Masochisme ou irréflexion, j’ai décidé de revoir l’intégralité de The West Wing alors que la campagne présidentielle débutait en France. Pour ceux qui n’auraient jamais entendu parler de la série, rappelons que celle-ci couvre les deux mandats d’un président démocrate imaginaire, Jed Bartlet, interprété par Martin Sheen. The West Wing totalise sept saisons et 155 épisodes, où il n’est finalement question que de politique. Alors que la plupart des séries récentes carburent à l’action, à la violence et au sexe, la série d’Aaron Sorkin mise sur la parole, le dialogue, l’argumentation, la rhétorique au sens noble du terme – ce qui revient à dire qu’elle table aussi sur l’intelligence du spectateur.
À titre d’exemple, l’épisode 7 de la dernière saison consiste exclusivement en un débat entre les deux candidats à la présidence. Santos, le candidat démocrate et latino inspiré par Obama, et Vinick, le candidat républicain, parlent impôts, question migratoire, éducation, politique de santé, ou encore pétrole versus énergies renouvelables. « Le grand débat » (titre de l’épisode dans la version française) est un vrai débat d’idées, qui évite aussi bien la novlangue technocratique que les propos électoralistes – soit très exactement ce qui rend inaudibles ou insupportables les discours que nous infligent la plupart de nos candidats à la présidentielle – mais aussi tout le personnel politique de la macronie. Ce grand débat m’en a évidemment rappelé un autre, pas si lointain, cette prétendue « consultation horizontale » qui s’est avérée aussi verticale que condescendante, par un tour de passe-passe linguistique malheureusement très répandu.

Car le problème est là : nos gouvernants, leurs thuriféraires, mais aussi la plupart de leurs adversaires, ont insensiblement dénaturé la parole, qui n’est plus là que pour dissimuler ou travestir les calculs cyniques, les trahisons opportunistes, les inconséquences, les incompétences ou les lacunes idéologiques. Le langage est devenu éléments de langage, et ceux-là sont ressassés mécaniquement jusqu’à se vider de leur sens et à brouiller nos repères intellectuels et éthiques. De mensonge en mensonge, de cabotinage en cabotinage, de reniement en reniement, les politiques ont tellement écorné le contrat social qu’ils ont réussi à discréditer non seulement le discours mais aussi l’action, vue comme forcément vaine, inefficace, ou assujettie à des intérêts privés voire à une volonté d’enrichissement personnel.
Ce qui se mesure à l’aune d’une série comme The West Wing, c’est le vide des discours, l’hypocrisie des postures, l’absence de projet ou de vision à long terme. À quelques exceptions près, tous nos « politiques » sont affreux. Ridicules au mieux, inquiétants au pire. On en vient presque à souhaiter qu’ils soient meilleurs comédiens. On se sentirait moins méprisés, moins pris pour des imbéciles. Martin Sheen est cent fois plus crédible en président des USA qu’Emmanuel Macron posant au Président et surjouant la gravité, le dévouement, le harassement dans son bureau de l’Élysée. Alan Alda est cent fois plus convaincant en candidat républicain qu’une Valérie Pécresse singeant les Annie Girardot aux Césars lors de son meeting du Zénith – « vous m’avez manqué ! »
Qu’attendre des élections présidentielles en 2022 quand ce scrutin a été précédé de décennies de déconvenues et de frustrations ? Qu’attendre du·de la prochain·e président·e de la République quand chaque mandat nous a un peu plus enfoncés dans la confusion, la défiance et le dégoût vis-à-vis du politique ?
C’est d’ailleurs la confusion qui me semble être la conséquence la plus délétère de la séquence qui s’achève, ou pourrait s’achever, le 24 avril prochain : sous couvert de « dégagisme » le gouvernement Macron n’a fait que reconduire les vieux fonctionnements, les mêmes petits arrangements entre amis : leur « plan d’urgence » est en voie d’achever l’Hôpital Public, l’école de la confiance » est un Absurdistan, la « laïcité » est un outil de stigmatisation très efficace, le « maintien de l’ordre » et la « sécurité de nos concitoyens » légitiment des morts, des blessures et des mutilations – et c’est sous couvert de « bienveillance », d’ « émancipation » ou d’«égalité » que se perpétue l’aliénation des travailleurs, comme celle des chômeurs ou des retraités.
