Constellation d’hiver (2) : bande dessinée

© Alix Rosset

Au sortir d’un bref moment d’absence – entre léthargie et repos forcé – que l’inconscient a aussitôt transformé en temps de méditation (car des bribes de pensées s’y seraient développées avant d’être épinglées comme des papillons dans des cadres étranges : fenêtres ouvrant sur le dehors ; miroirs reflétant le monde intérieur de qui s’y projette), le diariste critique reprend ses lectures. Cette fois, la petite pile qui s’est progressivement accumulée sur sa table de chevet est composée de bandes dessinées. Il tente de la considérer comme une seule et même constellation dont il pourrait rendre compte, même si certaines d’entre elles ne s’accordent guère à ce qui l’attire en ce domaine, à savoir la ligne claire – ou plutôt minimaliste (ce qui n’interdit pas que cette ligne soit brute et non apprêtée), faisant montre d’une grande économie narrative et graphique, donc d’un refus de tout excès, notamment de représentation. Mais il lui arrive d’être attiré par certaines planches qui le troublent, au point de faire passer ses goûts en matière esthétique au second plan. Quand le courant passe, de manière soutenue, les résistances sautent. Alors plus besoin de code, la porte d’entrée s’ouvre d’elle-même. Et c’est à chaque fois la même sensation : que le territoire s’agrandit – manière de donner un peu de champ au terrain vague où, allongés à même le sol, nous dévorons avec passion, mais sans complaisance, ces histoires où images et mots se frottent de manière singulière.

1. Le long des ruines est un livre de Jérémy Perrodeau, publié, comme ses deux précédents (Isles et Crépuscule), aux Éditions 2024. C’est toujours un plaisir d’avoir des nouvelles de cet éditeur strasbourgeois, rarement mal inspiré dans ses choix, qui nous fait découvrir depuis un peu plus d’une dizaine d’années une nouvelle génération d’auteur(e)s, via le façonnage impeccable d’ouvrages alliant qualité visuelle (originaux, mise en page) et matérielle (papier, impression, reliure). Quels que soient les mérites des deux opus précédents – Isles muet et assez libre graphiquement, Crépuscule peu bavard et déjà très au point –, Le long des ruines marque un fameux bond en avant qu’il convient de relever. L’ambition qui sous-tend ce projet et la manière de la traduire sous forme bande dessinée impressionnent, non parce qu’il s’agirait d’une œuvre parfaitement maîtrisée, ou l’expression d’un “génie précoce” (une sacré plaie ce “génie” – la BD nous en pondant régulièrement, mais la plupart retombent assez vite, comme des soufflés), mais parce que cette histoire nous téléporte là où nous aimons particulièrement nous aventurer : là où les tréteaux craquent, comme hantés par les doublures de nos propres rêves.

Le principe de l’histoire racontée dans ce livre de plus de deux cents pages tient en quelques lignes : “Samuel F. Monroe, à la fois psychiatre et soldat d’élite, peut plonger dans le cerveau de patients endormis afin d’explorer leur inconscient, et ainsi les ramener à la vie. Cette fois, il ne plonge pas seul, mais en compagnie de la sœur de sa patiente qui est dans un profond coma depuis des années” (ne divulguons rien de ce qu’y s’y trame une fois la plongée effective). Lire Le long des ruines est pour moi, né une bonne trentaine d’années avant l’auteur, l’occasion de relancer le questionnement sur “ce qui nous unit / ce qui nous sépare”, qui sous-entend à la fois une adhésion (une forme de proximité) et une coupure (plus ou moins intermittente, comme en électricité). J’apprécie que ceux qui sont nés au temps où commençait à s’opérer le passage au numérique ne piétinent pas ce qui reste cultivé du terreau analogique – car c’est dans cet espace que se trouvent encore (et peut-être même pour l’éternité) l’autre scène, telle que conceptualisée par Freud ou, remontant plus loin, le théâtre de la mémoire, irruption magnifique du génie (cette fois sans guillemets) de la Renaissance –, tout en développant leur capacité de nous faire passer dans des mondes virtuels, mais non désincarnés, où le vivant trouverait à se ressourcer. Jérémy Perrodeau est, selon ses propres mots, “un joueur” : quelqu’un qui “aime le jeu sous toutes ses formes.” Il précise (en réponse à des questions de Lucie Servin) : “À mon sens, la BD c’est du jeu, un espace virtuel interactif où le lecteur doit toujours être conscient de l’artificialité de ce qu’il regarde.” Parmi ses sources, il cite aussi bien Mad Max que Stalker, ainsi que des westerns et des romans comme La Route ou Au Cœur des ténèbres (le terreau dont je parlais est effectivement entretenu et non laissé en friche), et, bien entendu, nombre de jeux vidéo.

