Bolaño cannibale : 2666

Capture d'écran YouTube

2666, le sixième et dernier (pour l’instant) volume des Œuvres complètes de Roberto Bolaño vient de paraître aux Éditions de l’Olivier, qui à partir de 2020 a pris le relais de Christian Bourgois, son premier éditeur français. Une telle entreprise ne peut que susciter notre respect. Le lecteur francophone qui ne lit pas l’espagnol peut désormais se faire une idée globale d’un auteur majeur, à cheval entre deux siècles. Savourer une œuvre. Piocher ci et là au gré de ses envies. C’est ce que je fais depuis pas mal de temps, ayant la chance de pouvoir lire Bolaño dans sa langue originelle.

Je vais aller droit au but. La littérature de Bolaño est une littérature cannibale dans un monde cannibale où l’on ne cesse de se dévorer les uns les autres. Pour un oui, pour un non. Ses romans, ses nouvelles et sa poésie aussi, rendent compte de cela par le biais d’écrivains protagonistes (ou assimilés), qui n’arrêtent pas de ‘bouffer’ de l’écrivain, depuis les deux premiers, Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce (en collaboration avec A. G. Porta, 1984) et Monsieur Pain (Le sentier des éléphants, 1984), autour du grand poète péruvien César Vallejo (1892-1938), jusqu’aux deux derniers, Les Détectives sauvages (1998), sur deux apprentis écrivains qui partent à la recherche d’une vieille et mythique poétesse, et 2666 (2004), autour du romancier allemand fictif Benno von Archimboldi. À l’image de Bolaño lui-même, qui n’hésite pas non plus à ‘bouffer’ de l’écrivain, tout en s’offrant, joyeux, en martyre ou en sacrifice, à ses lecteurs pour être dévoré par eux. Ce faisant, il participe du cannibalisme contemporain où dévorer ses semblables devient la norme. Une manière de vivre. De faire. De penser. Ce n’est pas une métaphore, non. C’est la réalité. Pour en rester à un seul exemple, regardez les dernières avancées de la médecine et de la biogénétique qui permettent, dès nos jours, toutes sortes de greffes d’organes ou des traitements avec des cellules-mère ou encore avec des hormones de croissance. On consomme de l’autre à la tire larigot, un autre qui n’est, en somme, que le même. Et ça risque de s’accélérer avec les progrès de la science. Ce n’est pas sans danger. Souvenons-nous des malheureuses vaches-folles condamnées à trembloter de toutes leurs pattes et leur corps pour avoir bouffé des farines animales issues… d’os de vache. De l’’amok’ bovin, leurs tremblements spongiformes. Stefan Zweig, perspicace à souhait, en avait eu jadis l’intuition nous laissant un texte admirable (Amok, 1922). Manger le semblable peut conduire à la folie. Voilà où nous en sommes.

Si l’œuvre de Bolaño nous fascine, c’est en grande partie parce qu’elle nous parle de cette tension cannibale qui nous habite, de ce danger qui nous guette, de cette dinguerie qui nous menace. Je m’explique. En demandant de l’aide à ceux qui en savent beaucoup plus que moi sur la chose. En bon lecteur de Montaigne, Claude Lévi-Strauss aimait à distinguer cinq types de cannibalisme :

  1. a) magique, pour assimiler les vertus de l’autre,
  2. b) sacrificiel, dans le cadre d’une fête,
  3. c) thérapeutique, pour guérir, se soigner,
  4. d) politique, pour punir ses ennemis,
  5. e) alimentaire, pour se nourrir, tout simplement, ou par goût de la chair humaine.

