Entretien avec Yassin Al Haj Saleh, « écrivain syrien sans terre sous ses pieds » 3/3

Yassin Al Haj Saleh (DR)

Troisième et dernière partie de l’entretien de Yassin al Haj Saleh avec Catherine Coquio et Nisrine Al Zahre, traduite de l’arabe par Marianne Babut. L’entretien s’est déroulé sous forme écrite sur plusieurs mois entre mars 2021 et janvier 2022. La première partie de l’entretien est à lire ici, la deuxième là.

Dans Récits d’une Syrie oubliée, tu dis que la Syrie, le pays où est apparu le premier alphabet humain, est devenue un « désert » dans le sens d’une « terre d’oubli » : « La tragédie de l’oubli n’a pas été écrite » (p.243), et tu dis aussi : « nous avons une expérience aux dimensions prodigieuses, mais elle est assourdie ». Aussi appelles-tu à « sortir la mémoire des prisons » pour qu’elle ne devienne pas le volcan endormi d’une haine qui se réveillera le jour où l’oppression sera moindre. Aujourd’hui en 2021, cette tragédie d’amnésie a-t-elle été en partie écrite ? Est-ce que l’héritage de cette révolution est en train d’être archivé faute d’avoir pu « changer le monde » ? Quelle tragédie a frappé le monde ? En 2013, tu disais que le monde ressemblait davantage à une terre d’oubli assadienne qu’à un État démocratique. Le monde s’est-il oublié lui-même ? 

L’histoire de l’oubli a été en partie écrite et continue de l’être. La situation entre avant la révolution et aujourd’hui est incomparable, car de nombreux Syriens possèdent désormais la parole, ont désormais accès à une représentation d’eux-mêmes et de leur vie qui participe du récit universel. Cela a commencé avant la révolution mais dans un cercle restreint, à travers la littérature de prison essentiellement. La révolution a été pour nous une révolution dans la littérature également, en termes quantitatifs mais aussi souvent qualitatifs. Il existe aujourd’hui de nombreuses tribunes syriennes qui écrivent sur la Syrie et œuvrent à mettre le pays en lien avec le monde. Dans un certain sens, par-delà son échec politique, la révolution se poursuit en ce qui concerne l’appropriation de la parole. Mais cela se cantonne à la Syrie de l’extérieur, cet archipel de 127 pays où sont durablement établis les Syriens.

La question qui se pose aujourd’hui est de savoir s’il est possible que la production intellectuelle, littéraire et artistique en exil vive un jour une « vie syrienne ». C’est-à-dire qu’elle ne soit pas un simple archivage de la crise qui finisse par rejoindre l’oubli, à force de crises plus graves ou de l’éternisation de celle-ci, qui instillent en nous le sentiment que tout ce que nous faisons est vain. Par expérience, je sais que ce qui nous fait oublier une épreuve antérieure est une épreuve ultérieure plus cruelle encore. Or dans un pays sans promesses comme la Syrie où l’éternité et l’extermination se confondent, être frappé par l’oubli est un risque réel. Chaque nouveau désastre relativise les précédents, diminue leur gravité quand il ne les expulse pas tout bonnement hors de la mémoire. Ainsi le mal se voit-il banalisé par la crainte du pire. L’histoire culturelle du Moyen-Orient arabe a largement à voir avec les crises graves, les guerres notamment civiles, les défaites, les occupations étrangères, etc. Le Moyen-Orient, comme cela a été dit, est un sous-système international marqué par une guerre plus grave à chaque décennie, depuis qu’un peuple entier a été privé d’existence politique par la création d’Israël. Ce que nous avons également déjà dit concernant la quasi absence d’autocritique dont souffre notre culture – et par conséquent la fragilité de son identité – est dû au fait que lorsqu’une entité commence à peine à prendre forme et qu’une crise vient s’abattre sur elle, cette entité se dissout et perd sa forme naissante, cette petite accumulation qui avait commencé à se constituer.

En tout lieu et en tout temps, l’histoire intellectuelle est intimement liée aux grands conflits. L’Europe ne fait pas exception. Mais la culture en Europe est largement instituée, les universités, les revues scientifiques, les maisons d’édition, les centres culturels, tout cela garantit la continuité et le second temps de l’œuvre qu’est le retour critique sur le premier, l’entretien de sa production culturelle. Chez nous la production culturelle, et notamment l’écriture, tient tout entière sur les individus qui la produisent. Or les vies de ces derniers sont elles aussi exposées aux crises personnelles et collectives, dont le recoupement vient régulièrement les briser.

Le monde dans son ensemble ressemble davantage à la Syrie qu’à un pays démocratique, en ce qu’il est un espace non-protégé, exposé à l’action des puissances influentes sans qu’aucune Constitution ne protège les plus vulnérables. Le Droit international est au plus mal depuis la 2e Guerre mondiale. L’Organisation des Nations-Unies, dépourvue de toute personnalité et de toute volonté, se soumet à ce que veulent d’elle les États, y compris celui d’Al-Assad comme le montre le récent ouvrage de l’universitaire et ancien diplomate allemand Carsten Wieland. La souffrance des plus faibles, qui est politique et touche le monde entier, a un accès très limité à l’évocation collective sans cesse consacrée à évoquer les puissants, les influents et leurs actions. En ce sens, le monde est une terre d’oubli. Une sorte de grande Syrie. Le monde d’aujourd’hui n’est pas un sujet qui réfléchit sur lui-même. Il n’est pas un sujet qui, conscient et critique de lui-même, aurait son passé en mémoire et en tirerait des leçons. Bien au contraire, la conscience du monde recule à mesure que se développent les technologies de la communication, la synchronie effective à grande échelle et la déspatialisation qui l’accompagne, sur une planète qui se contracte.

