Amorces rassemble les derniers « carnets » d’Henri Thomas et constitue peut-être une bonne entrée en matière pour découvrir une œuvre qui occupe une place singulière dans le paysage de la littérature française de la seconde moitié du XXe siècle.
Henri Thomas est avant tout un romancier, mais un romancier qui écrivait en poète et qui aura contribué à bousculer les genres. De 1940 à 1993, l’année de sa mort à l’âge de 81 ans, il aura publié une vingtaine de romans, une dizaine de recueils de nouvelle, et autant de poésie. Il est par conséquent difficile de classer un auteur qu’on aurait tendance à qualifier de difficile ou à enfermer dans la trop commode catégorie « écrivain pour écrivains ». Thomas part souvent d’une expérience biographique pour la transformer : l’enfance, la jeunesse vosgienne, les débuts dans la vie, Paris, l’expérience londonienne dans La Nuit de Londres (1956), le séjour américain dans John Perkins (1960), les allers retours à Cabris, en Corse ou à Houat en Bretagne, les îles, la mer… Dans les derniers romans, il revient sur des rencontres qui le hantaient, Emmanuel Peillet dans Une saison volée (1986) ou Pierre Herbart dans Le Goût de l’éternel (1990). Les femmes que Thomas a aimées, et perdues, jouent également un rôle : Colette Gibert, qui sombra dans la folie ; Jacqueline le Béguec, dont la mort en 1965 l’affecta durablement (il eut avec elle une fille, Nathalie) ; enfin, Claudine Lecoq, qu’il rencontra en 1981, après la crise des années 1970. On doit préciser qu’il était aussi critique littéraire (La Chasse aux trésors, I et II) et traducteur de l’allemand ou de l’anglais (notamment, Sur les falaises de marbre de Jünger, les Sonnets de Shakespeare ou Le Grand escroc de Melville).
Très vite, Thomas bénéficia de l’appui de Gide et de Paulhan qui lui assurèrent une place chez Gallimard, une sorte de protectorat NRF qui perdura jusqu’à la fin de sa vie, loin des mondanités dont il se méfiait et des succès relatifs qu’il remporta (en 1960 et 1961, il obtint coup sur coup et le prix Médicis et le prix Femina). Ce n’est pas un hasard s’il fut l’un de ceux qui entourèrent Artaud à Ivry après 1946 et le terrible internement à Rodez. Il était encore proche d’André Dhôtel ou de Philippe Jaccottet. La question qui revient fréquemment est : « Avez-vous lu Henri Thomas ? » Lorsqu’on commence à le lire en effet, on s’étonne, s’interroge qu’il ne soit pas lu davantage tant son œuvre s’inscrit à contre-courant des poncifs que fige l’histoire littéraire, de Sartre, Camus et le Nouveau Roman à Barthes et le retour à la fiction dans les années 1980… Le nom, à connotation légèrement anglo-saxonne, l’assimilant au domaine étranger, l’expliquerait peut-être ? Son écriture est une écriture des limites, des bords du langage, afin de donner corps plus au réel qu’à la réalité. Comme l’homme, le style est limpide. Il y a chez Thomas une modestie, une simplicité. La correspondance ou les entretiens, dans le film par exemple de François Barat, en témoignent. Quelque chose de volatile et d’ébouriffé dans le visage qui va chercher très loin en lui-même sa langue natale.
