L’écrivain, essayiste et cofondateur de la revue Ligne de risque François Meyronnis livre un roman lumineux inspiré par l’œuvre-vie de l’artiste russe d’origine juive Vladimir Slepian.
7 juillet 1998. Un homme meurt foudroyé par la faim devant le café des Deux Magots alors que la France s’apprête à gagner la Coupe du monde de football dans une puissante allégresse spectaculaire.
C’est Vladimir Sepian, né en 1930, fils d’un diplomate soviétique exécuté par Staline, installé à Paris à la fin des années 50, peintre, auteur de performances et d’un seul roman Fils de chien. François Meyronnis, qui l’a croisé dans les années 90 dans son propre repaire le café Le Select à Montparnasse, ressuscite le Russe dans Le Messie en lui donnant le nom de Even Frei afin qu’il poursuive son œuvre tel un prophète.
C’est bien cela, il n’est plus tout à fait mort : l’âme de Rabbi Nahman de Braslav (1772-1810) a procédé à une intervention spéciale juste au bord du trépas. Elle maintenait la sienne à la frontière, et lui interdisait de franchir le seuil. Even Frei, fantôme à la croisée de la mort et de la vie ? En exergue du troisième chapitre, cette citation du rabbin fait signe vers le sens particulièrement aigu du double fond propre aux livres de Meyronnis : Le degré de royauté de chacun est tout à la fois dévoilé et secret.
Even Frei tient du radical réfractaire qui a effectué une sortie définitive de la société : Il prit en aversion les critiques, les galeristes, les commissaires d’exposition, qu’il assimila à un troupeau malfaisant de faussaires. Il refusa d’être pétri par eux ; mais le plus souvent il employait l’expression : triturer. Avec eux, on devient très vite de la poudre, disait-il, quand ils nous broient ; ou de la pâte, quand ils nous mastiquent. Sauf à quelques amis, il ne montra plus aucune œuvre. En quoi résident en effet une vie d’artiste et son esthétique conséquente si elle ne sont pas entièrement tournées vers cette liberté absolue ? Quel horizon pour les journées de celui qui ne concède aucun terrain au monstre social ? Manquer à la société, et ne vivre que pour le miracle. Mais encore capturer la vie secrète du temps. Ou plus précisément et simplement regarder le temps. Prophète, écrivain, artiste se déploient sur le même champ de bataille.
Justement, Le Messie suit la splendide double narration d’un affrontement entre… deux agonies. Celle du démon Staline qui meurt le 5 mars 1953 le jour de Pourim, ce moment juif qui fête la victoire de la délivrance sur le plus grand péril (c’est complètement fou) et celle du sauveur Rabbi Nahman le 16 octobre 1810, son exact et éblouissant inverse.
Le livre porte aussi très loin la réflexion sur la nourriture, Frei étant littéralement mort de faim, cherchant le dieu, l’attendant comme Rimbaud dans son poème “Mauvais sang” avec gourmandise. Bien sûr on passera son chemin si on cherche un éloge bobo du jeûne ou si on a succombé à la mode du fooding. On en sera en effet très loin en lisant ce mot époustouflant écrit par Antonin Artaud à Roger Blin depuis son asile de Ville-Evrard le 14 février 1942 et cité par Meyronnis comme un appel décisif à penser : C’est en mangeant qu’on fait revenir Dieu.
Nourri par Dieu de Dieu lui-même, soutenu et armé par la sagesse du rabbin, Frei prépare une grande œuvre, un immense désenvoûtement auquel participera le couple formé par Ava et Carlo, témoins de l’artiste. Une performance inouïe qui engagera le monde entier depuis le mont du Temple à Jérusalem, en déployant la parole divine pour sensationnellement, décisivement et à grande échelle faire désaffluer les démons. Mais avant cela il aura fallu engager le combat (encore) stratégique et spirituel contre Heilman, prophète à l’envers qui annonce un avenir post-biologique. C’est cette menace presque imminente sur le présent qu’identifie parfaitement Meyronnis-Frei en opérant principalement depuis la nervure biblique.
Le Messie s’inscrit au centre de l’impressionnant halo d’une œuvre qui, entre essais (L’axe du néant, puis Prélude à la délivrance avec Yannick Haenel ainsi que Tout autre. Une confession. Gallimard, 2003, 2009 et 2012) et romans (Brève attaque du vif et Ma tête en liberté, Gallimard, 2000 et 2010) avait trouvé sa parfaite expression dans l’ouvrage collectif Tout est accompli, écrit avec Yannick Haenel et Valentin Retz (Grasset, 2019). Un parcours singulier, où l’on cherchera en vain une trace de concession. Absolument essentiel même pour notre sombre temps où l’algorithme est un roi méprisant et incontesté. Le Messie questionne de manière capitale : Où trouver une parole qui résiste à l’époque, c’est-à-dire au séisme et à l’éclipse ? Que la terre tremble, l’épidémie et la menace sourde de l’empire de la Technique le disent assez. Que les dieux se soient enfuis, qu’ils se cachent et que nous ne les appelions pas assez fort pour qu’ils reviennent, l’Histoire le crie. Mais comme ce livre existe, ils pourraient fort bien s’approcher à nouveau.
François Meyronnis, Le Messie, éditions Exils, 152 p., mars 2021, 16 €