Le long des ruines © Jérémy Perrodeau/2024

Je traverse Le long des ruines pas à pas, comme d’imaginaire à imaginaire, remettant en jeu ce qui s’est cristallisé depuis l’enfance, via la lecture de bandes dessinées (certains albums pieusement conservés tombant en ruines à force d’être relus), ce qui entraîne une forme de dialogue entre ce domaine toujours non épuisé (même si affaibli par une vaine surproduction) et ces nouvelles pratiques ludiques où le papier n’a plus aucun rôle. Si nous sommes conduits à échanger, ce n’est pas par volonté de saisir les intentions de l’auteur, mais par désir de parcourir à notre guise ce qui nous est proposé, quitte à s’égarer – à se tromper –, ayant toujours en tête l’idée qu’explorer, c’est partager. Ce qui est bon signe, et nous incite à continuer, c’est que, malgré un trait plutôt figé, voire raide, admirablement tracé, mais peu vibrant de sensualité, complexe et cependant réservé, on trouve çà et là, au cours du cheminement de l’histoire, comme des respirations secrètes : émotionnelles. Le long des ruines est la longue exploration d’un inconscient “instable et dangereux” où la jeune fille endormie, en révolte contre le monde de la “grande ville sans fin” où elle est née dans une famille privilégiée, a emmagasiné des signes paysages et personnages susceptibles d’engendrer une violence inouïe. Jérémy Perrodeau : “[J’avais] envie d’écrire un drame, ce sont des récits poignants et bouleversants, tout ce qui provoque des émotions […] m’attire.”

Le long des ruines © Jérémy Perrodeau/2024

Très élaborée, cette histoire se lit d’une traite, comme on joue une partie, avant de relancer les dés afin de la reprendre autrement : plus librement, changeant régulièrement de tempo et de manière moins linéaire pour en apprécier les choses “secrètes” – ce qui a peut-être échappé à son auteur (et qui rend parfois son récit débridé), dont nous nous trouvons, consciemment ou non, les analystes, par la simple opération d’un accordage au bon diapason entre le regard et l’écoute (comme on le fait plus ou moins consciemment avant d’entreprendre toute lecture de bande dessinée).

2. Les projets où l’espace du rêve est représenté ne manquent pas dans le domaine qui nous intéresse aujourd’hui. Ce sont souvent de purs joyaux, de Little Nemo au Concombre masqué en passant par Le Cheval blême de David B ou les Six cents soixante-seize apparitions de Killoffer. Ceux qui se penchent sur relations entre l’analysé et son analyste sont plus rares (on songe par exemple à L’Histoire du corbac aux baskets de Fred). Dormir c’est mourir de Gabri Molist (publié par Bang éditions) en est, et c’est une belle surprise. Né à Barcelone en 1993 (il a cinq ans de moins que Jérémy Perrodeau), Gabri Molist a fait des études d’art et de design dans cette ville avant de compléter un master en illustration et bande dessinée à la LUCA School of Arts à Gand. Il vit actuellement à Bruxelles où, nous dit-on, “il combine sa pratique artistique avec un doctorat” sous la direction d’Isolde Vanhee et Thierry Van Hasselt (un des fondateurs du Frémok).

