Guy Bennett : l’écriture marginale (Remerciements)

Guy Bennett © Jean-Philippe Cazier

Avec Remerciements, le poète américain Guy Bennett poursuit son exploration des marges du livre.

Habituellement, dans un livre, les remerciements adressés par l’auteur viennent à la fin, éventuellement au début, mais toujours à côté du texte supposé être l’œuvre elle-même : roman, poèmes, essai, etc. Les remerciements ne font pas partie de l’œuvre, ils n’existent qu’en plus de celle-ci. Cette place des remerciements implique la distinction entre l’œuvre et ce qui l’accompagne et n’en fait pas partie, mais aussi l’idée, apparemment évidente, que ce qui compte dans le livre, ce qui est porteur de sens, énonciateur d’une vérité, est le texte désigné comme important, non ce qui s’y ajoute au titre de supplément. D’un côté, l’important, le signifiant, de l’autre le subalterne, l’accessoire, les deux séparés par une frontière qui est aussi une hiérarchie. Un livre, dans ce cas, n’est pas un objet à considérer dans sa totalité mais l’organisation d’un ordre différentiel, ordonnant et hiérarchisant ce qui vaut et ne vaut pas, ou vaut moins, ordonnant l’œil du lecteur, l’obligeant à s’intégrer à cet ordre clairement indiqué. Les remerciements ne seraient qu’un surplus sans importance, quelques mots anecdotiques, faisant partie de ce que l’auteur appelle « des scories littéraires ».

De quoi s’agit-il pour Guy Bennett qui écrit ici un livre constitué exclusivement de remerciements ? Ceux-ci ne sont effectivement accompagnés d’aucun texte dont ils seraient la marge, ils sont le texte lui-même, l’ensemble de courts poèmes qui constituent Remerciements. Avec ce geste, Guy Bennett remplace le central par le marginal, défait l’ordre commun du sens, de la lecture, de la valeur. Ce n’est pas que le centre a disparu, c’est sa marge qui le remplace, l’inessentiel devenant l’important. Un remplacement plus qu’un effacement ou une destruction, mais un remplacement signifiant qui implique que ce qui dans l’ordre habituel est perçu comme subalterne, exclu du règne de la vérité du texte, devient l’essentiel, l’expression ou le lieu d’une vérité.

Dans un livre précédent (Œuvres presque accomplies), il s’agissait pour Guy Bennett de créer un texte centré sur des projets de livres, d’œuvres : le livre ne présente pas tel ou tel texte qui serait la réalisation d’un projet mais bien tel ou tel projet, d’ailleurs plus ou moins réalisable. C’est le projet, c’est-à-dire ce qui d’ordinaire doit s’effacer pour ne laisser resplendir que son achèvement, qui devient central, qui prend dans le livre toute la place de textes qui, de fait, ne voient jamais le jour. Dans d’autres livres (Ce livre, Poèmes évidents), c’est une sorte de description performative de textes qui tient lieu de ceux-ci, qui occupe la place que ceux-ci auraient pu ou dû occuper : un hors-texte remplace le texte.

On pourrait rapprocher la démarche de Guy Bennett de la réflexion menée par Jacques Derrida au sujet du « supplément », du « cadre », du « dedans » et du « dehors » de l’œuvre – tout ce que Derrida, dans La vérité en peinture, désigne avec Kant par le terme de « parergon » et que l’on retrouve sous d’autres formes dans son travail sur le texte, littéraire ou non. Chez Guy Bennett, ce serait le parergon qui envahirait l’ergon, l’œuvre, non pour effacer toute œuvre mais pour en devenir le centre. Ce qui fait sens, ce qui vaut, est ce qui n’était jusqu’alors que secondaire, superflu, subalterne et muet par rapport à la vérité du texte, au texte comme vérité : la vérité est dite maintenant par ce qui en était exclue.

Par ce geste, ce décadrage, Guy Bennett défait un ensemble de hiérarchies, de différences, de répartitions métaphysiques, culturelles, linguistiques qui structurent le rapport habituel au texte et au livre, celui-ci n’étant plus uniquement (purement ?) un objet littéraire puisque sa dimension littéraire s’avère inséparable d’autres dimensions et enjeux, d’une dynamique de lutte, d’affrontement, à l’intérieur d’un point de vue nécessairement critique. Ce serait cette dimension critique – indissociablement critique et créatrice, comme chez Derrida – qui irriguerait le travail poétique de Guy Bennett : écrire des livres qui sont en acte une critique du livre, de la représentation et de la production du livre, critique impliquant nécessairement la création d’un nouveau type de livre centré sur la marge.

Dans Remerciements, parmi les effets produits par ce déplacement du point de vue, on pourrait souligner, pour certains des textes qui composent le recueil, l’ironie et la démystification : « Je suis également redevable aux organismes caritatifs, grands et petits, pour leur extraordinaire manque de générosité et de soutien à ce livre et à son auteur pendant qu’il l’écrivait ». Le remerciement se fait antiphrastique (Guy Bennett jouant peut-être, parfois, avec le double sens de « remercier » en français qui signifie également « congédier »), le remerciement n’en est pas vraiment un, disant autre chose que ce qu’il est supposé dire, le texte annoncé étant doublé d’un autre texte qui le contredit, le parasite. De même, dans d’autres textes, Guy Bennett se plaît à démystifier certains poncifs (vrais ou faux, peu importe) attachés à la création littéraire : l’inspiration, la muse, le travail acharné sont remplacés par la montre qui donne l’heure, le stylo, le pull qui tient chaud, la lampe qui permet d’y voir, la machine à café Rancilio, etc.

