La raison instrumentale

Détail de couverture, éditions Folio des Irremplaçables de Cynthia Fleury

J’ai trouvé dans Les Irremplaçables (Gallimard, 2015) de Cynthia Fleury une définition de la « raison instrumentale ». J’aime bien les définitions.  Celle-ci  ravive ma perception d’un phénomène que, jusqu’alors, je m’étais contenté d’appréhender avec désinvolture, comme si ne pas condescendre à le définir suffisait à marquer mon antagonisme. Ce n’est pas très socratique.

La définition fait l’objet d’une note en bas de page, après un développement convaincant, étayé de références canoniques (Kant, Nietzsche, Freud, Jankélévitch), sur la vis comica comme « figure d’individuation ». (Cynthia Fleury distingue quatre figures d’individuation, qu’elle oppose à l’individualisme et nomme  : Gnôthi seauton/Mêden agan, imaginatio vera, pretium doloris et vis comica).

« La raison instrumentale définit une raison au seul service de la performance économique, de l’efficacité de la production, de la rentabilité, qui n’interroge plus la finalité des actes qu’elle commet. La raison est réduite au seul rang d’outil, de moyen, d’instrument, de calcul, et non plus de finalité, ou d’exigence critique. » J’avoue que commençant la lecture des Irremplaçables j’avais craint de m’enfoncer dans une de ces zones grises à l’éditorialisme satisfait, terne et studieux, qui m’attirent d’autant moins quand l’auteur commence à frôler dangereusement le rôle de  philosophe de service  dans les médias. Poursuivre ma lecture a déjoué ce préjugé. En tout cas, grâce à cette définition pleine de sûreté pédagogique, j’ai pu mieux cerner le visage de l’ennemi. Car, dans les moments d’enthousiasme où je me sens apte à épouser une conviction, je tombe à bras raccourcis sur la raison instrumentale. Elle m’apparaît comme le visage le plus évident,  peut-être même la source, de ce qu’il me semble juste de combattre. Et si j’avais eu tendance à l’oublier, à diluer les contours de ce visage dans le visage tentaculaire et flou de la Nuisance, Cynthia Fleury me le rappelle ici avec clarté.

(Incidemment, cela me ramène au souvenir de Claude Bieber, mon professeur de philosophie en terminale à la Doctrine chrétienne de Verdun, établissement  où je me retrouvai à dix-sept ans après que l’enseignement public eut épuisé sa mansuétude envers mon manque d’assiduité et de pondération.  Je revois l’abbé Bieber nous parler du Manifeste du Parti communiste — c’était au programme et, à ma connaissance, aucune association, aucune famille, même catholique pratiquante, aucun élève ne s’était déclaré offusqué par cette irruption du Grand Satan dans nos jeunes têtes ignorantes, et le fauteur de  troubles a même pu, heureuse époque,   terminer sa vie sans décapitation —, de Platon et de Bergson.  Claude Bieber avait les cheveux en brosse, une cigarette roulée éteinte à la commissure des lèvres, le regard parfois malicieux parfois teinté d’une timide mélancolie. Mon intérêt pour la philosophie, aiguillonné par l’enseignement de cet homme, prêtre catholique en plein et fluide accord avec la laïcité, et malgré ma défiance envers l’excès de jargon sérieux*, ne s’est jamais démenti.)

La raison instrumentale, c’est la construction des « grands ensembles » dans les années soixante pour y stocker de la main d’œuvre immigrée (mais pas seulement), ces « quartiers » dont on s’étonnera cinquante ans plus tard de devoir soupçonner une partie des habitants de menées islamistes. C’est le bétonnage tous azimuts. C’est le baratin managérial qui enrobe les suicides d’agriculteurs, les suicides de policiers, les suicides à France Télécom. La langue du crime.  La raison instrumentale  fait cracher ses entrailles à la planète pour gonfler les dividendes. Elle tient l’encensoir de l’économie mafieuse ( paradis  fiscaux, blanchiment). Elle nous invite si gentiment à nous prosterner devant son règne qu’on l’accueille à bras ouverts avant même qu’elle ait fini son laïus. Elle nous enchante la vie avec ses bulles financières et ses crédits toxiques. Dans ce désastre nous  sommes tous embarqués. Innocents ni vous ni moi. Même si nous exprimons notre opposition, avec les moyens qui nous sont propres. Pour en sortir, il faudrait croire au possible abandon de la raison instrumentale comme attitude globale.  En avons-nous la force et le désir ? La force d’en accepter les conséquences, le désir de mettre fin à notre collaboration, en commençant par exemple à répudier nos aspirations matérielles les plus dérisoires. Puisque nous sommes de bons petits consommateurs, pour qui ça urge d’arracher nos masques et nous ruer sur les vitrines, on devrait apprendre à consommer  l’idée de notre propre inconséquence sous le vernis de moraline qui nous tient lieu de courage (C’est le moment de me demander :  est-ce que je ne serais pas en train de me gargariser d’empathie planétaire, de me livrer à une démonstration rutilante de rectitude humaniste, dans ce réquisitoire sans péril ? Sans compter le fait que presque chaque jour, je passe dans la rue près d’au moins trois personnes sans domicile ni ressources et que je dois me souvenir que ce n’est pas normal ni acceptable et qu’il faudrait faire quelque chose sur le plan politique et me dire qu’il n’est pas normal non plus que la conscience abstraite de cette injustice ait fini par supplanter la compassion active et la nécessité de leur venir concrètement en aide, de changer leur condition etc). Il y faudrait une sorte de foi déceptive et sans faiblesse, que je ne suis pas sûr d’avoir. Mais nous n’est pas je. Nous est parfois plus lucide et plus sage que je. Parfois.

Voilà, ces choses me sont venues ou revenues à l’esprit avec le livre de Cynthia Fleury. Comme m’est revenu le souvenir du père Bieber, qui nous parlait avec calme et méthode de  Marx et Engels. Qui nous initiait à l’histoire de la pensée. Il faisait son travail ; l’irremplaçable travail de transmettre et d’enseigner. 

* Il ne s’agit pas d’exiger des philosophes qu’ils écrivent dans une langue intégralement et immédiatement familière, qu’ils s’interdisent par exemple de forger des mots-concepts nouveaux, si ceux-ci répondent à un motif autre que l’afféterie, le bluff ou la concurrence académique. Ces travers  ne sont pas toujours faciles à discerner.  Et s’insinuent peut-être à plus ou moins haute dose, de manière délibérée ou non,  jusque dans les œuvres auxquelles va notre plus grand intérêt.  Hypothèse qui ne saurait suffire à conclure à la nullité de ces dernières, mais disqualifie salutairement, si besoin était,  la notion de disciple.