de nous projeter dans le futur, mais dans un futur passé, « passéifié » pourrait-on tenter de dire en suivant son exemple. Ce décalage appartient à cette logique de nostalgie du futur. Cendors nous parle depuis une mélancolie à venir. Pas celle des futurs détruits, de l’humanité anéantie dont nous sommes plus qu’abreuvés actuellement, mais cette mélancolie qui demeure dans l’humanité, dans ce mélange de pleurs et de terre qui forme son humus.
De même, si la civilisation « gaïenne » des « spaciens » guidés par Nausicaa Khan nous apparaît comme le décalque et la projection presque parodique des rêves contemporains des exils spatiaux, la technologie, elle, nous parle du passé et des manques qui se cachent dans toute technologie, nous rappelant l’« hantologie » dont parlait Derrida et dont Les archives du vent se faisaient déjà l’écho conscient ou inconscient. Ainsi l’IA est réduite dans ce récit à une pure mémoire exosomatique, en dehors du corps. Et si ce « Dialogueur » dans les couloirs de l’esprit, peut ranimer rapidement le « Dialector » de Chris Marker, c’est pour en souligner les divergences. Ici, rien d’un dialogue, rien d’une altérité dans cette machine enregistreuse des voix et des souvenirs de ses usagers. Juste qu’un support et rien de la Muse aléatoire et électronique esquissée par Marker. Ce que disent ces « télégrammes psychiques » que les usagers se laissent dans le Dialogueur, c’est au contraire l’effrayante solitude qui les emprisonne et l’absence de dialogue qui les étreint. Et ce n’est que de manière fantomatique qu’on y a accès, lorsque les usagers convoquent grâce à l’outil les mémoires de leurs prédécesseurs.
Pays, plutôt dépaysement. C’est bien la spécificité du récit qu’élabore Cendors dans cette fabulation divergente, dont un œil regarde vers l’avenir et l’autre vers le passé tout en respirant l’air pollué du temps présent. Orze avec ses brouillards circulant entre les arbres comme entre passé et futur est au centre de l’imaginaire du livre, bois planté de bouleaux et de sapin ayant repris sa place sur des vestiges de destruction. C’est sûrement là le lien profond qui lie Cendors et Tarkovski au-delà du motif de la Zone : l’attachement à un pays matériel et spirituel plutôt qu’à une science-fiction hors-sol, aventureuse et émerveillée. Plutôt qu’un sense of wonder, un mysticisme désastré cherchant sur Terre son sens. « Avec le temps, on vit en croyant de moins en moins à la vie, observa en sourdine une petite voix intérieure. C’est alors qu’une sensation cosmique s’éveille en nous. »
L’énigmaire semble répondre à la question : que serait de la SF imaginée par des romantiques allemands ? On me répliquera peut-être que Herman Hesse par exemple avait déjà, avec le Jeu des perles de verre, transposé dans l’imaginaire l’exigence de l’absolu et la question de la transcendance dans les méandres vibratoires d’une écriture impeccable rassemblant les temples grecs abandonnés des dieux et les vertiges des multivers possibles. Certes. Et l’auteur de Silens Moon et du Tractatus solitarius écrits dans les pas du Loup des steppes ne pouvait qu’avoir en tête cette façon dont la littérature peut se permettre de faire de l’imaginaire la « transfiction » dont parle Francis Berthelot. Façon de reconnaître que la littérature est toute de mouvements et de déplacements. Imaginaire, future, passée, et réelle dans son irréalité même.
Transfiction, L’énigmaire, comme le reste de la création de Cendors, appartient à l’onirisme qui, de manière archaïque, est peut-être le plus ancien vecteur de la labilité des genres que les institutions littéraires et sociales tentent fixer. C’est en ce sens que le livre échappe à la classification (« Songe-Fiction » ?) et propose, plutôt qu’une aventure dans le genre de la SF, une diffraction et un suspens du temps.
