Il m’arrive de penser que le rapport à la littérature gagnerait à rester terre-à-terre, sans les chichis, souvent un peu tarabiscotés, à la Genette, à la Compagnon, à la Fumaroli ou à la Bayard. Bref, soit un bouquin ou un auteur vous plaît, soit il ne vous plaît pas. Point barre. Tout le reste, on s’en fiche. Le reste c’est le blablabla des critiques. La rhétorique qui accompagne un livre. Comme pour le vin. À quoi bon pérorer sur les arômes complexes qu’on y découvre, toujours à quelque chose d’autre, à fruits rouges, à bois de santal ou à Lucky Strike. Pitié ! On l’aime ou on ne l’aime pas. Buvons !
Vider les lieux d’Olivier Rolin, qui vient de paraître chez Gallimard, m’a plu énormément. Je vais tenter d’expliquer pourquoi. Même si le côté Corto Maltese, séducteur-baroudeur au long cours, présent aussi dans certains de ses romans précédents, Tigre en papier (2002) ou Extérieur monde (2019), m’énerve parfois un peu. Plus qu’un peu ! C’est le genre qui veut ça. Le genre de ce qu’il écrit. Je l’absous, va ! Ne faisons pas la fine bouche. Quand on trouve un écrivain contemporain qui vous botte, on le garde tel quel. Avec son ego et ses minauderies.
Ce n’est jamais facile de dire pourquoi on aime un bouquin. J’ai récemment entendu dire à Mathilde Laurent, la grande parfumeuse de chez Cartier, créatrice de La Panthère, que lorsqu’elle aimait un parfum elle était incapable d’en parler. C’est un peu mon cas avec les livres. Je vais tenter ici de me faire violence. Vider les lieux c’est l’histoire d’un mec qui est mis à la porte de son appart, rue de l’Odéon à Paris, dans le sixième, après y avoir vécu trente-sept années d’affilée. Normal que, entre la notification de vider les lieux – la haine qui le prend – et le moment de les quitter pour toujours – la tristesse qu’il ressent –, il passe son temps à faire des photos à regarder par la fenêtre et à remballer sa bibliothèque et les souvenirs qui vont avec. Qui vont avec certains des livres qui la composent. Pas tous, heureusement. Pas question de nous refaire ici La Comédie humaine. C’est qu’il en a des tonnes des livres. Plus de cinq mille. Deux tonnes cinq, au total. Il les a pesés, le bougre ! Classés par ordre alphabétique. Par le nom de l’auteur. Chacun range ses bouquins comme il l’entend. Les dérange comme il l’entend. Les remballe pareil. Il y a trois ans de ça, j’ai lu un très beau livre d’Alberto Manguel, ex-directeur de la Bibliothèque nationale argentine et ex-lecteur, dans sa jeunesse, de Borges (Chez Borges, 2003), sur un sujet à peu près identique, Je remballe ma bibliothèque (2018), paru chez Actes Sud un an après sa parution en anglais.
Manguel aussi s’est vu contraint, pour des raisons fiscales, de vider les lieux, un vieux presbytère du Poitou, qu’il habitait depuis plus d’une dizaine d’années. Sa bibliothèque était beaucoup plus imposante que celle de Rolin : 40 000 volumes. Avec des incunables et tout. Après quelques péripéties, il en a fait, à Lisbonne, une fondation sur la lecture, dans un vieux palais qui a bien voulu les accueillir, lui et ses livres : le palacete dos Marqueses de Pombal, rua das Janelas Verdes. Est-ce que quand on a plus de livres on a plus de souvenirs ? J’en sais rien, moi. C’est qui est certain c’est que les souvenirs s’accrochent aux choses comme les sangsues aux mollets. Et vous sucent pareil. Ou pire.