Dormir c’est mourir remet sur le tapis (de jeu), en un prologue et six séances d’analyse, une interrogation très ancienne (qu’un artiste comme Giacometti qui passait ses nuits dans les bars de Montparnasse, plutôt que de s’endormir une fois la nuit tombée, a douloureusement éprouvée). C’est l’histoire d’un serveur qui s’ennuie dans son travail et semble particulièrement stressé : “Chaque soir, notre protagoniste s’interroge, et pense qu’il pourrait mourir sans s’en apercevoir… Alors, il a peur… peur de s’endormir, ou plutôt, de mourir ! Après trois nuits de veille, il décide de voir une psychologue, Agnès, une femme mûre, aimable et tenace qui lui ouvrira de nouvelles perspectives.” Au fond, ce qui travaille cette bande dessinée, ce sont les oppositions stylistiques entre les différentes séquences de chaque séance d’analyse qui se traduisent dans le trait (le plus souvent fin, mais pouvant, le temps de quelques pages, gagner en épaisseur, en noirceur, en valeurs de gris et en couleurs) et le langage verbal (parfois disert, souvent mis en sommeil).

Dormir c’est mourir © Gabri Molist / Bang éditions

Chaque nuit, le dormeur est projeté dans un monde – une réalité autre – où ce qui lui reste gravé dans le souvenir immédiat (généralement perdu dans les secondes qui suivent le réveil, ‎mais on sait qu’“Un rêve réveille juste au moment où il pourrait lâcher la vérité, de sorte qu’on ne se réveille que pour continuer à rêver – à rêver dans le réel, ou pour être plus exact, dans la réalité – Jacques Lacan, L’Envers de la psychanalyse”) devient matière à échanger avec sa psychologue qui, d’entrée de jeu, le déconcerte en lui proposant : “Tu as essayé la masturbation ?” (et lui de penser : “Une putain de Freud” ; “Autant rester chez moi à me branler, ça me coûtera moins cher”). Dormir, c’est mourir, mais c’est aussi renaître, et c’est peut-être cela qui procure le plus terrible effroi. Chez lui, le soir, notre serveur regarde des séries afin de retarder l’endormissement. Mais il finit toujours par sombrer. Une fois passé dans “la terre des songes”, il rencontre, puis retrouve régulièrement, une sorte de monstre nommé Otto (dans cette bande dessinée, tout le monde a un nom – même le chat de la psy ou la poupée gonflable qu’il s’offre, non pour assouvir ses pulsions sexuelles, mais pour bien dormir – sauf lui, le “protagoniste principal”). Otto est une créature graphique de rêve, c’est le cas de le dire, amicale et protectrice, messagère de bonnes ou mauvaises nouvelles, mais aussi figure dévoratrice dans l’antichambre de la mort. Le dessinateur l’a dotée d’une plasticité remarquable, comme on dit du côté de l’autre scène où, dans le vacillement des repères spatiotemporels, tout se trouve en métamorphose continuelle, et s’entremêle – le  héros désemparé passant d’un état de convive des dernières fêtes (aussi joyeuses que macabres) à celui d’enfant subitement décédé dont il contemple le corps inerte avec effroi, comme s’il ne pouvait plus communiquer avec lui-même, ou avec ses proches, en tant que lui-même, éternel survivant que la peur de mourir ne cesse d’anéantir, tout en le préservant de la mort.