La culture de la mémoire qui s’est construite en Occident dans le sillage des expériences génocidaires et totalitaires est-elle un échec total au vu de l’état politique du monde ou constitue-t-elle malgré tout un bagage précieux, y compris pour les Syriens en ce moment ? Primo Levi, Jean Améry, Daniel Mendelsohn, ou encore Imre Kertész, comment définirais-tu cet héritage-là et l’usage que tu en fais et que les Syriens peuvent en faire ?

Les écrits occidentaux et non-occidentaux sur la mémoire nous ont aidés à représenter et nous approprier nos expériences les plus récentes. Ils m’ont personnellement aidé, dans une certaine mesure, à ce que je ne me sente pas seul. Plus d’une fois au cours des années passées, je me suis senti comme à nu, incapable de savoir comment conférer un sens à mon vécu sur deux générations. La répétition, par deux fois, d’expériences cruelles fait douter de la validité de  leur représentation la première fois et de la possibilité de leur représentation tout court d’ailleurs. Par le compagnonnage de ces noms, on se rend compte que le monde renferme une infinité de vécus dont certains offrent un outillage qui permet d’approcher y compris les plus inouïs. Malheureusement, personne ne peut vraiment connaître quoi que ce soit dans le monde d’aujourd’hui, tant ce dernier produit de choses à lire et à regarder. Peut-être aurons-nous bientôt, ou peut-être avons-nous déjà, besoin d’un changement de nos catégories de lecture, notamment de l’individu et de la subjectivité, dans un sens plus collectif et davantage susceptible d’intégrer ce qui se passe dans le monde.

L’échec a-t-il une valeur en soi ? Je préfère penser que ce qui a de la valeur est ce que nous faisons de l’échec malgré lui et contre lui, et non grâce à lui. L’échec peut parfois fracasser de manière totalement irrationnelle des vies humaines. Mais il arrive que l’on s’en relève et que l’on fasse témoignage de nous-mêmes et du monde. Cela peut avoir de la valeur.

Nous avons aujourd’hui accès à des expériences telles celles de Levi, Améry, Antelme et celle de la famille dont Daniel Mendelssohn a reconstruit l’histoire plus de soixante ans après que l’ensemble de ses membres ont été tués. Cela nous aide à nous représenter, ainsi qu’à ne pas nous sentir seuls. Car nous ne sommes absolument pas seuls, sauf en vertu d’une idéologie victimaire à laquelle il est, de fait, plus simple de s’abandonner.

À une question de Justine Augier sur ton rapport à l’expérience juive du génocide – qui est toujours chez toi clairement distinct de la critique politique d’Israël – tu réponds que souffrir te donne le « droit » de t’immiscer dans les pires souffrances de l’Histoire. Pourrais-tu revenir sur ce droit et sur la liberté qu’il te donne ?

Je me sens appartenir comme naturellement à l’univers de ceux dont la vie a été brisée ou qui ont traversé des expériences limites. C’est devenu pour moi un objet d’attention plus important encore depuis la disparition de Samira. Et ce que j’espère, c’est que mon travail contribue à représenter ces expériences en ce qu’elles génèrent du sens. Mais il y a ici quelque chose à craindre également, une sorte de « chauvinisme » de la douleur. La croyance dans une légitimité supérieure, un mérite supérieur en raison de souffrances supérieures, qui nous place dans l’attente d’une aide et d’une empathie de la part d’autrui sans que nous songions un instant à l’aider lui, à compatir avec lui. Or il me semble que cela est arrivé avec le « never again » d’après la Shoah lorsqu’il est devenu le slogan d’agresseurs puissants  plus que le cri d’homos sacer vulnérables. Israël est un État d’apartheid bâti sur un chauvinisme de la souffrance qui est responsable de celle des Palestiniens en premier lieu, mais également des Syriens, des Libanais et d’autres Arabes.

Dans une certaine mesure, je me sens affilié à la Shoah et conteste la sacralité d’une exceptionnalité supra-historique qu’on lui attache. Les religions ont causé suffisamment de tort pour qu’il soit besoin d’un nouveau culte, du moins pas au nom du sacrifice et des victimes. En tant que Syrien, et en quelque sorte en tant que Palestinien, le chauvinisme de la souffrance m’accule à recourir à la rhétorique de la Shoah pour être autorisé à parler ; à chercher à horrifier par ma souffrance afin qu’elle soit vue, reconnue. Le royaume de cette souffrance-là est une monarchie absolue qui n’a rien de constitutionnel. Il s’apparente à l’Arabie saoudite et non aux Pays-Bas. Il pousse certains de ses sujets à entrer en concurrence, dans une course à la souffrance où il est question de savoir qui a subi plus de tort et en tirerait par conséquent « plus de droit » à parler. Il s’agit là d’un mésusage de l’Holocauste et de la douleur.