Quand je vois ce qui se commet au nom des valeurs républicaines je pense à Corneille : Ô ciel, que de vertus vous me faites haïr ! Quand la plupart des candidats proposent de reculer l’âge légal de départ à la retraite, je pense à La Rochefoucauld : Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui. Mais revenons-en à The West Wing, et plus précisément à l’épisode qui clôture la saison 2, épisode magnifique, baroque et crépusculaire. Éprouvé par le décès brutal de son assistante et amie de toujours, malade et politiquement fragilisé, Bartlet doit annoncer lors d’une conférence de presse qu’il ne briguera pas un second mandat. Sorkin le montre seul dans une cathédrale, fulminant contre Dieu et luttant contre ses propres démons. L’orage éclate, le tonnerre gronde, Bartlet est trempé jusqu’aux os lorsqu’il s’avance face à son public. Toute son équipe est là, sa garde rapprochée, ses fidèles : ses chefs de cabinet, sa porte-parole, ses directeurs de la communication, ceux qui ont fait campagne pour lui avant de gouverner avec lui pendant quatre ans. Ils l’observent avec attention et sûrement un peu d’inquiétude en ce moment crucial : quoi qu’il décide, ils seront avec lui.
Bartlet est rude, parfois impitoyable, souvent pontifiant voire exaspérant, mais il est intègre. Pour lui, le pouvoir politique se prend et s’exerce de façon forcément vertueuse, conformément à des valeurs et des engagements. L’ego est mis de côté, l’enrichissement personnel est inenvisageable, la félonie n’est pas une option. Regarder l’épisode « Two cathedrals » en 2022, c’est être indirectement ramené à la bassesse de ceux qui nous gouvernent comme de (presque tous) ceux qui aspirent à le faire. C’est se dire qu’on aimerait y être, en être, partager la ferveur du staff de Bartlet quand ils comprennent qu’il va se représenter, partager leur certitude que ni eux ni les électeurs ne seront méprisés, exploités ou trahis. Si Sorkin a choisi « Brother in arms » pour accompagner la fin de l’épisode, c’est pour rappeler que la politique peut créer du collectif, de la fraternité, de la fidélité, de la loyauté. Les collaborateurs de Bartlet feront corps autour de lui parce qu’ils partagent son idée d’un gouvernement juste, parce qu’ils sont, comme lui, des hommes et des femmes honnêtes, au sens que le Grand Siècle prêtait à ce terme. Ironie du sort, la chanson de Dire Straits est un hymne antimilitariste, bien éloigné des glapissements guerriers qui se sont récemment élevés en France.
Revoir The West Wing en 2022, c’est une expérience aussi exaltante que débilitante : on aimerait que la politique ressemble à l’idée que s’en font Bartlet et son staff, mais on est confronté à des tartuffes égocentrés ou à des nazillons décomplexés. On voudrait qu’il soit question d’éducation, de santé, d’enjeux écologiques, de justice sociale, d’offre culturelle, ou de diminution du temps de travail, mais on endure des rodomontades pénibles, des procès en wokisme ou en islamo-gauchisme, des discours anxiogènes liant immigration et insécurité, soit tout un tombereau de mensonges flagrants ou d’inepties navrantes. La sincérité, la générosité, la hauteur de vue, c’est trop demander ?
On m’objectera que The West Thing est une fiction et que la Realpolitik se charge tôt ou tard de changer les idéalistes en technocrates et le contrat social en marché de dupes. À moins que nous ne vivions déjà dans une très mauvaise série. À leur scénario mal ficelé, nous pouvons encore substituer le nôtre. Car si l’indignité est la règle, de belles exceptions existent, et une chance d’avenir en commun se profile, non pas à l’extrême gauche, mais à gauche – c’est-à-dire très loin de ceux qui se réclament d’elles pour mieux la galvauder. Mon vote ira à ceux qui ne me prennent pas pour de « la chair à tout faire » – eh oui, je pense aussi à Aragon et à son merveilleux Roman inachevé –, à ceux qui en ces temps troublés nous tiennent le discours de l’insoumission mais aussi de la raison. Mon vote ne sera pas un blanc-seing, mais si un autre monde est possible, en avant toute et haut les cœurs !
Emmanuelle Bayamack-Tam
Dernier titre paru : À l’abordage, P.O.L, novembre 2021.