Dormir c’est mourir © Gabri Molist / Bang éditions

Une expérience intéressante : lire d’une traite Dormir c’est mourir. Puis laisser passer quelques jours et se le remémorer ; tenter d’en donner une idée en quelques mots, puis s’essayer à décrire certaines scènes de manière détaillée. Il y a de grandes chances que l’on produise des inversions, des déplacements, de signes, et même des erreurs d’interprétation, comme si, inconsciemment, on ne pouvait qu’hybrider nos propres rêves, nos propres hantises, à ceux du protagoniste aux yeux grand ouverts comme des soucoupes. Après, reprenant notre lecture, on apprécie que l’auteur nous ait laissés aussi libres d’aller (ou non) dans le sens qu’il a imprimé de lui-même quant à la résolution (ou non) de cette vieille question qui en a empêché plus d’un de s’endormir, longtemps avant la naissance de Freud. Dernière chose : comme je l’ai déjà écrit dans la première partie de cette constellation d’hiver, j’ai subi récemment une anesthésie générale. Sur le moment, avant la “grande plongée” (qui pour moi était une première), je n’ai ressenti ni stress, ni angoisse de ne plus jamais me réveiller ; mais, quand j’y pense, deux semaines après, je me dis : si ça avait été le cas, quelle merveilleuse façon de mourir… Tout simplement le vide, indolore, l’effacement sans regrets d’une présence sur terre privée soudainement de conscience.

Dormir c’est mourir : une belle découverte, et un auteur – Gabri Molist – sur lequel on devra dorénavant compter.

3.Maintenant, et un peu plus rapidement, deux livres de bande dessinée au sujet desquels il n’y aurait pas moins à dire – mais le but de cette chronique n’est pas tant d’en passer la substance à la moulinette que d’en faire partager le bonheur d’être lus. Commençons par le deuxième volume du projet que Lucas Méthé a intitulé Papa Maman Fiston. Nous avions rendu compte ici-même du premier, il y a un peu plus d’an, et il serait aisé d’en reprendre certaines remarques pour caractériser ce nouvel opus – par exemple : Lucas Méthé n’agit jamais en épigone et s’y connait en tambouille ; il n’a pas peur du brouet qu’il produit – avant de citer une fois de plus ces mots de l’auteur, prélevés en 2016 dans 2 suiveurs : “Pris dans l’élan de l’art, je m’aventurai sur des terrains dangereux… fourrant mon nez là où ça ne se fait pas.” “Je voulais changer la donne de ce monde !” “Voyons ce que ça va faire… tiens, tiens… strictement la même chose” “Mais sait-on si c’est strictement la même chose… ?”

Retrouvant des personnages – Papa, Maman, Fiston, Biquette – déjà bien affirmés au sortir du premier volume, Lucas Méthé les fait un peu vieillir (mais ils restent comme “sans âge”, ou plutôt portant en eux plusieurs âges, simultanément), leur donnant ainsi l’occasion de jouer les prolongations. Maman amoureuse de tous les enfants (c’est le titre de ce deuxième opus) est comme une suite de nouvelles de longueurs diverses et reliées entre elles, séparées par de brefs poèmes de l’auteur (auxquels s’ajoute un Chant Navajo, tiré de Partition rouge, la merveilleuse anthologie de poèmes des Indiens d’Amérique du Nord établie par Florence Delay et Jacques Roubaud). L’histoire d’une trentaine de pages qui donne son titre à cet ensemble est assez étonnante : “L’idée m’est venue […] qu’une femme à la sensibilité « surnaturellement » vive, qui deviendrait mère dans notre monde et prendrait conscience que des millions d’autres enfants existent, pourrait avoir « envie de les aimer tous » plutôt que les siens seulement (Lucas Méthé).” Six autres suivent, non moins singulières, comme celles de Biquette devenue castor, de Toto dans l’espace où “l’utilisation particulière des gris, à base d’eau faisant « tout le travail » du dessin” s’accorde parfaitement avec ce conte en forme de fuite en avant dans le cosmos où l’on finit par tomber de haut, ou encore de Bébée qui “ne veut pas être éduquée”. Certains de ces épisodes semblent se dérouler du côté de l’autre scène, et on ne s’en plaindra pas – l’auteur étant animé par le désir de “dessiner des planches qui se passeraient entièrement sur une scène de théâtre (il suffit de relire quelques planches de Krazy Kat pour retrouver cette envie).” Nous sommes maintenant en attente d’un troisième volume qui devrait être cette fois en couleurs, à l’aquarelle précisément. Lucas Méthé nous dit qu’il est stimulé par le fait qu’il “maîtrise fort mal” la couleur et qu’il s’y lance “afin que l’aventure ne soit pas que pour les personnages, mais aussi pour moi, et, j’espère, aussi pour vous.” Il faut saluer ce courage (et cette lucidité), la bande dessinée agonisant de l’usage de savoir-faire trop éprouvés. On en reparlera en temps voulu.

