De la révolution syrienne, des opposants et de la loi César. Une caricature de Youssef Abdelké

© Youssef Abdelké

Youssef Abdelké, peintre, graphiste et caricaturiste syrien, résidant à Damas après un exil de 24 ans à Paris, opposant de longue date au régime et ayant séjourné plusieurs fois en prison, ne livre pas vraiment un scoop dans son dernier dessin. Ce petit dessin publié sur la plateforme indépendante awanmedia a pourtant provoqué une avalanche d’injures haineuses, comme celles qui se déversent sur toute personne qui tente de décrire la réalité telle qu’elle la perçoit, sans faire allégeance à quelque parti ou groupe politique que ce soit.

À l’occasion de la loi César, adoptée par le congrès américain et devant être mise en application le 17 juin dernier, Youssef a livré plusieurs dessins dénonçant cette nouvelle stratégie de sanctions officiellement dirigée contre le régime, stratégie qui, dans les faits, ne fera qu’étrangler et étouffer davantage la population, déjà exsangue. Le dessin qui nous occupe se réfère lui aussi à cette loi César.

© Youssef Abdelkké Flèche : opposant basé à l’étranger.
L’homme en haillons : « Mais la loi César, elle va affamer les gens, elle ne va pas faire tomber le régime ! »
Opposant basé à l’étranger : « Mais ça, on s’en fout ! Nous, les gens de l’intérieur, tout ce qu’on veut, c’est niquer leurs sœurs ! »
L’homme en haillons : « Mais la révolution, elle était pour les gens ! »
Opposant basé à l’étranger : « On s’en fout, tout ce qu’on veut, c’est que leurs sœurs soient bien niquées ! »

Le dessin met en scène deux personnages : à droite, un pauvre Syrien de l’intérieur, squelettique, face à un personnage énorme, un gros plein de soupe, blindé. Celui-ci étiqueté comme « opposant basé à l’étranger » grâce à la flèche, représente toute une classe de Syriens vivant à l’étranger, aux frais des différents pourvoyeurs de la guerre. Il arbore, sur le revers droit de son vêtement, le drapeau turc. À ses pieds, le drapeau du Qatar. Le drapeau américain, lui, est accroché comme une fleur à l’oreille. Au bas du veston on note le drapeau de l’Arabie Saoudite. Et sur le côté gauche brille une brochette d’étoiles, 5 étoiles comme la désignation hyperbolique et ironique du drapeau de la « Révolution » avec 2 étoiles de plus, comme un hôtel 5 étoiles, et comme il se doit pour un personnage important qui court de Genève à Londres puis à Paris pour parler Révolution, société civile, émancipation des femmes, plateforme démocratique, littérature de l’exil, écrits libres de la Syrie. Le 5 étoiles s’exprime sans vergogne avec force « nous, notre peuple… ». Et pour compléter la tenue, une cravate ornée du dollar serre son cou.

Face à lui, le personnage en haillons, dans une position d’humilité, supplie : « Mais la loi César, elle va affamer les gens, elle ne va pas faire tomber le régime ! »  Réponse du 5 étoiles en hurlant : « Mais ça, on s’en fout ! Nous, les gens de l’intérieur, tout ce qu’on veut, c’est niquer leurs sœurs ! »

L’homme en haillons : « Mais la révolution, elle était pour les gens ! » Réponse du 5 étoiles : « On s’en fout, tout ce qu’on veut, c’est que leurs sœurs soient bien niquées ! »

Youssef Abdelké montre là le visage des « opposants » syriens vivant à l’étranger, le visage de ceux qui ne sont en réalité que les vassaux des pays impliqués dans cette guerre civile, de ceux dont la révolution est le fonds de commerce. Une « révolution » à la sauce qatarie et/ou turque et/ou états-unienne et/ou arabo-saoudienne, mais pas syrienne. Une affaire d’intérêts et de gros sous, entretenue et mise en scène par une foison de structures médiatiques, journaux, radios, télés, sites internet, réseaux sociaux qui font résonner à travers le monde les voix de ces « révolutionnaires engagés », de colloques en soirées, de rencontres en expositions, de concerts en manifestations culturelles…bien loin de la Syrie. Qui sont donc ces opposants ? L’ancien porte -parole syrien du Haut Comité des Négociations à Genève, divulgue sur FB des informations sur l’origine de ces opposants dont lui-même fait partie : « Plus de 80°/° des écrivains, journalistes, intellectuels syriens [qui sont à l’étranger] sont inféodés à Azmi Bishara, qui dirige une flotte de médias qataris dont la fonction est de chanter « la révolution ». Un article dans Le Monde du 16 novembre 2018 par Benjamin Barthe fait un portrait élogieux mais en même temps presque caricatural du personnage, le présentant comme un espoir pour la démocratie, le désignant comme « l’éminence libérale de Doha », adversaire des dictatures du Proche Orient, de l’Arabie Saoudite, etc. Le personnage dirige un empire médiatique, il est le principal conseiller de l’émir, ce qui peut laisser songeur sur sa qualité de démocrate.