 

Ce dernier point est particulièrement intéressant puisqu’il concerne, de manière plus large, ce qui est surtout impliqué dans Remerciements. Derrida notait, dans La vérité en peinture, que le discours philosophique sur l’art – et certainement la perception commune ou universitaire de l’art – repose sur un certain nombre de distinctions, en particulier celle qui sépare « le sens interne ou propre et la circonstance », celle-ci étant renvoyée dans les marges du hors-cadre. Or, Remerciements fait sans cesse référence à une série de circonstances liées au hasard, aux rencontres, à des conditions matérielles, institutionnelles : ce sont ces circonstances, d’ordinaire tues ou vaguement évoquées, justement, dans les remerciements, qui font ici la matière même du livre qui n’est rien d’autre que le concentré des circonstances qui non seulement l’ont rendu possible mais constituent sa matière même, son « sujet ». Remerciements est un livre sur les circonstances qui ont rendu possible son écriture et qui concernent autant des personnes, des objets, des lieux, des textes ou des musiques – circonstances intellectuelles, amicales, triviales, savantes, paradoxales, etc.

Par cette mise en avant des circonstances, Guy Bennett fait exister tout un monde divers, pluriel, à la fois matériel et psychique, artistique et banal, personnel et social – monde habituellement ignoré mais ici mis en lumière, occupant tout l’espace, et dans lequel le texte, le livre sont ancrés mais comme des points dans une série qui les déborde, comme un nœud dans un ensemble de relations hétérogènes, bien plus larges que le seul volume géométrique et clos du livre. Celui-ci est ramené à une forme de contingence puisque d’autres circonstances auraient produit un autre livre, ou aucun livre – livre qui énonce ainsi la vérité dont il est capable en fonction de telles circonstances données. Il ne s’agit pas ici d’une forme d’humilité mais de relativisme matérialiste : il y a bien une vérité du texte mais cette vérité est relative, produite à l’intérieur du cadre formé par les circonstances contingentes productrices de ce cadre. Le texte écrit est un texte possible, seulement possible, énonçant d’abord la vérité sur sa possibilité. On retrouverait ici sous une autre forme ce que John Cage a théorisé et pratiqué, à savoir, la création d’œuvres non intentionnelles à partir de processus incluant l’aléatoire – John Cage que Guy Bennett cite dans son livre comme une source d’inspiration, un créateur admiré, et qui à ce titre est remercié.

Ce type de livre, ce point de vue sur le texte, impliquent des conséquences sur la notion d’auteur, celui-ci n’étant pas le sujet souverain de l’œuvre, le gardien de l’Etre et de la Vérité par-delà l’Histoire et le hasard, il est un élément dans une série de circonstances très diverses, un opérateur ou catalyseur, un point à l’intérieur d’une série qui le dépasse et le déborde (là encore, on pourrait évoquer John Cage). Sans doute que chacun ne devient pas auteur, mais celui qui le devient, le devient en fonction de circonstances contingentes, réalisant son œuvre en fonction de conditions, parfois d’accidents, d’événements, qui ne sont pas soumis à son vouloir, à sa conscience, à son intention, à sa subjectivité supposément transcendante. L’auteur, au fond, serait lui-même une circonstance parmi d’autres, objet possible de remerciements au milieu des autres remerciements.

Cependant, dans Remerciements, les choses sont plus complexes encore. En effet, on y retrouve parfois l’emploi du pronom démonstratif « ce » : « Je n’aurais pas pu écrire cet ouvrage » ; « l’écriture de ce livre » ; « J’aurais pu écrire ce livre » ; etc. Cet emploi peut être compris de deux manières indécidables. Le pronom peut se référer aux textes que nous lisons effectivement dans Remerciements mais, étant donné la fonction habituelle des remerciements dans un livre, il peut aussi renvoyer à un autre texte, un autre livre qui n’est pas écrit, qui en tout cas n’est pas présent dans Remerciements, texte possiblement écrit mais non présent, texte virtuel qui demeure dans sa virtualité. Ce procédé basé sur l’emploi du pronom démonstratif était central dans d’autres livres de Guy Bennett, Ce livre ou Poèmes évidents. Dans ces deux cas, le livre que nous lisons peut être compris comme se désignant lui-même, existant à l’intérieur de cette autoréférence, étant littéralement ce qu’il dit être, mais aussi, en même temps, comme renvoyant à un autre livre, un autre texte dont il parle, qu’il décrit, qu’il qualifie, sans que jamais celui-ci ne soit présenté au lecteur, présent dans le livre – renvoyé, donc, à un hors cadre, un hors texte virtuel et demeurant tel. Cette opération – comme celle qui consiste à produire un texte affirmant son statut de possibilité parmi d’autres – décentre le texte, le relie à un dehors, le borde d’une nouvelle marge : la marge devenue le centre est prise dans une relation qui problématise son statut de centre, le sens du texte et sa vérité devenant eux-mêmes troubles, pluriels, c’est-à-dire, ici, poésie.

Guy Bennett, Remerciements, traduit de l’anglais (USA) par Frank Smith et l’auteur, éditions de l’Attente, juillet 2021, 94 p., 12€. T.