Les Mains dans les poches: Alan Bennett, La Reine des lectrices

Alan Bennett, La Reine des lectrices (détail couverture © Folio)

On connaît la distinction opérée par Pierre Desproges entre les rires français et british : « l’humour anglais souligne avec amertume et désespoir l’absurdité du monde. L’humour français se rit de ma belle-mère ». Alan Bennett, acteur, scénariste, réalisateur, romancier, bouleverse quelque peu cette définition pourtant lumineuse : l’humour anglais, tel qu’il le pratique, part d’une idée décalée, à la limite de l’absurde, et se rit de The Queen pour mieux servir, en arrière plan, une peinture sans concession du milieu littéraire et une apologie de la lecture dans ses infinis pouvoirs de subversion ; Sa Majesté, prise de passion pour la lecture, en délaisse ses obligations royales, se joue du protocole et de l’étiquette, pire, en vient à prendre des notes, à écrire et à profondément revoir son rapport aux monde et aux autres.

La reine découvre le monde des livres d’une manière plutôt cocasse : un jour, ses chiens aboient après le bibliobus de Westminster. Désireuse de s’excuser pour le vacarme, elle entre, se sent obligée d’emprunter un livre et sa politesse impeccable lui fait mettre le doigt dans un véritable engrenage : elle se mue en lectrice passionnée, aidée dans ses découvertes par Norman Seakins, un rouquin employé aux cuisines qui deviendra bientôt son « tabellion », son « assistant littéraire », au grand dam de son entourage, franchement hostile à la « lubie » de Sa Majesté. La reine en vient à prétexter des rhumes pour rester au lit à bouquiner, elle met en place une ruse judicieuse pour continuer de saluer la foule depuis son carrosse tout en poursuivant sa lecture. Elle finit même par se lancer dans des lectures publiques, et, à la moindre occasion et à leur grand embarras, elle demande à ses sujets quel est le dernier livre qu’ils ont lu. Et, bien sûr, elle perturbe ses entretiens hebdomadaires avec le Prime Minister ou des rencontres officielles en parlant de ses dernières passions littéraires.

La Reine d’Alan Bennett est un personnage à la fois bien réel et fictionnel, comme The Queen de Stephen Frears, pour qui Bennett écrivit d’ailleurs le scénario de Prick up your ears (1987). C’est Elisabeth II par certains aspects : la durée du règne, l’âge, les tenues vestimentaires, la famille, l’allusion directe à Lady Di, la photo de dos sur la couverture du roman. C’est aussi une reine de fiction, un personnage prétexte à une fable : un récit divertissant, imaginatif, jouant des limites entre le réel et le plausible, offrant un regard décalé sur la royauté et sa fonction. La reine, au contact des livres, transforme son rapport au pouvoir, réfléchit sur sa condition, met sens dessus dessous le protocole de la maison Windsor. Ainsi refuse-t-elle que l’on considère que la lecture est pour elle un simple « passe-temps » : les livres « sont là pour vous parler d’autres vies, d’autres mondes ». Elle découvre qu’ils sont indifférents au rang de leurs lecteurs : « tout le monde était égal devant eux, y compris elle. La littérature est une communauté, les lettres sont une république ». Savoureux, dans la bouche d’une monarque, isn’t it ?

La reine devient a uncommon reader, titre original du roman, elle est pourtat une lectrice presque comme une autre puisqu’il y a dans la lecture « quelque chose d’anonyme, de partagé, de commun ». Une lectrice passionnée, monomaniaque, passant en revue les rayonnages royaux, au point que « le bibliothécaire se disait que ses antiques étagères n’avaient pas connu de lectrice plus assidue depuis l’époque de George III » — clin d’œil au film La Folie du roi George, de 1994, film de Nicolas Hytner, d’après la pièce de théâtre de Bennett, La Folie de George III. Une femme qui découvre les vertus subversives de cette pratique, refusant le rôle politique qui lui est attribué, ce sentiment de tenir « le même rôle qu’une bougie parfumée, destinée à chasser les relents de la politique – la monarchie n’étant plus de nos jours qu’un vague déodorant au service du gouvernement ». Une lectrice qui deviendra the common reader, au sens où l’entendait Virginia Woolf – auquel le titre anglais du roman fait écho –, prenant des notes dans des carnets, écrivant un bilan de sa vie, une histoire de ses rencontres, un récit des dessous de la monarchie…

Le rapport de la reine aux livres offre des scènes d’anthologie. Celle où Sa Majesté organise une soirée pour rencontrer des auteurs, les découvre cancaniers et peu amusants, et se sent seule, rejetée, les écrivains s’intéressant peu à elle, « soucieux sans doute de démontrer leur indépendance et leur liberté d’esprit » : « Elle en tira la conclusion qu’il valait mieux rencontrer les auteurs dans les pages de leurs livres, puisqu’ils vivaient sans doute autant dans l’imagination de leurs lecteurs que leurs personnages. La plupart n’avaient d’ailleurs pas l’air de trouver qu’on leur faisait une faveur particulière en lisant leurs ouvrages, estimant au contraire que c’étaient eux qui en faisaient une au public, en les écrivant ».

Celle également où la reine doit se rendre en carrosse à l’ouverture annuelle des sessions du parlement. Elle a oublié son livre, l’envoie chercher, fait ainsi prendre deux minutes de retard au cortège, déréglant la machine bien huilée du protocole, bouquine en saluant distraitement la foule, et se réjouit à l’idée de retrouver son livre qu’elle a caché sous les coussins du carrosse. Mais au retour, plus de livre ! « Une fois rentrée au palais, elle eut un vif échange avec Grant, le jeune valet de pied en charge de ces questions, qui lui expliqua que pendant que Sa Majesté lisait son discours devant la Chambre des lords, les chiens renifleurs avaient inspecté le carrosse et que le livre avait été embarqué par les service de sécurité, qui l’avaient probablement fait exploser.
—  Ce n’est pas tout à fait faux, dit la reine. Ce livre est une véritable bombe pour l’imagination. »

Drôle et caustique, La Reine des lectrices est un roman fantasque et subversif. Un hommage décalé à la lecture, un parcours littéraire d’une érudition amusée, un savoureux pied de nez.

Alan Bennett, La Reine des lectrices, The Uncommon Reader, traduit de l’anglais par Pierre Ménard, Folio bilingue, octobre 2021, 256 p., 10 € 30