Si le roman circonscrit l’œuvre, les carnets ou les journaux déplacent ce centre, forment un cercle autour de l’œuvre dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Alors que Thomas reprend le roman avec Le Croc des chiffonniers en 1985, il se met à publier ce qu’il refuse d’appeler un « journal ». Amorces, après Reportage (2019), appartient à cette série de « chroniques » qui paraissaient dans la NRF de Georges Lambrichs, respectivement de 1978 à 1982 et de 1982 à 1987. Leur particularité, comme les autres « carnets », dont Le tableau d’avancement(1983), Compté, pesé, divisé (1989), La Joie de cette vie (1991) ou La défeuillée (1994), est que Thomas n’indique jamais ou très rarement de dates. L’ordre ne semble pas suivre la chronologie. On passe d’une période à un lieu sans lien logique apparent. La cohérence est ailleurs, relève plus du montage qui relie chaque amorce et qui relate la vie intérieure de Thomas. « Tant que nous n’aurons pas démonté le temps et l’espace, il n’y a rien de fait », écrit-il (p. 177). Une remarque qui traduit assez bien son art poético-romanesque. Amorces dans ce sens est plus proche du Métier de vivre de Pavese que du Journal d’Amiel. Il y a une sensualité chez Thomas, pavésienne, à l’endroit même de la Femme, qui n’existe pas… L’image du puzzle est caractéristique : « Faut-il essayer de mettre le puzzle en ordre, dans l’espoir qu’il donnera une image, mon image, que je n’ai pas connue, car je n’étais pas là au moment où elle a été fractionnée, où l’image est devenue puzzle » (p. 252).
On retrouve la plupart des thèmes qui animent l’œuvre, la fatigue d’aimer, les voyages, plus exactement les déplacements, l’attraction-répulsion de Paris (de la rue Paul Fort dans le XIVe arrondissement, l’adresse du dernier domicile), etc. Thomas note beaucoup de souvenirs, de rêves, consigne des citations d’écrivains qui accompagnent la gestation des romans en cours (Rimbaud…), esquisse un poème. Parfois, des mouvements d’humeur à propos de l’actualité ponctuent des réflexions plus larges sur la littérature.
« Comment quelqu’un trouve-t-il le livre, les livres, qui lui deviendront familiers, et vont quelquefois jusqu’à modifier sa vie ? Le cheminement est difficile à retracer, il y entre une sorte d’instinct qui se manifeste dès l’adolescence, ou peut très bien ne pas se manifester. Il y a sans doute un très grand nombre de lecteurs qui sont parvenus d’autre manière à trouver un livre, qui ne leur plaît pas forcément, qui ne les intéresse même pas, mais qu’ils lisent parce qu’ils l’ont payé. Pourquoi l’ont-ils acheté ? Ces lecteurs sont très souvent ceux de magazines qui donnent chaque semaine la liste des livres aux plus forts tirages, parmi lesquels les best-sellers. L’honneur de quelques éditeurs – à vrai dire je n’en connais qu’un – est de ne pas participer à ce hit-parade hebdomadaire (il n’y a pas, chose curieuse, de mots français pour ces phénomènes), mais pas mal de bons lecteurs qui lisent les magazines à cause de la politique, prennent l’habitude de jeter un coup d’œil sur cette sorte de « tableau d’honneur », et perdent, s’ils l’ont jamais eu, le goût de l’aventure dans les librairies, chez les bouquinistes, le long des quais où quelques libraires d’occasion ont encore leurs boîtes cadenassées – le goût d’une certaine rêverie qui ne disparaîtra qu’avec la littérature. »
Le constat demeure d’actualité, même si nous pourrions le réévaluer, les moyens pour inciter à la lecture étant multiples et plus complexes. Gilles Ortlieb, dans sa préface, pour cerner le climat d’Amorces, parle avec justesse « d’une lumière déclive d’automne ou de fin d’après-midi, propre à susciter tout un ballet d’ombres glissantes, mobiles, étonnamment précises ». Aujourd’hui, si héritage il y a, bien que les éditions Gallimard aient toujours soutenu Thomas, il faut le chercher du côté d’éditeurs, fait significatif, comme Le Temps qu’il fait ou Fata Morgana. Ai-je une patrie est le titre d’un des tout derniers romans publié du vivant de Thomas. Il manque le point d’interrogation. Aux lecteurs donc de répondre, de trouver le livre, la patrie d’Henri Thomas.
Henri Thomas, Amorces, préface de Gilles Ortlieb, illustrations de Michel Danton, éditions Fata Mogana, juin 2021, 288 p., 27 €