Écrire Auschwitz : de la conscience à la surconscience mémorielle

Fransiska Louwagie, Témoignage et littérature d’après Auschwitz (détail de la couverture)

Avec Témoignage et littérature d’après Auschwitz, Fransiska Louwagie nous prouve que la question de l’écriture sur l’extermination nazie, qu’elle soit le fruit des témoins ou d’écrivains issus des générations postérieures, est toujours d’actualité. L’essai part du principe que l’existence de disparités majeures entre les auteurs des différentes générations n’empêche pas d’importantes continuités. S’il est essentiel de distinguer ce qu’on peut appeler la littérature sur et après Auschwitz, il demeure nécessaire de les penser dans leurs interactions. Les frontières entre les générations et les écritures ne sont de toute façon ni nettes ni imperméables. Raymond Federman par exemple est né la même année qu’André Schwartz-Bart mais son œuvre est beaucoup plus facilement considérée comme relevant d’une littérature d’après. D’autant que, comme le souligne Fransiska Louwagie, bien des auteurs « ne se considèrent pas nécessairement comme des “héritiers” de l’expérience en tous les sens du terme » (40).

Ce point de départ explique la composition du livre en deux parties : après une introduction qui sonde finement un certain nombre de problèmes généraux, une première partie porte sur les écrivains contemporains d’Auschwitz et une seconde sur ceux qui appartiennent aux générations d’après. C’est de la sorte que l’essai scrute, au sein des évolutions de l’écriture, la persistance des grandes interrogations qui les traversent. En accordant à chaque auteur une section propre, Fransiska Louwagie entend rendre compte à la fois de la pluralité et de la singularité de ces textes.

La première partie, principalement consacrée à la littérature des témoins, s’attache à ce que, à la suite de Claude Mouchard dans Qui si je criais… ? et de Catherine Coquio dans La Littérature en suspens, Fransiska Louwagie nomme des œuvres-témoignages. Cette appellation permet de faire apparaître l’ambivalence constitutive de ces textes, entre témoignage et œuvre littéraire. Car la notion d’œuvre-témoignage réunit deux termes que, théoriquement, rien n’oppose mais qu’une perception largement partagée, une attitude presque spontanée, une histoire culturelle et intellectuelle, tendent pourtant à séparer. Parmi ces œuvres-témoignages, l’essai déplie une suite d’études sur Antelme, Schwarz-Bart, Rawicz, Semprun et Kertész. Si la plupart de ces écrivains sont presque devenus des « classiques » parmi les spécialistes, certaines de ces œuvres demeurent encore mal connues du grand public et méritent d’être redécouvertes. Les lectures de Fransiska Louwagie offrent de surcroît des angles d’attaques neufs, qui permettent de renouveler notre regard sur ces textes et d’en enrichir la lecture. L’essai s’intéresse par exemple, chez Jorge Semprun, déporté politique très connu pour Le Grand Voyage et L’Écriture ou la vie, à deux œuvres plus confidentielles, Quel beau dimanche et L’Algarabie qui revisitent l’expérience des camps et l’engagement de Semprun à la lumière de sa rupture avec le communisme. Chez Schwarz-Bart, le livre ausculte l’influence de Candide de Voltaire sur Le Dernier des justes avant de réfléchir aux relations que ce texte entretient avec une œuvre moins connue, L’étoile du matin. Ce roman, publié de manière posthume en 2009, fait retour sur l’expérience de la Shoah à partir d’une situation empruntée à la science-fiction : le texte y est présenté comme un manuscrit retrouvé à Yad Vashem en l’an 3000 alors même que le génocide a fini par s’effacer des mémoires. Ce dispositif narratif force le lecteur, dont la culture est indissociable du génocide, à délaisser la posture qui est usuellement la sienne, à confronter son savoir à la possibilité de sa propre disparition et à accepter de redécouvrir un événement qu’il croit connaître. Écrit alors même que l’ère de la mémoire et du témoin battait son plein, L’étoile du matin interroge avec lucidité le processus d’oubli et de négation qui est toujours souterrainement à l’œuvre dans notre société et qui était en germe dès le projet nazi, fondé sur l’effacement des traces et des preuves de l’extermination.