Avec Primo Levi et Robert Antelme, j’ai de la compassion pour l’irritation de Jean Améry mais ne la partage pas. Peut-être s’agit-il d’une querelle propre à ceux qui ont été détenus ensemble, qui durera tant que la mise en lumière des souffrances des uns projette de l’ombre sur celles des autres, comme l’a fait Elie Wiesel.

En contexte arabe, nous sommes face soit à une négation de l’Holocauste en raison de son instrumentalisation pour légitimer un État colonial, raciste et agressif ; soit à sa reconnaissance légitime, mais aveugle à sa récupération politique qui perpétue la catastrophe palestinienne depuis trois-quarts de siècle maintenant. Je pense aujourd’hui que nous sommes dans une situation éthique et politique qui rend possible de discuter avec les uns sans ignorer les autres. De critiquer les uns sans flatter les autres.

À la fin du livre de Justine Augier, Par une espèce de miracle. L’exil de Yassin al Haj Saleh, tu dis qu’après avoir baigné à Berlin dans un « monde » occidental devenu le tien, tu souhaites retourner à des lectures arabes. Peux-tu nous dire si ce « retour » a quelque chose à voir avec un sentiment lié à l’expérience postcoloniale. Tu es au courant des débats qui traversent actuellement la société française. Quel est ton regard là-dessus ?

J’écris en arabe et n’ai jamais cessé de lire en arabe, je ne peux donc pas vouloir y « revenir ». En revanche, il est vrai que je ne connais plus aussi bien qu’avant la révolution les courants de pensée arabes. Et c’est à cela que j’aimerais remédier, notamment en ce qui concerne la réflexion sur l’impact des révolutions sur la pensée et l’écriture. Je pense que c’est cela dont j’ai parlé à Justine, dans un livre que je ne peux hélas pas lire. Il y a quelques années, j’ai publié La culture comme politique, un ouvrage qui dialogue de manière critique avec les travaux d’intellectuels et de penseurs arabes dont je connaissais bien l’œuvre. Ce genre de travail ne m’est plus possible aujourd’hui. Le fait est que l’exilé n’a pas la main sur ce qu’il est en mesure de connaître. Ce n’est pas vrai que le lieu n’existe plus, que tous les lieux tendent à être égalisés par le mouvement des idées et des connaissances. Les plus grandes idées se trouvent dans des livres. Or le mouvement des livres n’est ni instantané ni libre de considérations économiques, quand il est libre de considérations politiques. Il faut être exilé, arraché à son lieu, pour pouvoir parler de ce qu’est un lieu et son changement.

Le fait que j’écrive et lise en arabe n’a rien à voir avec le post-colonialisme. On ne m’a pas spolié ma voix. Les langues des anciens colonisateurs n’ont pas étouffé ma langue maternelle, que j’écris et aux lecteurs de laquelle je m’adresse. J’aimerais au contraire pouvoir m’adresser plus que je ne le fais jusqu’à présent au lectorat anglophone. Mais les contraintes de temps ne le permettent pas.

À vrai dire, j’ai un problème avec l’approche postcoloniale dans son ensemble. À mon sens, axer l’histoire de nos pays sur l’expérience coloniale, c’est mettre entre parenthèses les décennies d’histoire de ces pays depuis qu’ils se sont libérés du colonialisme « direct ». C’est nier la capacité d’agir, l’agentivité (agency) de nos gouvernements et de nos peuples, ce qui n’est que le miroir inversé de l’ethnocentrisme européen et occidental. En cela, le postcolonialisme fournit une perspective tout à fait confortable aux aspirations d’élites « autochtones » nationalistes et religieuses, qui se sont souvent avérées plus brutales encore avec leurs administrés que ne l’étaient les colons précédents. Ce qu’a infligé aux Syriens le régime d’Al-Assad qui les gouverne depuis 52 ans (ce qui représente la moitié de l’histoire du pays en tant qu’entité moderne) est sans commune mesure avec ce que leur ont fait subir les Français durant les 26 années du Mandat. Les Français ont certes réprimé la révolution syrienne de 1925-1926 en tuant, emprisonnant, bannissant des milliers d’entre eux. Ils ont certes commis des crimes à l’encontre des Syriens avant et après cela encore, parmi lesquels le bombardement de Damas en 1945. Ils ont en outre appliqué la politique du « diviser pour mieux régner », justifiant leur occupation par la promotion de la civilisation et la protection des minorités. Leurs agissements en Algérie comptent parmi les plus violents de l’histoire du XXème siècle. Or en tout cela, le régime « national » d’al-Assad les a imités et dépassés en horreur et en monstruosité.

Par ailleurs, la lecture postcolonialiste ne fournit pas d’outils pertinents pour expliquer et comprendre l’histoire de la Syrie. Ni avant la révolution, ni après. De fait, certains partisans du régime assadien invoquent cette lecture, comme cette gauche laïque libanaise et plus largement arabe qui soutient le Hezbollah inféodé à l’Iran. D’après moi, si Chomsky a été incapable de formuler quoi que ce soit de sensé concernant la Syrie, c’est parce que son approche axée exclusivement sur l’impérialisme américain l’empêche de comprendre quoi que ce soit à la réalité plus complexe de la Syrie. La marginalisation de la cause syrienne dans les milieux de la gauche internationale a grandement partie liée, à mon avis, avec l’hégémonie du prisme postcolonial ou, dans une langue plus classique, avec l’anti-impérialisme hérité des années de guerre froide. Or la cause syrienne vient précisément révolutionner la pensée libératrice mondiale par sa « complexité », comme on l’entend partout dire et répéter. « Complexe », au sens où elle échappe à toute exhaustivité analytique d’un quelconque cadre théorique donné. Or ce réel complexe exige une réflexion complexe, qui dépasse les « salafismes » (dans le sens de poncifs traditionnels et rigides) de la gauche. Nous sommes au cœur d’un processus dont on peut espérer qu’il participe à une révolution de la théorie, faute de théorie de la révolution.