Cinq modalités présentes toutes, à différents degrés, chez Bolaño. Convenons que le thème du cannibalisme n’est pas nouveau en littérature, depuis les Lestrygons de l’Odyssée, jusqu’à l’Hannibal Lecter de Thomas Harris, sans oublier le personnage de Caliban dans La Tempête de Shakespeare. Borges aussi s’intéresse au sujet dans ses Neuf essais sur Dante (1982), où il commente le pénultième chant de l’Enfer de la Comédie, dans lequel les enfants du comte Ugolin s’offrent en sacrifice pour que leur père ne meure pas d’inanition. Une situation qui rappelle en tous points celle du romancier qui, comme Bolaño, écrit sur des écrivains, car les personnages, tous les personnages, s’offrent toujours en sacrifice narratif pour que leur créateur ne meure pas non plus d’inanition. Avec Roberto Bolaño on est au cœur de cette problématique. Qui renvoie à la situation présente de l’écrivain dans le monde. Oui, c’en est fini, dès nos jours, à ce qu’il paraît, de la vieille question sartrienne, « qu’est-ce que la littérature ? ». À présent, à la suite de Duchamp et, plus près de nous, de Nelson Goodman (Manières de faire des mondes, 1978), l’on se demande : « quand est-ce qu’il y a littérature ? » La réponse de Bolaño est simple (du moins, dans la formulation) : il y a littérature quand l’écrivain est (devient) littérature. Et il ne peut l’être (le devenir) qu’en revendiquant un langage autre que celui du pouvoir : au langage ‘idiot’ (‘idiôtês’, unique, C. Rosset, Le réel. Traité de l’idiotie, 1977) du pouvoir, l’écrivain lui oppose frontalement le langage ‘idiot’ de la littérature.

Chez Bolaño, la littérature est avant tout un combat. Mieux encore : elle n’est que combat. Les écrivains de Bolaño, en commençant par lui, ce sont donc des idiots qui, dans un premier temps, s’entredévorent pour assimiler les vertus de l’autre, pour mieux démasquer, en le désignant, ce langage du pouvoir qui se dit et se prétend unique. Sans renoncer, pour autant, à la vie. Pour paraphraser Gombrowicz, « ils s’accrochent à la littérature pour s’accrocher à la vie » (et vice-versa), dans un cannibalisme magique et sacrificiel qui renvoie à cette figure si beckettienne de l’expulsé, de l’éloigné, du dépeuplé. De celui qui emprunte un chemin qui ne mène nulle part. Un Holzweg, dixit Heidegger. Un chemin qui traverse un monde dévasté par un pouvoir idiot. C’est ce que lui arrive au pauvre Benno von Archimboldi. Ou à la malheureuse Auxilio Lacouture dans Amuleto (1999). Ou à Bolaño lui-même :

« … Kafka comprenait que les voyages, le sexe et les livres sont des chemins qui ne mènent nulle part, et que cependant ce sont des chemins sur lesquels il faut se lancer et se perdre pour se trouver de nouveau ou pour trouver quelque chose, peu importe quoi, un livre, un geste, un objet perdu… » (« Littérature + maladie = maladie », in Le gaucho insupportable (2003)

L’œuvre de Bolaño est traversée par cette double tension, autobiographique et historique. L’écrivain est en même temps sujet et objet. Pas étonnant que ses écrivains s’appellent B (comme le K de Kafka) ou Belano et nous le rappellent. On sait le rôle du masque : il désigne celui qui le porte, plus qu’il ne l’occulte. À la question de Hölderlin, pourquoi des poètes en temps de détresse ? Bolaño répond tout simplement ceci : comment pourrait-il ne pas en être ainsi ? Le romancier habite le monde pour en dire la dévastation. Les détectives sauvages est le roman de l’apprentissage de cet ‘habiter’ ; 2666, le roman du désapprentissage et du combat.

