La vieillesse est un naufrage, à l’artiste d’en faire de l’or. Telle est la loi de Falling de Viggo Mortensen qui, il faut le dire d’emblée, s’impose comme un film important.
Hanté par la mort, Mortensen fait dire au père qui s’adresse tendrement au bébé, « Désolé de t’avoir mis au monde pour que tu meurs » ou Heidegger mis en pratique par un cul terreux de père. Autant dire que ce n’est pas un Harold Lloyd ! Mais, tout d’abord, avant d’entrer dans le détail et comprendre pourquoi le père s’adresse de la sorte au bébé, comment s’est monté ce film ? Avec difficultés. Long fut en effet le parcours pour l’acteur, auréolé du prix Donostia du 68e Festival de San Sebastián 2020. Car Mortensen avait déjà essayé de monter un film il y a 23 ans mais l’argent manqua. Il ne trouva pas de producteur. Il abandonna. Mais il ne renonça pas pour autant.
Il fallut ainsi attendre les années 2010 pour que l’acteur revint à l’idée même de réalisation. En effet, depuis 2015, il s’était alors patiemment lancé dans l’écriture d’un scénario de reconstitution historique avec force chevaux quand sa mère, atteinte de Parkinson, meurt. De la jeunesse, de la vieillesse, tout est alors remonté, et, rapidement, comme en un flash, un autre scénario a été écrit. Mortensen tenait enfin son film. Il fallait alors dépasser l’écueil, celui du financement. Les deniers ne poussant pas sous le sabot d’un cheval, Mortensen, également poète, éditeur et photographe, dû cette fois non seulement produire (au début du film, les logos se succèdent comme une grande production asiatique), jouer évidemment dans son film mais aussi composer la musique en s’asseyant devant le piano, sans souligner fortement façon Hollywood. Il est l’artiste-à-tout-faire de son propre film. Si bien que Mortensen n’hésite pas à se faire lui-même peintre abstrait en créant une toile avec le flou des lumières sur l’aéroport et les signalisations de l’avion qui décolle. Le cinéma mène à tout pour que le cinéma existe. De ces cinq semaines de tournage, en grande partie au Canada, Mortensen rend de scène en scène de discrets hommages et tire la leçon de son travail avec Farrelly (Green Book, 2018) remercié ici, Cronenberg (A History of Violence, 2005 ; Les Promesses de l’ombre, Eastern Promises, 2007 ; A Dangerous Method, 2011) et Jackson (Aragorn dans Le seigneur des anneaux, The Lord of the Rings, 2001-2003). Le cinéma rassemble le cinéma lui-même.
Mais qu’en est-il du propos du film ? Il conte l’histoire de l’âpre rapport d’un père déclinant – salaud, atteint d’une maladie dégénérative et, semble-t-il, du syndrome de Gilles de la Tourette, à rendre Trump d’extrême-gauche, interprété par Lance Henriksen, qui aurait ici l’Oscar tant il est l’Amstrong du ciné – et de son fils (Mortensen lui-même), pilote d’avion en couple avec un professionnel de santé, avec qui il a adopté une enfant. De leurs rapports, Mortensen tire, manière de tour de force, un film qui se construit sur de fluides flux de conscience où ne cessent dans un va-et-vient incessant de s’opérer des mélanges présent / passé, où le temps présent se déchire de flashbacks, où, tout dans ce flux continu de temps se métamorphose, à l’image des prénoms d’ex femmes qui, d’un mot à l’autre, deviennent ceux des chevaux. Car Mortensen l’a compris : le principe du montage, comme la musique qu’il exécute lui-même, c’est le rythme. Et l’acteur principal, c’est la mémoire. Mortensen ne s’en cache pas qui, lors de la sortie du film, confie combien la mémoire produit plus de récits que le récit lui-même du présent. L’acteur devenu réalisateur énonce ainsi le principe clef de son film : le « film traitait de la subjectivité de la mémoire et du manque de fiabilité de nos perceptions. C’est que, vous voyez, la mémoire est une chose très étrange, très faillible. C’est une histoire que nous nous racontons. Un même moment, on va tous s’en souvenir d’une façon différente : vous et moi, nous sommes assis ici en train de bavarder et, dans quelques années, je raconterai peut-être que nous avons dit ceci ou cela, et vous direz non, on a dit autre chose, et je dirai peut-être que le mur était bleu, et vous direz qu’il était rouge… Je pense que la mémoire nous fait nous raconter une histoire et que cela tient à notre désir de vouloir contrôler ce qui nous entoure ». Elle se tient là, la vieillesse de sa mère morte et celle de ce père en lutte contre son fils tant Mortensen est parti d’émotions et de souvenirs d’enfance et d’adolescence. Pour preuve encore ces magnifiques scènes de chasses dans l’americana.
Mais là encore la vie des personnages ne sont pas que leurs souvenirs, ce sont, comme toujours avec Mortensen, des souvenirs du cinéma lui-même, un cerf remémorant celui qui court dans Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter, M. Cimino, 1978). Le cinéma appelle toujours le cinéma mais pas seulement. Car faire référence au film de Cimino, c’est revenir à l’histoire plus profonde de l’Amérique, celle de la division, pas seulement celle qui sépare le père du fils mais deux Amériques irréconciliables dont chacun incarne un morceau, la vieille Amérique réactionnaire et l’Amérique tournée vers le progressisme. Falling, portrait en creux d’une Amérique divisée mais divisée comme chez Cimino jusqu’à une guerre sur le sol américain qui ne dit pas son nom. Le conservatisme rural du père, diminué, personnage odieux selon Henriksen lui-même contre le progressisme ouvert de son fils. Une véritable guerre des sentiments entre père et fils qui se termine dans les larmes, sur l’incandescence de l’amour filial.
Falling, de Viggo Mortensen, 2020, 1h52, USA, couleurs. Avec Viggo Mortensen, Lance Henriksen, Terry Chen, Gabby Velis. Le film est de nouveau en salles depuis cette semaine.