L’unique endroit où il semblerait qu’il reste à la théorie postcoloniale quelque énergie émancipatrice est la France. C’est-à-dire précisément le pays où ce courant de pensée n’a pas été accueilli à bras ouverts et où une partie de ses représentants est taxée avec véhémence d’« islamo-gauchisme », ce qui est regrettable. Si le post-colonialisme mérite d’être critiqué, ce n’est certainement pas de cette critique que lui réserve la droite française.

La révolution syrienne a créé une fracture dans le monde arabe, notamment parce que Bachar Al-Assad s’est fait passer pour le champion de la « cause palestinienne » et de l’hostilité à Israël, celui qui aurait mené une formidable politique pour les réfugiés palestiniens dans le pays. Est-ce là à ton avis un malentendu délibérément cultivé ?

Je ne pense pas qu’une seule personne sérieuse puisse parler du pouvoir assadien comme d’un soutien à la cause palestinienne. La Palestine est utile comme un instrument que le régime assadien a appris à manier. S’il a pris en grippe Yasser Arafat, c’est précisément parce que ce dernier a refusé d’être un instrument supplémentaire entre ses mains. La nature du régime assadien est « israélienne » et a « palestinisé » les Syriens, en pratiquant massacres et épurations ethniques contre, notamment, les Palestiniens syriens. La situation des réfugiés palestiniens en Syrie était en effet une des meilleures du monde arabe. Mais ce, avant le règne assadien. Ensuite, les opposants au régime parmi les Palestiniens ont été traités avec la même férocité que les Syriens, et des centaines de Palestiniens et de Palestiniennes sont morts sous la torture dans les geôles du régime.

Oui, une fois de plus, le conflit syrien est complexe. Et l’appareillage théorique disponible n’est pas en mesure de l’interpréter correctement. Cela nous place dans une situation autrement plus difficile, comparée à la cause palestinienne qui s’explique sans grande difficulté à travers l’approche coloniale et postcoloniale. Cet écueil interprétatif est peut-être ce qui explique la relation d’évitement que beaucoup entretiennent avec la cause syrienne. Ils ont l’intuition de ne pas la comprendre, de ne pas pouvoir en résumer l’« essence » en deux ou trois phrases qui diraient ce qu’il faut savoir d’elle. Pour ma part, lorsque j’observe la situation, je suis tiraillé entre deux positions. La première, c’est que la Syrie est une cause sans forme, ce qui l’introduit dans le concept de l’atroce défini comme la perte violente de forme constituant un défi permanent à la possibilité d’une représentabilité, à la production de sens, de significations. L’évitement comme relation à la Syrie s’apparente à la répulsion qu’inspire la perte de forme des corps humains livrés à l’atroce. Une angoisse de dissociation entre l’être et la forme, au point de ne plus savoir ce qu’est cette chose que l’on voit, qui tombe dans notre champ de vision. Ou alors nous le savons, mais c’est un savoir qui horripile en raison de la dissociation susmentionnée. La Syrie est une situation rationnellement inconfortable. C’est ce que beaucoup expriment à travers l’adjectif de « complexe » ou de « compliqué ». Mon second sentiment tend à prôner la nécessité de développer une représentation désordonnée, non-unifiée, « archipelesque » de la situation, aussi longtemps qu’on ne dispose pas d’une approche qui comprenne ensemble des éléments relevant du colonialisme, du despotisme, du nihilisme religieux violent et de la militarisation des groupements humains dont les niveaux de fractionnement sont multiples. La Syrie n’est peut-être pas importante en soi, mais elle représente dans cette situation étonnamment atroce les limites des possibles humains qui, si elles se manifestent ici, peuvent se manifester là ou encore là-bas, a fortiori en cette époque génocratique qui est la nôtre. Il faut que cet impossible qui s’est réalisé en Syrie suscite l’intérêt des intellectuels, des universitaires et des philosophes, car il constitue une occurrence radicale de ce qu’est l’inadéquation absolue, cet impossible qui se réalise lorsque l’inimaginable se produit, ou encore cette « complexification ». Cette complexification est un appel à ce que l’on se mêle par la connaissance et le ressenti à cette « chose complexe » qu’est la Syrie.  Et ce si nous ne voulons pas, nous les Syriens, devenir dépendants à la colère envers un monde qui ne nous comprend pas et n’est pas solidaire envers nous – ce qui séduit nombre d’entre nous et en a déjà emportés beaucoup.

Ce qui est certain à mes yeux, c’est qu’aucune issue à cette situation ne se situe dans le passé. Nos expériences récentes sont plus cruelles que ne peut le concevoir le sensible aujourd’hui disponible, à l’échelle arabe et internationale. Il faudrait pour cela une représentabilité qui ne fait pas encore partie de l’existant.