Maman amoureuse de tous les enfants © Lucas Méthé / Actes Sud BD

Continuons avec Perramus (1982-1989), somme hallucinante bien – mais en réalité fort mal – connue, dont Futuropolis publie en un seul volume l’intégralité des quatre livres (480 pages, dont pas loin de 400 planches) publiés à Buenos-Aires en 1990. Juan Sasturain en est le scénariste-dialoguiste et Alberto Breccia (né en Uruguay en 1919 et mort en Argentine en 1993) le dessinateur. Laura Caraballo, autrice d’Alberto Breccia le maître argentin insoumis (PLG, 2019), en signe la postface. “Perramus est le résultat d’un « malentendu »” nous dit-elle. Breccia ayant demandé à son scénariste de “lui écrire une bande dessinée susceptible d’être vendue sur le marché européen”, ce dernier, devant s’acquitter de cette commande “durant les derniers moments de la dictature militaro-civile la plus sanglante de l’histoire de l’Argentine”, a tiré de ce contexte tragique la matière même de cette longue saga construite (en principe, et surtout au début) par épisodes de huit pages qui conte l’histoire de Perramus, un amnésique dont le nom est calqué sur celui de la marque (fort réputée en Argentine) de son imperméable et qui a pour tâche “de faire disparaître les morts de la dictature.”

Alberto Breccia est considéré à juste titre comme un maître de la bande dessinée moderne. Son dessin toujours en recherche qui, tel celui d’Hugo Pratt – dont il fut proche à partir du moment où ce dernier a débarqué en Argentine (au tout début des années 1950) –, a influencé nombre de dessinateurs, comme José Muñoz qui fut son élève, m’inspire depuis longtemps une admiration sans limite, mais aussi de grandes réticences, tant ses parti-pris esthétiques se situent à l’extrême opposé de ce qui m’attire, à savoir : la retenue, le refus d’accumuler les signes. L’ayant découvert, comme beaucoup en France, suite à la parution en plusieurs épisodes de L’Éternaute dans Charlie Mensuel en 1973 (que Wolinski présentait ainsi : “C’est très sophistiqué comme dessin, très cinéma comme découpage et le scénario – d’Héctor Oesterheld – est d’une rare rigueur. On y croit à cette histoire invraisemblable, et ça fait peur”), puis de Mort Cinder et de ses adaptations d’Edgar Allan Poe, entrer dans son univers me demanda de faire tomber l’une après l’autre mes réserves, afin d’appréhender ce dessinateur pour ce qu’il était réellement : un baroque latino-américain, et non des moindres. Une fois trouvé le bon équilibre entre désir de plonger les yeux fermés dans ces histoires d’une grande richesse narrative et celui de mettre le texte entre parenthèses afin de pénétrer les images en (et pour) elles-mêmes, la lecture de ces grands opus de Breccia devient une véritable aventure. Bien entendu, il m’est plus commode d’accepter ce débordement d’expressivité en bande dessinée qu’en peinture car, sans devoir s’abstenir de faire quelques arrêts sur ces images incroyablement (effroyablement parfois) travaillées, c’est la logique feuilletonesque, complexe, parfois sidérante, qui entraîne, séquentiellement, de la première à la dernière planche.