Cette évocation d’Alberto Manguel à Lisbonne, on l’aura compris, n’est pas gratuite. Elle tombe à point nommée. Elle me permet de faire la transition que je cherchais. Car, pour surprenant que cela puisse paraître, Olivier Rolin me fait penser immanquablement à Fernando Pessoa, lequel avait la particularité, entre beaucoup d’autres, d’entasser ses manuscrits dans une malle. Comme la valise en carton de Linda de Suza, mais en beaucoup plus grand. Ces Portugais, sont incroyables ! Leur côté saudade, certainement. Toujours prêts à partir. À revenir. Parfois, sans jamais partir ni revenir. En faisant du sur place. Comme Pessoa. Exposée, la malle, dans la maison qu’il habitait à Lisbonne, rua Coelho da Rocha, devenue depuis un musée. Pas trop loin, d’ailleurs, du palacete de Manguel. Vidée, désormais, de tous ces manuscrits qui ont croupi des longues années à l’intérieur. Le Livro do desassossego, par exemple, publié bien après sa mort. En 1982. Ou l’autographe de son poème Lisbon Revisited, signé Álvaro de Campos, l’un de ses soixante-douze hétéronymes, paru dans la revue Contemporãnea en 1923 et 1925 : «… todos os Eu que estive aqui ou estiveram,/Uma série de contas-entes ligadas por um fio-memória,/Uma série de sonhos de mim de alguém de fora de mim » (« …tous ces Moi que j’ai vécus ici ou qui y ont vécu,/Un chapelet d’êtres-grains reliés par un fil de mémoire,/Un chapelet de rêves de moi égrené par quelqu’un au-dehors de moi », trad. La Pléiade).
Incroyable ! On dirait là le portrait tout craché d’Olivier Rolin. Ce dernier aussi a une malle. Vider les lieux en rend compte. Beaucoup plus volumineuse que celle de Pessoa : son (ex)appartement rue de l’Odéon. Où il a entassé, pêle-mêle, ses livres, ses cahiers de notes, ses voyages, ses amours, ses bouteilles…. jusqu’à la petite valise de son paternel, avec ses archives et ses carnets de notes. Écrites dans les années 1940. Une malle dans la malle, en quelque sorte. Bien réelles toutes ces choses accumulées. Contrairement à celles de Fernando Pessoa, presque toutes irréelles, évanescentes, fugaces. Pessoa c’est l’homme du peu ou du presque rien : un seul amour, un seul voyage, aller-retour, de Lisbonne à Durban en Afrique du sud, un seul vrai livre (publié), Messagem (1934), plus deux ou trois plaquettes. Oui, il m’arrive de penser, à la lecture de Vider les lieux, aussi d’Extérieur monde (2019), que tout rapproche ces deux bonshommes… parce que tout les différencie. Postés tous les deux à leur fenêtre (janela) à contempler la vie, leur vie : « Janelas do meu quarto,/Do meu quarto de um dos milhões do mundo que ninguém sabe quem é/(E se so !ubessem quem é, o que saberiam ?) » (« Fenêtres de ma chambre, / De ma chambre abritant l’un de ces millions au monde dont nul ne sait qui il est/(Et si on le savait, que saurait-on ?) », Tabacaria, 1928, Trad. La Pléiade)
Un air de famille bâti sur la dissemblance, Olivier Rolin sautant, lui, en permanence d’un amour à l’autre, d’un livre à l’autre, d’un navire à l’autre (c’est une image), habité, tout comme Pessoa, par une pléthore d’hétéronymes auxquels il a donné vie au gré de ses voyages, sans, pour autant, changer de nom. Et toujours avec ce point de chute, à son retour, qu’est son appartement, rue de l’Odéon, cette malle à lui où il entasse « tous ses mois-je vécus » de par le vaste monde… ou à Paris.
J’aime lire mes contemporains, on l’aura compris, à l’aune des auteurs du passé. Pour en tirer quelque enseignement. Pessoa éclaire Rolin et, en un certain sens, Rolin éclaire Pessoa. Les flâneries mentales de l’un éclairent celles de l’autre. À partir de deux attitudes de vie radicalement différentes : « Não me peguem no braço !/ Não gosto que me peguem no braço. Quero ser sòzinho./Já disse que sou sòzinho!/Ah, que maçada quererem que eu seja de companhia! » (« Ne me prenez pas le bras !/Je n’aime pas qu’on me prenne le bras. Je veux être seul./Je l’ai déjà dit, je suis seul, tout seul !/Ah, mais que j’en ai marre que vous vouliez que je vous tienne compagnie ! » (trad. La Pléiade)
Olivier Rolin, en revanche, aime la compagnie. Il faut croire. Le déménageur solitaire qu’il est ne nous parle que de ça, de ceux avec qui il a été, qu’il a connus, des endroits où il s’est rendu, auxquels il retourne. Exotiques tous. Les êtres et les lieux. Qu’il rend exotiques par sa plume. Parfois, rien que le nom ça en jette : Kamtchatka. Qui fait mieux ? Où ça se trouve, ça ? Mais contrairement à Extérieur monde, dans Vider les lieux il ne joue pas trop à nous en mettre plein la vue. Il lui suffit d’évoquer sa rue. Lieu de rencontres idéal, s’il en est. Un coiffeur, un libraire, un barman et j’en passe… Pessoa aussi resta rue de Coelho de Rocha toute une flopée d’années (1920-1935).