Comment perçois-tu les premiers pas de la justice avec le procès de Koblenz et les premières plaintes enregistrées en France autour des attaques chimiques de 2013 ? Dans Lettres à Samira, tu imagines des châtiments basés sur le Talion et évoques l’humour de Heinrich Heine avant de dire que la justice, au-delà de la sentence, doit établir un « pacte » pour l’avenir. Tu avais déjà utilisé ce mot en rapport avec le mémorial qui aurait dû être fait à partir de la prison de Palmyre.

Je reconnais avoir été peu enthousiaste face à cette procédure dont je ne voyais pas en quoi elle faisait avancer la justice en Syrie, puisqu’elle ne s’inscrivait pas dans un effort plus vaste de justice. Mais Justine Augier a évoqué un point important à propos du procès de Koblenz, dont je n’ai pas suivi le déroulement. Elle a dit qu’il avait permis aux Syriens et aux Syriennes de voir leurs histoires représentées, ce qui est en effet important. C’est une fois le verdict rendu que j’ai perçu son importance, dans la mesure où il crée un précédent en matière de condamnation pour des crimes commis dans le cadre de fonctions au sein du Renseignement syrien, et est en cela susceptible de rendre plus difficile la normalisation des relations européennes avec le régime. Lorsque je réfléchis à ce que pourrait être la justice concernant un dossier syrien, j’établis une distinction entre le scénario idéal et hors de portée, et les scénarios bien moins parfaits et pourtant tout aussi difficiles à atteindre. C’est pourquoi je choisis le scénario idéal : une procédure judiciaire syrienne, publique, soutenue et étayée par le Droit international, qui se tiendrait en Syrie et nous permettrait, à nous les victimes survivantes, de voir les accusés se faire juger et écoper de peines justes. Il existe en Europe des procédures judiciaires à l’encontre d’auteurs de crimes appartenant pour certains au régime assadien et pour d’autres à des groupes islamistes, mais elles sont isolées et coupées de toute conception politique de la cause syrienne. Cela me réjouit que des criminels soient punis pour les crimes qu’ils ont commis à l’encontre des Syriens.  Ces verdicts constituent d’importants précédents qui diminuent le risque d’une collaboration avec les criminels haut-placés à Damas, y compris dans le monde sans vergogne de la « guerre contre le terrorisme ». Mais ces procédures n’établissent pas de lien entre la justice et la politique, qui donne précisément sa teneur à la cause syrienne. On pourrait concevoir un dossier syrien à porter devant le Tribunal pénal international, qui unifie la question de la justice. Mais il ne serait pas non plus, dans ce cas, « possédé » par les Syriens et ne s’adresserait pas de manière directe à leur mémoire ni à leur imaginaire politique. J’imagine un scénario idéal concernant le dossier de Samira en espérant que l’on tire profit des précédents, relativement similaires, que connaissent différents pays d’Amérique latine en matière de condamnation pour ce type de crimes. Le critère de tout procès, pour quelque crime que ce soit, c’est qu’il fonde une base légale en vue du procès de Bachar Al-Assad. Il existe une question, tant juridique que poétique, qui demande s’il est dans l’absolu une justice possible concernant la disparition de Samira dont le père, la mère et la sœur sont morts ces dernières années en son absence. Je n’ai pourtant d’autre choix que d’admettre une conception terrestre de la justice, qui profite de l’expérience de ceux qui ont vécu ce que nous avons vécu, ou quelque chose qui s’en rapproche.

Rendre les Syriens maîtres du processus de justice les concernant permettrait à cette dernière de s’orienter vers l’avenir, de fonder un système de justice et de droit différent de ce qu’il est aujourd’hui. Or ce n’est pas à cela qu’œuvre le tribunal de Koblenz, ni le Tribunal pénal international, qui reste inaccessible.

Dans Récits d’une Syrie oubliée, tu décris l’expérience de la prison comme une « émancipation » (p.204) par rapport à ton propre parti politique notamment. Tu fais cela dans des termes quelque peu analogues à ceux qu’utilise David Rousset pour parler de son trotskisme déphasé à Buchenwald et de son besoin de s’en libérer. Tu reconnais ton romantisme et parles d’une contradiction entre l’idéal d’une humanité ouverte et la fermeture dogmatique du communisme, ainsi que d’une schizophrénie jeune-vieux (p.206). Tu dis que la prison vous a forcés à ouvrir les yeux et à « changer nos méthodes » (p.232-233). Pour autant, l’expérience des anciens communistes crée visiblement un genre de familiarité, si ce n’est une communauté de survivants, qui est très différente de celle formée par les anciens prisonniers islamistes. Est-ce que la solidarité, aussi éphémère fut-elle, qui a pu exister entre ces groupes continue de signifier quelque chose ? Que penses-tu de ce que Moustafa Khalifé fait à ce sujet dans son roman La Coquille ? Comment cela se lit-il aujourd’hui ?