Perramus © Juan Sasturain et Alberto Breccia / Futuropolis

Dans Perramus, la figure de Borges devenu personnage à la fois ressemblant et improbable soutient l’attention. On se trouve à la lisière d’une entreprise de réhabilitation de cet immense écrivain – Sasturain honorant l’auteur de Fictions et d’Histoire de l’infamie du Prix Nobel qui lui fut refusé de son vivant en raison de quelques partis pris malencontreux, voire inadmissibles. Foisonnant et complexe, Perramus est ancré dans le plus terriblement réel de l’histoire de son pays, tout en ne cessant de glisser du côté du “fantastique”, ce qui fait qu’il est impossible d’en rendre compte de manière détaillée sans se lancer dans une trop longue exégèse (dont quelques thésards se chargeront – on relaiera en temps voulu la publication de leurs travaux). À la toute dernière planche, Borges – fantasmé par Sasturain, et rendu de manière aussi spectrale que vivante par Breccia – dit à Perramus : “La seule chose qui existe, c’est le chemin. On n’arrive jamais nulle part. Il n’y a pas de fin…” Puis, quatre cases plus bas, l’amnésique : “Et maintenant, où va-t-on ?”

Perramus © Juan Sasturain et Alberto Breccia / Futuropolis

4.Trois livres maintenant que rien ne relie, sinon la génération à laquelle appartiennent leurs auteurs. Diplômé des arts décoratifs de Strasbourg (une référence) en 2017, et de l’école Estienne, Léopold Prudon publie ces jours-ci son deuxième livre (et premier à L’Association), Shanghai chagrin. En voici l’argument : “Après la mort de son père, Léopold Prudon part s’installer un an à Shanghai. Un monde neuf inconnu, où il observe les formes de la ville sans plus penser à rien.” Il s’agit donc d’un livre de deuil, alternant pages de carnet déclinant des notations sur le vif généralement muettes, et séquences d’images sur lesquelles se greffent “des bribes de poèmes liés à la mort de son père [l’écrivain Hervé Prudon] et des dialogues issus de conversations diverses.” Qu’il s’ouvre par une citation d’Edmond Jabès tirée du Livre des questions n’est pas indifférent. Comme c’était le cas avec le Chant des Indiens Navajo cité dans Maman amoureuse de tous les enfants, les écrits de Jabès se sont depuis longtemps déposés dans ma mémoire. Du coup, j’y trouve une incitation à entrer dans le livre comme “dans la nuit […] par la fente la plus lumineuse” – la proposition de l’auteur, soucieux de partage, me paraissant être celle-ci : inviter ses lecteurs à accompagner, de solitude à solitude, son cheminement dans un “monde neuf, inconnu”. Plus mélancolique que nostalgique, donc plutôt “bande dessinée” que BD (comme on disait du temps de L’Éprouvette, la revue fondée par Jean-Christophe Menu il y a une quinzaine d’années chez le même éditeur), Shanghai chagrin est à la recherche d’une voix, donc d’une voie où le chagrin trouverait peu à peu la puissance de se muer en création – la forme d’une ville conjuguant ses aspirations au changement avec celle de la bande dessinée, où tracés documentaires à main levée et sensations intimes, monde extérieur et monde intérieur, dialoguent, entre présence et absence. Pour cela, rien de mieux que de prendre le chemin de l’encrier afin d’entrer “dans la nuit comme en soi-même (Jabès)”.

