Auteur d’Où que je sois encore (Seuil), d’un remarquable essai biographique consacré à Bernard-Marie Koltès (Minuit), enseignant les études théâtrales à l’université Aix-Marseille, Arnaud Maïsetti délivre un roman saisissant, démesuré et virtuose, Saint-Just & des poussières, aux Éditions de l’Arbre vengeur.
L’éblouissement à la lecture du Saint-Just mis en scène par Arnaud Maïsetti est d’autant plus vif que j’ai achevé il y a peu une fiction, encore inédite, sur Saint-Just, que lui et moi nous nous sommes emparés d’une figure flamboyante de la Révolution française, souvent caricaturée, noircie sous le nom d’Archange de la Terreur, de fanatisme.
Sous la forme de l’essai dans son Bernard-Marie Koltès, sous celle de la fiction ici, l’auteur crée dans le champ des Lettres l’équivalent du figural en peinture. La figure de Louis Antoine de Saint-Just se voit élevée au figural au sens où Jean-François Lyotard l’a défini dans Discours, figure. Excédant la représentation figurative, n’empruntant pas la voie de l’abstraction, le figural équivaut à un agencement condensant la pensée d’une figure qui excède l’espace du textuel et du discursif pour se brancher sur le désir. Ici, le désir de Révolution tel que l’incarne Saint-Just. Arnaud Maïsetti creuse dans les mailles, les poches, les boyaux de l’Histoire, plonge dans la complexité du personnage de Saint-Just et produit une lecture indirecte de notre présent, encore et toujours thermidorien. C’est à l’aune des promesses d’une Révolution française que Saint-Just, d’autres acteurs, voulurent parachever que s’opère le décryptage de notre contemporanéité.
Dans Saint-Just & des poussières, j’ai découvert un Saint-Just, frère de celui que j’ai campé dans mon roman inédit, un jeune homme allégé de la gangue et de la boue idéologiques qui le recouvrent depuis sa mort. En vingt-sept chapitres qui résonnent comme vingt-sept actes d’un homme mort peu avant sa vingt-septième année, portée par une écriture ardente qui fait souffler un vent nouveau sur les braises de l’Histoire révolutionnaire, la fiction ravive la dimension théâtrale du personnage. Passionné de théâtre, Arnaud Maïsetti ne pouvait qu’être sensible à l’homme de théâtre qu’était le Montagnard doué d’une redoutable éloquence, inspirateur de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Appréhender la dimension dramaturgique de la césure 1789, c’est aussi être attentif aux coulisses des événements, aux contre-récits agissant derrière les mythes, aux errances d’un texte que des hommes écrivent dans l’urgence, affrontant le vide et l’espoir immense laissés par la chute de la monarchie. Par sa présence en creux, le dispositif scénique de la narration dévoile le schème théâtral d’une Révolution française aiguillée par la répétition différentielle de la scène historique romaine. Mais, pour Arnaud Maïsetti, la musique révolutionnaire, c’est avant tout une aventure des corps qui cessent de courber l’échine, d’être privés de voix, qui revendiquent une place au soleil, une dignité. Qui en appellent à la fin de leur inexistence. Qui crient leur soif d’une vie surgissant au terme de mille et une générations sacrifiées sur l’autel de l’absolutisme. La langue du romancier a la beauté formelle de celle de Saint-Just, elle tisse une odyssée de la Révolution en laquelle résonne l’énergie de la pensée saint-justienne qui cherchait à placer la France, les peuples, sous l’horizon du bonheur, « cette idée neuve en Europe ».
Il y avait le Saint-Just de Malraux, un astre fulgurant que l’auteur de La Condition humaine plaçait dans un triangle noir, aux côtés de Goya et Laclos, dont il entendait sonder l’aura (Le Triangle noir). Ou celui dont rêvait Yourcenar, demeuré dans les limbes. Il y a le Saint-Just devenu personnage de fiction chez Alexandre Dumas (Les Blancs et les Bleus), chez Büchner dans La Mort de Danton, chez Dominique Jamet dans Antoine et Maximilien ou la Terreur sans la vertu, Yves Michalon (La Passion de Saint-Just), Christophe Bigaut (L’Archange et le procureur), il y a les biographies, les essais d’Edouard Fleury, Ernest Hamel, Albert Ollivier, Bernard Vinot, Albert Soboul, Miguel Abensour, Anne Kupiec, Antoine Boulant…. Le cinéma et la télévision ne sont pas en reste, ils ont campé d’innombrables Saint-Just, depuis Abel Gance dans Napoléon à Godard (Week-end) ou Wajda (Danton). Le verbe d’Arnaud Maïsetti libère le personnage des oripeaux caricaturaux dont la postérité l’a parfois affublé : il dépoussière le cadavre du jeune homme guillotiné à vingt-six ans le 10 thermidor de l’an II (le 28 juillet 1794), jeté dans la fosse commune avec Robespierre l’Incorruptible, Couthon, Augustin Robespierre, Hanriot, Lescot-Fleuriot et les autres condamnés.