Le récit ne nous conduit donc pas comme on pourrait le penser dans cette fin des temps et ces temps de la fin qui semblent hanter notre univers contemporain. Nous ne sommes pas au bout des temporalités, à leurs confins, à voir s’épuiser les idées et les promesses de dépassement de l’Homme. Nous sommes à un moment de crépuscule ou d’aube, de fin ou de commencement, à ce moment gris et or, entre les temps, une attente, un suspens, comme un son sans cesse étiré, un bourdon spatial d’une seule note grave et infinie. Le livre de L’énigmaire est tout entier fait de ces débuts éternellement recommencés. Les éléments mêmes de la fiction ne sont qu’esquissés, silhouettes troubles appelant l’imagination pour les compléter. Les Invitations néantes de Nausicaa Khan ou les Cantos du Chaos de Kodokū sont à cet égard presque aussi mystérieux et prometteurs que les Manuscrits Pnakotiques de Lovecraft. C’est que le livre est une des manifestations de l’Ouvert et une invite à continuer en soi les Multirêves qu’il contient. Mais en même temps qu’il ouvre, L’énigmaire rassemble et concentre les univers de Pierre Cendors. On y retrouve la Nada Neander de Silens Moon, des échos à une Sylvia hésitant entre Plath et Nerval, tandis que la leçon philosophique obsédante, répétée dans le livre, « qu’il ne peut y avoir de création sans décréation, c’est-à-dire, l’homme », est en écho avec le reste des propositions de Cendors où l’on comprend que même dans ce destin spatial ou cosmique l’on n’échappera pas à cette dimension solitaire, esseulée et mortelle de l’être humain, cet être de l’inachèvement.
Avec raison, au regard de cette présentation du livre de Cendors ou au sortir de sa lecture, on pourra se souvenir de la phrase de Walter Benjamin sur le « kitsch onirique » : « Rêver la fleur bleue n’est plus de saison ». Et en effet, qui, déjà à l’époque, se souvenait encore de cette « fleur bleue » illuminant le rêve d’Henri d’Ofterdingen de Novalis ? Mais la question se pose toujours, nous rappelant ce que l’être humain a d’inessentiel et de contingent, ce qui résonne aujourd’hui bien autrement qu’à l’époque romantique ou qu’au début du 20e siècle. Aujourd’hui, au milieu des désastres « rêver la fleur bleue n’est plus de saison », oui, et plus encore, il n’est plus permis de rêver d’harmonie cosmique à la manière des années 1970 : plus de noosphère joyeuse de la Terre devenant consciente d’elle-même, de panpsychisme psychédélique, de Matin des magiciens, mais plutôt la conscience des microcoupures partout, l’expérience des fractures sismologiques de l’être entre nature et culture et les déprédations et les destructions sans mesure qui y sont liées, sans retour possible, irrémédiablement. C’est cette résonance qui environne l’univers de L’énigmaire.
Rêver la fleur fanée est plus que de saison, pourrait-on dire, en respirant son odeur de cendres sur une terre à l’odeur métallique. Pourtant, il y a chez Cendors, sous la terre limoneuse, des graines de la fleur bleue, comme il y a dans les bois industriellement plantés et défrichés des champignons matsutake dont Anna Tsing nous a raconté le commerce et les histoires.
Voilà la fleur bleue de notre temps, semble-t-il, faite de mutation, de paradoxe et de survie, de rapport à la Terre comme aux étoiles. Car si la stèle poétique de l’énigmaire s’enfonce dans les profondeurs du passé, elle-même provient de celles de l’espace intersidéral, d’une météorite messagère, incompréhensible et disant toute la beauté et l’absurdité de notre condition, tout ce que l’on a perdu avec le rapport aux étoiles, aux météorites, au cosmos, phénomène contemporain que l’on pourrait dire de désidération – de désir et de manque des étoiles aimées et perdues.
Si Hesse et Benjamin, au début du 20e siècle, reprenaient et déplaçaient le romantisme allemand et ses grandes espérances à l’aune de l’arraisonnement technique prenant alors une ampleur sans égale, ce début de 21e siècle déjà bien abîmé nous propose avec Pierre Cendors une réécriture de cette pulsion poétique vers ce qui nous absente, nous dépasse, nous isole, nous sublime.
Pierre Cendors, L’énigmaire, éditions Quidam, janvier 2021, 236 p., 20 €