La caricature de Youssef Abdelké montre la nature de ces « révolutionnaires » qui vivent à l’étranger et tirent les ficelles du jeu tragique qui se déroule au loin, en Syrie. Youssef Abdelké n’emploie pas le terme « peuple », mais « gens » car le mot « peuple » est celui de « ces activistes » de l’étranger, relayé par les médias. Le dessinateur dénonce ici une imposture, celle du 5 étoiles prétendument révolutionnaire mais bénéficiant des subsides des pays qui figurent sur sa veste. Il est d’ailleurs représenté comme un gros porc.

Que nous disent les paroles des bulles ? Elles nous font entendre une haine et un mépris pour les gens de l’intérieur, c’est-à-dire pour les Syriens qui vivent en Syrie, à Damas, Alep, Homs, Hama, Lattaquié, Tartous etc., ces villes qui ne sont pas aux mains des Turcs et de leurs alliés djihadistes de toutes provenances, ou des Américains. Le 5 étoiles considère les Syriens de l’intérieur, comme s’ils étaient, eux, les partisans du régime et avaient œuvré à son maintien au pouvoir. Or, le régime s’est maintenu grâce à ses alliés fidèles et puissants.

Le dessin nous fait entendre la voix des Syriens qui souffrent, c’est le Syrien en haillons auquel le gros 5 étoiles n’a rien à répondre, hormis la même insulte haineuse.  C’est ce que dit le dessin, ce qu’il nous fait entendre. Mais ce qu’il ne dit pas explicitement et qu’il sous-entend ironiquement, de là où nous sommes pour le lire, c’est qu’aux yeux de l’Occident, le 5 étoiles représente les vrais révolutionnaires, qui seraient ceux qui luttent de l’extérieur, depuis leurs cafés parisiens, londoniens, berlinois, depuis leurs conférences dans les universités européennes, leurs plateformes politiques, leurs réseaux sociaux déconnectés de la réalité des Syriens de l’intérieur et de ceux de l’extérieur également qui ne font pas partie de ces réseaux. Leur discours est devenu le discours de référence de ceux qui luttent pour la démocratie, la liberté, l’égalité, l’émancipation des femmes, les droits de l’homme, la révolution enfin, la parole politiquement correcte porteuse de la Vérité sur la situation en Syrie, parole non contestable, qui ne fait pas débat.

L’homme en haillons rappelle au 5 étoiles son propre discours sur le « peuple syrien », sur la lutte pour la liberté… Il le met au pied du mur, démontant sa rhétorique de propagande où les valeurs proclamées sont en vérité adressées aux pourvoyeurs des acteurs ou instruments de la guerre. Car si l’on parle abondamment du dictateur Assad, à juste titre, on omet d’analyser, d’informer sur la nature de ceux qu’on appelle « les révolutionnaires » les combattants pour la démocratie, qui sont, en réalité, des mercenaires, djihadistes, fanatiques qui dévastent et ruinent le pays. Cette réalité complexe n’est pas montrée ni commentée dans la presse grand public, les médias, la télévision, elle ne correspond pas au discours politiquement correct seul audible en Occident, répandu par les 5 étoiles qui pourtant connaissent la réalité sur le terrain.

L’homme 5 étoiles a une fonction, instrument de propagande à répandre des slogans tels que « La Révolution vaincra », « Notre peuple atteindra son but », La loi César va faire tomber le régime ». Nous avons déjà vu dans l’histoire récente ce qu’il en était des blocus et des boycotts, en Irak et en Iran, à Cuba. Ces mesures ont précipité les populations dans la misère, ont causé la mort de centaines de milliers d’enfants sans faire tomber les régimes. Mais les politiques occidentaux avaient la conscience tranquille, convaincus d’œuvrer pour la démocratie. Le 5 étoiles syrien a ses cartes à pointer tous les jours pour justifier de ses appointements. Les accessoires sur ses vêtements sont autant de signes sans équivoque de sa vassalité, lui conférant un statut qui fait apparemment sa fierté. En outre, le 5 étoiles syrien n’est pas seulement syrien, il peut être libanais, palestinien, jordanien, employé dans des structures en Occident et devenu soudain expert de la Syrie. Tous ces 5 étoiles et même les 4 étoiles, les 3 étoiles, les 2 étoiles sont des pions sur l’échiquier.

L’expression « nique ta sœur », extrêmement vulgaire en français, empruntée au langage populaire des plus ordinaires en arabe,  laquelle se manifeste à l’occasion du moindre conflit, traduit en arabe une volonté d’anéantissement sans pitié comme celle qui animait les luttes les plus acharnées entre tribus ennemies où les femmes étaient, dans leur sexe, les premières victimes. Le sexe de la femme est la cible de la violence la plus extrême, tirant son origine ancestrale purement djihadiste, de la « razzia », expédition guerrière où l’on dépossédait le vaincu de tous ses biens et notamment de ses femmes, qui devenaient la possession du vainqueur et subissaient le viol. Terrifiante violence sociale. Ce langage est utilisé sur les réseaux sociaux contre les Syriens qui sont encore en Syrie, entre les divers groupes djihadistes qui luttent contre le régime de même qu’entre les opposants de différentes obédiences.