Je dois préciser que je suis resté dans un lien constructif à l’égard de mon parti politique tout au long de mes années de détention et par la suite. Mais en prison, mon rapport à lui s’est modifié dans une direction davantage « constitutionnaliste ». Mon cadre de référence a cessé d’être la solidarité exclusive, que me suis mise à concevoir comme une préférence politique et intellectuelle et non plus comme une croyance, une dévotion disqualifiant tout le reste. Ma relation au marxisme a suivi la même évolution : d’un plafond au-dessus de la tête, Marx est devenu un socle sur lequel construire. Cela continue d’être jugé inacceptable par de nombreux marxistes, mais leur agrément ne m’importe plus.

Je pense que ce qui a été libérateur, source d’émancipation en prison au final, c’est la rébellion contre le cantonnement de nos ressources intellectuelles et spirituelles à quelques écrivains ou courants donnés. À l’époque, le marxisme dominait intellectuellement, y compris dans un pays comme la Syrie, non pas la société tout entière mais ses franges instruites. En cela, notre rébellion était dirigée contre quelque chose de puissant, d’influent, et non contre quelque chose de régressif comme c’est le cas aujourd’hui. La critique du marxisme et du communisme telle qu’elle se poursuit de nos jours n’a plus la teneur libératrice qu’elle avait dans les années 1980 et dans une moindre mesure dans les années 1990.

Il a existé, entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, une véritable société d’anciens détenus de gauche. Et c’est au sein de cette société que j’ai fait la connaissance de Samira, qui avait elle aussi fait de la prison pour son appartenance à un autre parti communiste que le mien. Nous nous sommes aimés et mariés. Il y avait au sein de cette société une solidarité non négligeable, en dépit des susceptibilités bien connues entre les différentes organisations communistes, qui ressemblaient en Syrie à celles entre les formations stalinistes, anarchistes et trotskistes durant la guerre civile espagnole. À cette différence près que, chez nous, nous étions tous partenaires dans notre opposition à l’oppression. Dans les premiers temps qui ont suivi ma sortie de prison, la solidarité que j’ai expérimentée a été quelque chose d’important, qui a scellé ma capacité d’émancipation hors du parti comme prison, même si cela ne signifiait pas que je rejetais ce dernier ou prenais position contre lui. Ma relation au parti a perduré et est devenue une relation constitutionnelle, comme je l’ai expliqué précédemment. Les anciens détenus islamistes bénéficiaient eux aussi de réseaux de solidarité et d’assistance mutuelle, mais en moins grand nombre que la gauche. Je pense que les prisonniers de gauche qui ont neutralisé les querelles partisanes qui existaient entre eux, sont également ceux qui ont neutralisé leurs querelles idéologiques avec les islamistes, ou du moins avec ceux d’entre eux qui tendaient également à établir une relation plus « constitutionnelle » avec leur religion. Soit dit en passant, ces derniers sont pour beaucoup devenus écrivains et proposent des idées et des analyses plutôt amusantes.

J’ai personnellement été, durant quelques années, de ceux qui se déplaçaient au sein de la société des prisonniers politiques, jusqu’à ce que je commence à organiser mon travail de manière plus rationnelle à partir de 2005. À compter de cette année, il m’a pris tout mon temps et nous avons essentiellement évolué, Samira et moi, dans le cercle de nos amis proches. Avec la révolution, le climat politique en Syrie a changé du tout au tout. De nouvelles polarités se sont dessinées, certaines venant se superposer à d’autres plus anciennes ou ravivées, et les solidarités transcendant les différences politiques ont été rares, trop rares. Le spectre actuel de l’opposition au régime ne correspond plus à celui de ma jeunesse. Il n’y a pas de continuité entre l’opposition du dernier quart du XXe siècle et celle de l’après-transformation sultanienne du régime en 2000, ni surtout celle de l’après-révolution. Cette transformation a été le plus grand bond en arrière des cent-quatre années d’histoire syrienne. Elle a en outre affecté la nature de l’opposition au régime, comme tous les aspects de la vie dans le pays.

Dans ce même livre tu dis qu’afin de « dompter le monstre » de la prison tu as dû renoncer à tuer le temps et choisir plutôt une façon de le « gagner ». Pour toi, ce fut en acquérant la connaissance qu’offre la lecture et qui « multiplie la vie ». Tu édictes une règle d’or de la détention arbitraire : « considérez votre prison comme si vous alliez y rester à jamais et votre liberté comme si vous alliez la retrouver le lendemain ! ». Pour l’autre monstre que tu domptes aujourd’hui, celui de la révolution vaincue et du « coma » du pays métaphorisé dans l’ « absence hermétique » de Samira, quelle règle d’or imagines-tu ?