Shanghai chagrin © Léopold Prudon / L’Association

Visages du temps est un livre “en 17 récits de longueur variable” de Sammy Stein publié en novembre 2020 par les éditions Matière. De cet auteur qui “venu au monde trop tard, n’ayant pu connaître ni la tendre houlette de Peyo ni la rude férule d’Hergé, dut se résoudre à fréquenter les bancs de l’École des beaux-arts de Paris, dans l’atelier d’Annette Messager”, j’ignorais tout avant d’ouvrir – éditions Matière oblige – ce très bel ouvrage. L’envoi était accompagné d’un petit mot précisant, avec humour, son caractère “très peu minimaliste”. Et c’est un fait que j’ai mis du temps, non pour en reconnaître la qualité, ou l’authenticité, de la démarche de son auteur “farouchement artiste” pour qui “la création ne se conçoit jamais autrement qu’associée à un processus de destruction”, mais (une fois encore) pour y entrer, opération faussement élémentaire qui implique le rejet de toute forme de jugement afin de pouvoir se concentrer sur l’expérience de rencontre avec l’inconnu proposée (même si çà et là, du familier circule en ces pages aussi denses qu’aérées). Un des récits de Sammy Stein s’intitule Salut Marcel. Alors qu’on pourrait s’imaginer que ce salut s’adresse inévitablement à Duchamp, nous découvrons avec étonnement (et plaisir) qu’il s’agit de Bascoulard, ce “dessinateur virtuose et clochard magnifique” que Frédéric Pajak a contribué à faire connaître en exposant ses dessins, publiant dans la foulée une superbe monographie aux éditions Les Cahiers Dessinés en 2014. On peut trouver sur YouTube une vidéo produite par la librairie Mollat où Sammy Stein s’exprime avec humour et retenue : “Je m’intéresse autant aux installations, à l’art contemporain, à l’image du jeu vidéo, qu’à la bande dessinée. Et je pense qu’aujourd’hui, il faut montrer une bande dessinée qui ne soit pas refermée sur elle-même, qui ne regarde pas que son histoire. [] Une de mes bandes dessinées préférées, c’est la notice SNCF qui explique comment casser la vitre pour s’évader.” Si Visages du temps (beau titre, soit dit en passant) peut nous abandonner au bord du chemin, si l’on n’est pas sensible à l’usage de certains effets numériques, il est toujours passionnant par son projet – par la variété de ses inventions formelles, son énergie et sa mélancolie. On guettera la suite de ce travail avec curiosité.

Visages du temps © Sammy Stein / Matière

Menotte et Quenotte est un récit en bande dessinée de Michel Esselbrügge (né en 1990 à Bielefled en Allemagne), publié en janvier 2021 par L’Employé du moi. Présenté comme étant “une Guerre des boutons désenchantée”, ce livre de 176 pages raconte l’histoire de Menotte [Langfinger en v.o.] qui “s’est enfui de son foyer, et vit depuis avec son chien Quenotte [Wackelzahn] dans un bâtiment désaffecté à l’orée de la forêt. Orphelin, il survit de menus larcins et de cambriolages. Grâce à son doigt qui peut s’allonger à l’infini [belle trouvaille soit dit en passant] et aux dents aiguisées de son petit compagnon [en “réalité” aussi grand que lui], aucune serrure ne leur résiste ! Dans les parages, il y a aussi Max et son crapaud. Malgré leur différence d’âge, Menotte finit par se lier d’amitié avec lui. Ensemble, ils occupent leur journée à arpenter les terrains vagues lugubres et les friches industrielles de la ville déserte.” Livrés à eux-mêmes, se mouvant dans un territoire où règne sans partage une adolescence privée d’ouverture sur le monde adulte (à l’exception de quelques passants sans visage sur lesquels ils jettent des pierres), ils endurent une sorte de parcours semé d’épreuves où sauvagerie rime, de manière parfois teintée de sentimentalité, avec apprentissage de la fraternité et naissance de l’amour. Il s’agit, on le voit clairement, de variations sur des thèmes, eux-aussi bien éprouvés, qui pourraient nous laisser indifférents si le dessin (l’écriture graphique et narrative) n’était aussi frappant : à la fois accrocheur et sans complaisance, se frottant au fantastique (encore un livre rêvé), tout en s’adressant de la manière la plus concrète qui soit à nos sens. Et de trois – auteurs à suivre.