En vérité, cette caricature de Youssef ne dit rien qui n’ait déjà été dit et redit, entre les « opposant basé à l’étranger » eux-mêmes, s’accusant mutuellement des pires magouilles de fric sous couvert d’alliances honteuses. Alors pourquoi ce dernier petit dessin qui met en scène des personnages déjà connus dans la production de Youssef déchaîne – t – il une telle vindicte ? Pourquoi tant de fureur contre un artiste indépendant qui, depuis plus d’un demi-siècle, n’a jamais monnayé ses caricatures ?

Ce dessin n’est pas politiquement correct, d’où l’hostilité qu’il déclenche. Le politiquement correct annule tout débat puisqu’il suppose un consensus non questionnable. Ici le consensus s’est formé avec les Syriens arrivés au début de la guerre, personnes non recherchées par le régime, qui pour la plupart occupaient une position confortable chez eux, dans les structures du régime, entretenant des liens avec l’Europe via les institutions, les entreprises du régime et les institutions européennes (Universités, Grandes écoles, Grandes entreprises).  On retrouve de nos jours, en Europe, cette classe officielle de Syriens, la classe proche d’Assad, recyclés en révolutionnaires.

Youssef Abdelké, comme tous les artistes et écrivains syriens indépendants qui font autorité dans leur domaine, qui n’ont pas été achetés par quelque partie que ce soit, opposants au régime d’Assad, esprits éclairés désireux de démocratie, a vite pris conscience de ce qui se jouait sur le terrain de la Syrie. C’est tout à son honneur de n’avoir jamais adhéré à aucun groupe de propagande, d’avoir toujours dénoncé aussi bien la dictature d’Assad que la barbarie des groupes de combattants, d’être resté un esprit libre. Comme celle de tant d’autres artistes et écrivains syriens, restés en Syrie ou partis en exil, mais indépendants, sa voix ne peut être entendue par les structures médiatiques, culturelles, éducationnelles en l’état actuel des choses.

Note biographique  Né à Kamechli en Syrie en 1951, Youssef Abdelké est diplômé de la Faculté des Beaux-Arts (gravure) de Damas en 1967. En 1978, il est emprisonné pendant près de deux ans pour son engagement dans le Parti d’Action Communiste, sous le régime de Hafez-El-Assad. Son intérêt pour la caricature remonte à 1968, année où il publie ses premiers dessins.  À la même époque, il mène des recherches sur la caricature en Syrie et sur les caricaturistes arabes et leur technique. Après sa libération, il quitte la Syrie et s’installe à Paris en 1981. Il suit des études aux Beaux-Arts à Paris et obtient son diplôme en 1986, puis il soutient une thèse de doctorat en Arts Plastiques à l’Université Paris VIII en 1989 tout en développant son travail de gravure et de dessin au fusain.

© Youssef Abdelké

En 2005, il prend un risque réel en retournant en Syrie sans l’autorisation du pouvoir, courant le danger d’être arrêté à sa descente d’avion, après vingt-cinq ans d’interdiction d’entrée sur le territoire. La veille de son retour, j’ai réalisé un long entretien avec lui qui a été publié en première page du quotidien international Al-HAYAT, le jour-même de son arrivée. De retour à Damas, Youssef Abdelké poursuit son travail. En 2010, les autorités syriennes lui retirent son passeport syrien, lui interdisant ainsi de quitter la Syrie. Le 18 juillet 2013, il est arrêté à un barrage des services de la sécurité politique syriens aux abords de Tartous, à la suite de la signature d’une pétition rédigée par plusieurs intellectuels syriens, mentionnant son attachement aux principes de démocratie. Youssef Abdelké est libéré le 22 août 2013 sur décision d’un juge. Il est enfin autorisé à se déplacer librement en Syrie et à l’étranger. Il vit actuellement à Damas.

© Youssef Abdelké

Alain Jouffroy a rendu un vibrant hommage à l’œuvre graphique au fusain de Youssef Abdelké : « Grand observateur du phénomène vivant, graveur précis, rigoureux, méthodique, mais aussi poète en image, Abdelké a représenté d’abord des groupes humains aux têtes masquées, des acteurs en quête d’auteur, comme les personnages de Pirandello. Il les inscrivait dans la nuit, une nuit terriblement ténébreuse, où la mort et les monstres étaient omniprésents. Ce fut sa « comédie humaine », une comédie tragique, d’où le grotesque n’était jamais exclu. Peu à peu, les hommes ont disparu, et des animaux, des plantes ont surgi de la même nuit. Leur présence est si prégnante qu’on croit les toucher, les caresser des yeux. Aucun hyperréalisme là-dedans, ni même de « réalisme », au sens traditionnel de ce mot : tout se passe comme s’il réinventait, à chaque trait, la nature, une sorte d’encyclopédie, faite avec soin et au ralenti, des phénomènes naturels » (extrait du catalogue Youssef Abdelké – Fusains, 2005)