Si je devais avoir une règle d’or aujourd’hui, elle aurait à voir avec le désespoir et l’espoir. C’est pour moi un sujet récurrent depuis mes années de détention. Je pense aujourd’hui que l’espoir succède au désespoir et non l’inverse. C’est-à-dire que nous ne pouvons toucher à l’espoir sans passer par le désespoir et le prendre sur nous. Le désespoir est partie intégrante de l’espoir et sa partie la plus sûre : les espoirs, eux, peuvent être trompeurs. J’ai lu récemment le livre de Alaa Abdel Fattah*, l’activiste et écrivain égyptien détenu depuis novembre 2013, c’est-à-dire quelques mois seulement après le coup d’État d’Al-Sissi. Alaa, qui a aujourd’hui une quarantaine d’années, est furieux envers l’espoir qu’il qualifie d’escroc. Il se bat contre le désespoir, mais subit depuis plus de huit ans des conditions carcérales de plus en plus déplorables. Sa colère est compréhensible et je pense avoir connu cette même réaction durant mes années de détention. À l’époque, il m’était apparu que l’on ne pouvait se libérer du désespoir qu’en se libérant de l’espoir, ce qui est assez terrible. Mais peut-on se libérer vraiment de l’espoir et du désespoir ? Je continue de miser sur le fait que mon travail aura un impact quelconque, qu’il parlera à une génération à venir. Qu’est-ce donc que cela, sinon de l’espoir ? Et je continue de vivre le moindre de mes faits et gestes comme vain en l’absence de Samira. N’est-ce pas cela, le désespoir ? Peut-être. Mais après être passé par toutes ces expériences, mon espoir est trop fort pour être entravé par le désespoir, quel qu’il soit. De même que mon désespoir est trop profond pour se rendre et se livrer à l’espoir. Par conséquent, la règle d’or pourrait être : désespère véritablement afin d’espérer, puis abandonne en même temps désespoir et espoir, et persévère.

Abandonner l’espoir et le désespoir derrière soi et persévérer à être, une fois libéré des deux. J’ai le sentiment d’en être passé par là il y a longtemps et que, après le désespoir et l’espoir, il y a ce qu’on appelle en arabe l’Istimata, cet état où la vie se tient au bord de la mort. C’est l’état le plus adapté à la lutte dans nos contrées, comme peut-être partout dans le monde aujourd’hui.

Encore une situation féroce, dans une vie féroce.

Quel est le monstre à dompter aujourd’hui ? Soi-même, à mon avis. Le monstre le plus difficile à dompter, le plus insaisissable et fourbe. C’est là un combat jamais gagné, dans lequel on doit se réengager en permanence. On peut remporter quelques victoires ici et là, mais le monde d’aujourd’hui offre un environnement peu favorable à des batailles fructueuses contre soi-même.

Peut-être que l’une des questions importantes aujourd’hui serait de savoir comment développer des formes constitutionnelles de subjectivité, par lesquelles nous puissions contenir et dépasser la tradition du sujet-maître absolu qui semble prévaloir en Occident et dans les milieux des élites éduquées et les classes moyennes laïques aux quatre coins du monde. Des formes constitutionnelles capables d’assimiler également le devenir des formes négatrices de la subjectivité, telles qu’elles sont apparues au sein de traditions collectives dures comme le communisme et l’islamisme. La transformation du régime subjectif en quelque chose de plus collectif est un enjeu déterminant de la lutte sociale, politique et intellectuelle dans notre monde actuel.

Dans Récits d’une Syrie oubliée, il y a un important travail de réflexion sur l’expérience du temps qu’a le prisonnier, d’un possible temps de récupération. Il y a également un travail d’écriture. Tu dis par exemple que le rite de la visite familiale est « un piquet auquel accrocher la tente du temps » (p.55), un vaccin contre les chocs et les surprises qui peuvent vous tuer lorsque vous retournez à la vie dehors. Dans Lettres à Samira, tu dis que seule la musique jouée place Taksim peut faire ralentir les gens et rendre l’endroit plus beau. Dans ta façon d’écrire il y a un désir de ralentir qui semble inséparable du plaisir de la pensée.

Je pense que la naissance de la pensée est intemporelle. Elle est une étincelle, comme celle dont parle Walter Benjamin, qui résume le temps entier en une fraction de seconde. Il n’existe pas de temporalité, aussi longue soit-elle, qui équivaille à cette irruption soudaine, fulgurante.

Dans l’écriture, je suis lent, contrairement à ce que je suis dans la vie courante. Dans cette dernière, je suis pressé, depuis au moins l’adolescence et particulièrement depuis la prison. Je me répète sans cesse : du calme !  Mais la vitesse est mon rythme intime, profond. C’est elle qui me mène au travail, elle qui me ramène chez moi. Elle est en cela le contraire des expériences de la disjonction qui m’ont forgé et me tirent inexorablement hors de chez moi, vers des destinations lointaines.

J’écris mes meilleurs brouillons dans la vitesse. Le brouillon qui accepte la vie est celui que j’écris en un jour ou deux. En revanche, je travaille ensuite la même matière durant des semaines et des mois, voire régulièrement pendant un ou deux ans.

J’ai rarement publié ne serait-ce qu’un article d’opinion écrit en un seul jour. C’est ici qu’apparaît le désir d’une lenteur, d’une prise de distance afin d’y voir plus clair.

Depuis ma sortie de prison, je pense que j’habite le temps plus que l’espace. Le lieu est devenu un cadre de plus en plus passif, tandis que le temps est agissant, intensément présent. La passivité du lieu a augmenté un peu plus après mon exil hors de Syrie, au point que je suis quasiment incapable de décrire les logements où j’ai résidé comme un étranger de passage séjourne dans des chambres d’hôtel.

Je sais que la vie nomade accessible aux classes supérieures et à celles moyennes qui travaillent dans l’art, l’académique et la culture, est ici comparée à la vie de bohème. J’ai moi-même un peu pratiqué cette itinérance depuis que je vis hors de Syrie, et en particulier depuis que j’ai obtenu un passeport fin 2018. Cette expérience vient renforcer un peu plus mon rapport distendu au lieu, une sorte de transhumance moderne qui ressuscite quelque chose de la bédouinité de mes ancêtres.