En trente-sept ans, on peut en croiser des gens. Et de digression en digression, un peu à la de Sebald, Olivier Rolin nous les fait connaître. Laissant toujours au lecteur cet arrière-goût de ce qui disparaît. Et de ce qui a disparu. Donc, de ce qui disparaîtra. Un jour. Comme lui. Oui, Olivier Rolin est hanté par la disparition. Depuis Bar des flots noirs (1987), le premier roman que j’ai lu de lui. Ou Port Soudan (1994).
C’est certainement pour ça que je l’aime tant. Parce que j’aime tout ce qui a trait à la disparition. En commençant par le Quichotte. C’est pour ça aussi, que je le déteste. De toute mon âme. Car, en lisant Olivier Rolin, je ne peux pas me départir de l’impression d’avoir joué, toute ma vie, en deuxième ou en troisième division. La honte ! Contrairement à lui, qui s’y connaît en pays lointains. Et en moins lointains. Et en pays proches. Dans certains il fait chaud ; dans d’autres il fait froid. Jamais il ne fait tiède là où il va. Et il porte toujours les habits qu’il faut. En toute saison. A connu tous les écrivains que j’aurais aimé connaître… Borges, Sabato, Tabucchi. Donne l’impression d’avoir lu tous les intellectuels de la french theory. Et de la Marx théorie. Et de la con théorie. A fait toutes les révolutions qu’il fallait faire au moment où il fallait les faire. Jamais en décalage, ne serait que d’un chouïa. Maoïste quand il fallait être maoïste (Pessoa a été, lui, rosecruciste, encore une ressemblance entre eux). Althusserien, pareil. A partagé sa rue de l’Odéon avec Régis Debray. A joué de la castagne contre les Madelin, Devedjian et autres Longuet du groupe Occident (moi aussi, mais contre des sous-fifres). Pas une minute de retard sur le temps de la révolte, quand la révolte était encore une manière, la seule, de vivre. Et de mourir, bien entendu.
Quant aux femmes qu’il croise et décroise, n’en parlons pas ! On a envie de les croiser, nous aussi, ces femmes. Avec Jane, qu’il vient de rencontrer en 1995, ils partent pour Saïgon et se promènent en amoureux rue Catinat (j’invente un peu). Le veinard ! Qui, parmi nous, ceux de notre génération (je suis né en 1951), n’a pas été amoureux au moins une toute minuscule seconde de Jane Birkin ? Olivier Rolin l’a fait. C’est que, dans chaque bar plus ou moins louche qu’il fréquente, il y a une femme qui l’attend ou qui semble l’attendre (Veracruz, 2016). Toutes insaisissables. Toutes fugaces. Sauf pour lui. Parfois même, elles en redemandent du Rolin. Le font souffrir un peu, certes, mais elles en redemandent. Comme disait Proust dont on fête l’anniversaire du trépas en cette année 2022, celles qui nous font souffrir nous dévoilent par là notre propre énigme. Donc acte. Olivier Rolin est le dévoilé. Il s’y connaît en Proust. En Albertines disparues. En temps retrouvés. Et, pour corser le tout, il a une bonne bouille. De baroudeur aguerri. De buveur expérimenté. De pépé sur le retour, mais fier, qui tient bon. De quelqu’un qui a tout saisi, avant de tout lâcher. Grand seigneur qu’il est. C’est ça qui nous plaît. Qu’il ait tout lâché après avoir tout eu.
Vider les lieux nous raconte cette vidange. Contrairement à nous, qui avons tout lâché avant même d’avoir pu nous en saisir. N’est-ce pas malheureux ! C’est pourquoi, nous le lisons, babas. Haineux, aussi. Éberlués. Envieux de tant de voyages, de tant de femmes, de tant de révoltes, de tant de rencontres, de tant de livres. Il nous donne envie, Rolin. De nous tromper. De nous égarer. De nous fourvoyer. Trop tard. Les jeux sont faits. Jamais nous ne nous égarerons comme lui. Tant pis ! Maigre consolation, pour Pessoa aussi, ce fut aussi toujours trop tard et, à sa manière, il s’en accommoda : « Ah não ser eu toda a gente e toda a parte ! » (« Ah ne pas être, moi, tous les gens et tous les lieux ! » Ode triunfal, 1915).
Olivier Rolin, Vider les lieux, éditions Gallimard, mars 2022, 224 p., 18 € — Lire un extrait