Menotte et Quenotte ©Michel Esselbrügge / L’Employé du moi

5.Le retour de José Parrondo à L’Association, proposant une longue suite de strips muets en noir et blanc et en quatre cases (disposées deux par deux) intégrant un bref entracte composé de peintures à l’acrylique en valeurs de gris, permet à cette chronique de s’achever en territoire (en ce qui me concerne) familier, où le minimalisme – l’authentique, pas celui qui se donne “un genre” – est à la fête. Dans I am the Eggman (c’est le titre de ce nouvel opus, qui renvoie à une chanson ultra-célèbre – et géniale – des Beatles), on ne trouvera pas la moindre trace de surcharge, ni le moindre affect paresseux – la précision du trait associé à l’intelligence de ce qui est raconté sans avoir besoin de mot (en dehors du titre) contribuant à renouveler, en “classique” assumé, la forme bande dessinée. De l’auteur d’Olibrius, de Parfois les ennuis mettent un chapeau, ou de La main à cinq doigts (pour relever quelques titres dans un corpus qui en comprend aujourd’hui plusieurs dizaines et dont aucun n’est indifférent), volontiers classé du côté des “maîtres de l’absurde” – ce qui n’est pas inexact, mais a le défaut d’enfermer cet inclassable dans un genre (ou une catégorie) bien épuisé de nos jours –, on louera avant tout le logicien, aussi modeste – subtil, délicat – qu’implacable.

I am the Eggman © José Parrondo / L’Association

José Parrondo est un rêveur éveillé, mais il nous faut ouvrir grands les yeux pour apprécier jusqu’au moindre moindre détail ces scénettes où nulle gouttelette d’encre n’a été gaspillée. L’auteur d’Eggman requiert une certaine retenue dans le commentaire de son travail – bavarder sans fin sur de telles plages de silence pouvant s’avérer pour le coup encore plus “absurde” que ce qui donne vie à ces petites fictions en quatre cases. Aussi en resterons-nous là, non sans nous être demandé si un jour, un connaisseur inspiré se lancera dans un examen complet de ce que Parrondo a apporté à la bande dessinée, cette forme en perpétuel devenir qui a plus que jamais besoin de lui et de ses “semblables” pour entretenir l’esprit de variation qui la caractérise pour le meilleur. S’il quelque chose de l’ordre de l’engagement doit se produire en ce domaine, cela passera nécessairement par une recherche conjointe du trait et de l’idée susceptible de renouveler, tout en faisant montre de fidélité à chaque essai, le mystère de leur accordage.

I am the Eggman © José Parrondo / L’Association

Un dernier mot pour signaler la sortie d’Une gamine dans la lune, troisième volume de l’“Anthologie Nicole Claveloux” chez Cornélius. À l’heure où j’écris ces lignes, je n’en ai malheureusement pris connaissance que sous forme numérique, ce qui me paraît bien insuffisant pour en parler. Mais ce que j’en ai perçu sur écran me permet d’affirmer qu’Une gamine dans la lune, tout comme l’ensemble de la production de cet éditeur exigeant, est un livre magnifique – et indispensable.

Jeremy Perrodeau, Le long des ruines, éd. 2024, janvier 2021, 232 p., 28 €
Gabri Molist, Dormir c’est mourir, Bang éd., novembre 2019, 264 p., 20 €
Lucas Méthé, Maman amoureuse de tous les enfants, Actes Sud BD, janvier 2021, 112 p., 22 €
Alberto Breccia & Juan Sasturain, Perramus, Futuropolis, novembre 2020, 480 p., 45 €— Feuilleter le livre
Léopold Prudon, Shanghai chagrin, L’Association, janvier 2021, 144 p., 17 € Sammy Stein, Visages du temps, Éditions Matière, novembre 2020, 280 p., 29 €
Michel Esselbrügge, Menotte & Quenotte, L’Employé du moi, janvier 2021, 176 p., 16 €
José Parrondo, I am the Eggman, L’Association, février 2021, 304 p., 18 €