Comment ne pas penser à Kafka : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde » (Journal, 1917). Car s’il y a combat, il y a bobo. La dimension thérapeutique de l’œuvre saute aux yeux. En tout cas, aux miens. Elle est là pour nous aider à soigner nos bobos. À les supporter. Parfois, à les canaliser. Wittgenstein a pu écrire que la philosophie naissait du mauvais usage du langage. Bolaño semble dire, à la suite du Quichotte, que la littérature naît du mauvais usage de la réalité. S’il ‘bouffe’ de l’écrivain à tout va, c’est pour renforcer ses défenses face au monde et à la réalité qu’il habite et qui l’habite. Être dans le monde consiste à ne pas savoir être dans le monde. Ce qu’il raconte dans ses livres c’est ce ‘ne pas savoir’, cette incertitude, aussi cette insatisfaction. C’est le cas, entre autres, du personnage d’Amalfitano dans la deuxième partie de 2666, en conflit permanent avec la réalité qu’il est condamné à vivre. Ou encore du narrateur d’Étoile distante (1996). Ou de l’Arturo Belano des Détectives. La réalité, telle une savonnette, leur glisse à tous des mains dans un monde qui semble tout faire pour l’attraper, y compris avec cet exorcisme permanent qui consiste à la nommer sans cesse, comme si cela équivalait à la tenir : « en temps réel », « la vie réelle », « l’économie réelle », « la realpolitik », « le récit réel »… La littérature est là pour parler de ce ratage permanent du réel. Les personnages-écrivains de Bolaño ressemblent à Bolaño, sont Bolaño, sans l’être tout à fait. Ils lui ressemblent, en étant différents, oscillent constamment entre répétition et différence : « Dire de deux choses qu’elles sont identiques est absurde ; dire qu’une chose est identique à elle-même est un truisme. » (Wittgenstein). Donc acte.

Pour autant, il arrive aussi que le cannibalisme relève, chez Bolaño, de la vengeance. Qu’il soit punitif. En te bouffant, je te punis. Écrire c’est punir. Consiste à se venger. En ce sens, son œuvre est éminemment politique. Les écrivains de Bolaño ne cessent de se venger de la réalité, du monde qu’ils doivent vivre et de ces écrivains qui se soumettent au langage idiot du pouvoir, souvent en le surjouant et en surajoutant. « La partie des crimes » dans 2666 est l’acte de vengeance par excellence. On n’y désigne pas un coupable. On y montre le crime. On le décrit. Décrire, c’est se venger. Un acte salutaire. Dans Étoile distante, le narrateur assouvi sa vengeance en dévorant l’écrivain nazi Ruiz Tagle. Dans Nocturne chilien (2000) on ‘bouffe’ du curé en la personne de Sebastián Urrutia Lacroix, ce proche du dictateur Pinochet, entiché de littérature. Dans Littérature nazi en Amérique (1996), c’est en ‘bouffant’ de l’écrivain nazi à tout va. Bolaño se venge de la seule manière qu’il connaît : en narrant. Au lecteur de le suivre avec sa lecture. Ça soulage. Ça fait du bien. La littérature de Bolaño soulage. Dans l’horreur, elle apaise. C’est toujours ça de gagné sur le réel, sur le monde, que l’on se dit. L’écrivain est là pour dire cette vengeance. Vengeance écrite, mais vengeance quand même. Le roman en est la réalisation. Bolaño nous invite à une sorte de grande bouffe littéraire dans laquelle la matière première de tous les plats présentés est l’écrivain. Le langage idiot de la littérature n’a certes aucune chance face à celui du pouvoir. Bolaño n’est pas dupe. Il sait que la figure de l’écrivain devient de plus en plus périphérique, borderline, à la marge, perd, à vitesse grand V, sa légitimité référentielle, son efficacité représentative.  Qu’importe ! On s’en tape ! Car on ne se lasse pas de cette fête d’adieu où, comme dans le carnaval, est mise en scène une résistance vouée à un échec inéluctable, dans une oscillation permanente entre ridicule et héroïsme, entre farce et tragédie :

LITTÉRATURE + DÉVASTATION = DÉVASTATION

Roberto Bolaño, 2666, traduction de l’espagnol (Chili) par Roberto Amutio, éditions de l’Olivier, 1168 p., mai 2022, 29 €