Par sa folle audace, l’intransigeance de sa jeunesse, nouant fureur et impassibilité, Saint-Just a fait basculer la royauté de droit divin en repositionnant le procès de Louis XVI sur de nouvelles bases. Ce faisant, il a ouvert la possibilité de ce qui était impossible, sacrilège : celle du régicide. On connaît sa formule taillée dans le génie du laconisme lyrique, la tirade qu’il lâcha devant une Assemblée médusée : « on ne peut pas régner innocemment ». Le jeune homme de vingt-cinq ans à la beauté troublante décrète qu’on ne peut juger le Roi car il n’appartient pas à l’ensemble des hommes, s’en étant par principe excepté. Si, quelques mois plus tôt, il séparait le roi du tyran, la fuite de Louis XVI a changé la donne. Désormais, en tant que détenteur d’un pouvoir absolu, tout Roi est illégitime, usurpateur. Avant que la tête de Louis Capet ne bascule sur l’échafaud, il a fallu bousculer l’édifice des pensées politiques, repenser la question du pouvoir, de la représentation, confondre le droit par la politique en mouvement. Le discours régicide est performatif. La mort du Roi sera votée. La couronne rendra l’âme.
« Fallait-il que le Bonheur soit empêché pour que la mort le rende possible ? ».
« C’est ce qui naît avec la mort du Roi : l’Histoire. Vivant, le Roi l’empêche », écrit Arnaud Maïsetti qui creuse dans ses moindres méandres l’idée de Saint-Just selon laquelle on ne juge pas un homme, mais un principe. Une argumentation que de nombreux révolutionnaires reprendront à leur compte. Ce sera la ligne de défense du nihiliste russe Kaliyaev dans Les Justes de Camus. « J’ai lancé la bombe sur votre tyrannie, non sur un homme », plaide-t-il après avoir éliminé le grand-duc Serge. Skouratov, chef de la police du tsar, rétorque : « Sans doute, mais c’est l’homme qui l’a reçue ».
Dans les pages enflammées, lyriques, sensuelles, métaphysiques d’Arnaud Maïsetti, Saint-Just se lève, galope à la tête d’armées luttant contre les royalistes, contre la coalition des nations ennemies. Derrière Saint-Just, derrière un des acteurs majeurs de la fin de l’Ancien Régime et de l’avènement d’un monde nouveau vertébré par l’égalité, la justice et la liberté, grondent la voix des sans-voix, de la rue, la colère des sans-culottes renversant des siècles d’absolutisme, d’oppression, mettant à bas un monde d’injustices qui s’effondre lors de la prise de la Bastille, lors de la Nuit du 4 août 1789 signant la fin des privilèges.
Attentif aux points de bascule, aux événements-charnières, Saint-Just & des poussières rend palpable l’ardeur de Saint-Just, lui fait remonter le col étroit du temps par la grâce d’une écriture somptueuse déterrant les morts de l’Histoire. Il relève Saint-Just de la fosse commune, la fosse commune entendue comme dernière demeure anonyme mais aussi celle creusée par la doxa.
Saint-Just revient de son trépas sans sépulture, se pose comme notre contemporain, un contemporain dont nous ramassons le nom tombé dans la poussière de l’opprobre. Arnaud Maïsetti œuvre en romancier, il ne se livre pas à une réhabilitation hagiographique, il ne dresse pas une nouvelle scène de tribunal mais il écoute le soulèvement des corps à la fin du XVIIIe siècle, l’insurrection des corps du XXIe siècle qui se prépare. Autrement dit, il archive ce qui fut et ce qui couve : le réveil des cendres de l’Histoire. Par ses splendeurs convulsives, sa fiction rouvre l’espace de l’Histoire, ses possibles, en la désincarcérant des vulgates officielles. La prise de la Bastille qu’il accomplit touche une Bastille mémorielle et attente aux nouveaux visages des Bastilles contemporaines. S’il remet l’Histoire en selle, c’est en montant à cru pour la lancer sur des chemins de terre et d’encre.
Arnaud Maïsetti, Saint-Just & des poussières, éditions de L’Arbre vengeur, août 2021, 336 p., 18 €