La seconde partie de l’essai aborde quant à elle des œuvres issues des générations d’après, celles de Georges Perec, Raymond Federman, Henri Racymow, Gérard Wajcman et Michel Kichka. Plus encore que dans la première partie, l’ouvrage est une véritable invitation à la lecture, qui explore des pans mal connus de notre patrimoine littéraire. On saluera le choix d’un tel corpus qui relève la gageure de mettre en lumière la pérennité des interrogations mémorielles et l’immense variété des formes et des moyens utilisés pour s’y confronter. Chez Henri Raczymow, Fransiska Louwagie se penche notamment sur la manière dont, dans quelques œuvres récentes, Quartier libre et Dix jours « polonais », l’écrivain délaisse le roman et se tourne vers l’autobiographie, infléchissant la manière dont ses textes portaient jusqu’alors la mémoire de la Shoah. Avec Michel Kichka, c’est la bande dessinée qui est le support de cet examen. Deuxième génération. Ce que je n’ai pas dit à mon père : le titre même de cette œuvre, écrite en regard de Maus d’Art Spiegelman, interroge la place de l’auteur dans la chaîne mémorielle.

Quelques mots sur l’œuvre déconcertante de Raymond Federman permettront peut-être de mieux cerner les difficultés auxquels ces auteurs s’affrontent. Émigré aux États-Unis, l’écrivain est aujourd’hui trop peu lu en France malgré le caractère résolument novateur de ses textes. Ostensiblement expérimentale et postmoderne, son œuvre se situe en porte-à-faux avec les attentes du lecteur quant à la mémoire de la Shoah. Plus : elle s’en joue en développant une esthétique délibérément anti-mimétique. Fransiska Louwagie nous en donne un aperçu en étudiant La Fourrure de ma Tante Rachel en parallèle de sa version anglaise, traduite par l’auteur lui-même. L’accumulation de digressions y retarde sans cesse l’histoire de la tante Rachel qui ne sera pas racontée au lecteur alors qu’elle lui est promise continuellement. C’est dans ce jeu, qui rappelle par certains aspects Jacques le fataliste de Diderot, que se tient l’absence fondamentale, le manque premier chez Federman : celui lié à l’anéantissement de plusieurs membres de sa famille. Ce vide, on le comprend, s’exprime à l’opposé de la manière dont il se manifeste chez Perec, en particulier dans W ou le souvenir d’enfance qui est un texte troué de silences, de ruptures, de béances. À l’incapacité à dire les camps et la mort de la mère chez Perec, répond cette parole intempestive, bavarde et digressive qui, dans sa prolifération même, ne cesse de témoigner du manque dont elle provient et qu’elle ne parvient jamais à recouvrir. La parole prolixe est à la fois ce qui masque la disparition et ce qui l’exhibe.

Tous ces auteurs partagent ainsi, comme l’indique Fransiska Louwagie, une propension, souvent plus forte que chez leurs prédécesseurs, à théoriser leur rapport à l’événement, à la mémoire et à l’écriture qui en résulte. Cette tendance correspond à ce que l’essai appelle une « surconscience postmémorielle » (43), terme forgé en référence au concept de « surconscience linguistique » que Lise Gauvin analyse pour les auteurs francophones postcoloniaux chez qui la langue ne va pas soi. En l’occurrence, dans cette littérature d’après, c’est la mémoire qui ne revêt aucune forme d’évidence, et peut-être encore moins de légitimité, comme on le voit très nettement dans W ou le souvenir d’enfance de Perec où l’auteur ne parvient à aborder le génocide que par l’entremise d’une fiction, une utopie au sujet d’une île appelée W et où le sport règne en maître. Celle-ci se révèle peu à peu être un terrible reflet de l’univers concentrationnaire. Il y a là une substitution essentielle : à la place du discours autobiographique incapable de dire ce qui n’a pas été vécu, ce dont on n’est pas le témoin, se tient une fiction qui ne pourra exprimer les choses que de manière indirecte et approximative. Et c’est d’ailleurs fréquemment dans le rapport au langage que cette « surconscience postmémorielle » se dévoile, comme en attestent les jeux sur la langue, en particulier chez Federman et Perec. Le plus exemplaire d’entre eux est certainement ce lipogramme qui, dans La Disparition de Perec, supprime la lettre e dans l’ensemble des trois cent pages du roman. Or, lu en regard de son intrigue où des personnages appartenant à une même famille disparaissent les uns après les autres sans qu’on ne retrouve jamais leur corps, cette ablation de la lettre e ne peut plus être tenue pour un simple jeu gratuit ou virtuose : c’est l’image implicite et glaçante d’une élimination arbitraire et mathématique, la métaphore implacable d’une extermination en série. Et c’est surtout le signe que cet anéantissement, qui n’a pas été vécu directement, se dit souvent, pour ces générations d’après, dans l’oblique d’un rapport à la langue et à l’écriture que la Shoah détermine elle-même en profondeur.

Fransiska Louwagie, Témoignage et littérature d’après Auschwitz, Rodopi/Brill, « Faux Titre », juin 2020, 383 p.