La prison était l’épreuve de la perte de toute intimité (peut-être de toute vie personnelle), celle de la vie à découvert (Récits d’une Syrie oubliée, p.59). Tu dis que tu as souvent fait le cauchemar d’être mis à nu en public (p.28). Aujourd’hui, tu prends le parti d’une certaine exposition morale, tu montres ta vulnérabilité. Ce changement a également un sens politique : « souffrir est devenu public et politique », dis-tu. La politique doit être conçue de manière à générer le moins de souffrance possible, et ce qui est « public » doit être « fait par le vivant qui a des noms, des visages ».

En tant que Syrien, je ne peux pas me plaindre d’un trop d’exposition ou d’un trop peu d’intimité. Le système assadien consiste à réduire les Syriens à des êtres « particuliers », en leur déniant toute qualité d’êtres politiques, universels. La privation d’intimité en prison trouve sa forme la plus terrible dans la torture qui livre le corps au meurtre licite (al-Istibaha), exproprie l’individu de son corps, puis se poursuit hors de prison avec l’imposition d’une intimité généralisée. Pour préserver ton corps, tu dois accepter de n’être rien d’autre qu’un corps, un organisme en vie et rien de plus. Ou une vie nue, pour reprendre l’expression d’Agamben. En arabe, il y a deux mots pour désigner la vie. Il y a la vie comme forme organique, matérielle, en un sens qui se rapproche de la « zoe » grecque. Puis il y a celle sous sa forme plus proche du « bios » grec, quelque chose de plus plein, avec des dimensions politiques et spirituelles. Ou deux vies, l’une relevant du particulier, l’autre de l’universel. Face à la révolution syrienne, les partisans du régime ont brandi ce slogan : « Avant, on était en vie ! », accusant la dégradation de la vie et la propagation de la mort après la révolution et à cause d’elle. La vérité, c’est que nous étions en vie en effet, mais nous ne vivions pas. Enfant, j’ai souvent entendu les plus pauvres autour de nous dire « être en vie faute d’être morts » ! La vie comme une mort en sursis, ce n’est pas une vie. Ce n’est pas une vie comme la vie.

Les seuls Syriens autorisés à vivre, peut-être 5 à 10% du pays, mènent une existence qu’absolument rien n’entrave – ce que même les individus des classes supérieures en Europe et aux États-Unis ne connaissent pas. Mais il s’agit d’une liberté bestiale et non d’une liberté humaine. La liberté de ceux qui considèrent le pays comme leur bien et s’octroient le droit d’en jouir sans limites. Quiconque conteste cela meurt. Voilà qui résume l’histoire de la révolution syrienne : l’extermination de ceux qui ne se sont plus contentés d’être en vie et ont voulu vivre.

Aussi la persévérance de l’un d’entre nous à vivre, c’est-à-dire à devenir universel et politique, est-elle un acte prométhéen. Ça équivaut à dérober à Zeus le feu sacré de l’Olympe et risquer comme le Titan de se faire dévorer le foie pour l’éternité. Cet effort pour l’universalité demeurera un aspect essentiel de la lutte politique aussi longtemps que les Syriens ne seront pas reconnus en tant que citoyens, que centres d’initiative, de réflexion et d’action dans leur pays, qui ont « le droit d’avoir des droits ».

Depuis le début de la révolution syrienne et encore plus depuis la disparition de Samira, je reçois autrement le slogan féministe qui dit que tout ce qui est personnel est politique. Il ne me reste quasiment plus rien de personnel qui n’ait fait l’objet de toutes sortes d’interventions. Mais avec la défaite de la révolution, l’universalité s’est transformée en mise à nu. Or cette mise à nu favorise l’Istibaha, comme le fait l’état d’Homo sacer.

Ces dernières années, je me suis retrouvé à plusieurs reprises dans une situation hybride, entre universalité et mise à nu, acceptation et Istibaha, visibilité et vulnérabilité, deux aspects de la politique dont tu ne peux éviter l’un sans passer à côté de l’autre. Or c’en est fini du temps de l’évitement.

Il y a quelque chose de positif malgré tout dans tout cela. Sans être une société, nous avons pourtant participé à la fabrique d’un espace public, syrien, dans l’exil. J’entends par là que des Syriens et Syriennes se préoccupent activement des affaires publiques, qu’ils et elles travaillent à construire une cause syrienne et prennent le risque d’agir.

Au final ce qui compte, c’est que ce que fait l’un d’entre nous contribue à la construction d’un espace public dans lequel un autre que nous peut trouver matière à construire à son tour, et un autre encore à recommencer. Et à mes yeux, la moindre réalisation dans ce sens vaut la peine que l’on se soit mis à nu pour elle.

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* Alaa Abdel Fattah, We have not yet been defeated : selected Writings 2011-2019, Fitzcarraldo Editions, 2021 Né au Caire en 1981, blogueur et essayiste, il a pris une part active dans la chute du régime de Hosni Boubarak et est une icône de la révolution de 2011. Beaucoup de ces textes ont été écrits en prison.

La traduction de l’arabe de cet entretien a été financée par l’équipe de recherches CERILAC, dont Catherine Coquio est membre et que nous remercions vivement.