Nancy Huston : les gros mots ou le nom du père et le corps de la mère (Dire et interdire)

jurologie (détail de l'ancienne couverture Payot)

L’ai-je inventé ? Je crois me souvenir que Nancy Huston disait que le seul apport de son Alberta natal à la culture universelle était le YAHOO ! que lancent les champions de rodéo à Calgary, haut lieu de la pratique de leur sport. Mais corrigeons aussitôt : l’Alberta a également donné à cette même culture Nancy Huston qui a sillonné le monde intellectuel de Montréal à New York et de New York à Paris (où elle réside aujourd’hui encore). C’est d’ailleurs à Paris qu’elle a suivi le séminaire de Roland Barthes et y rédigea un travail de fin d’études en 1977 avant qu’il soit édité sous forme remaniée aux éditions Payot en 1980. Republié chez le même éditeur au format de poche en 2002, le voici qui vient de ressortir en 2020. L’objet de cette recherche, ce sont les mots malséants de diverses catégories et dont certains au moins ont fait ou font encore l’objet d’interdits, de rejets, de sanctions. Ajoutons que cette reprise  récente tombe à pic dans une période où nous sommes enclins à relire et par exemple à renouer avec la sémiotique à ses débuts.

Le présent petit volume est riche d’aperçus divers se faufilant dans les marges de la langue qui sont souvent des lieux de condamnation et d’interdiction. Ainsi, avec Huston, nous distinguerons quatre catégories de pratiques langagières en rupture, illustrées majoritairement dans le présent ouvrage en référence au français et à l’anglais. On serait tenté d’y ajouter d’emblée le joual du Québec qui offre ci l’exemple de quelques pittoresques usages. Dans sa remarquable enquête sur le domaine une enquête parfaitement informée et juste un peu brouillonne à l’occasion, Nancy Huston commence avec les mots sacrilèges qui furent parmi les premiers à être sanctionnés puisqu’ils attentaient à la religion et à la divinité. A noter en passant que le dieu des chrétiens ne possède pas de nom, comme le manifeste ce « non-nom » qu’est l’interjection « nom de Dieu », évocatrice d’un titre et non d’un patronyme (forcément). Mais le chapitre le plus copieux a trait aux mots obscènes, qui tous ont trait au corps et à la sexualité avec un crochet remarqué par l’excrémentiel. Or, c’est évidemment sur ces gros mots qui sont aussi des mots sales sur lesquels la pratique des langues se livre à tout un travail d’euphémisation auquel on viendra. Place est faite ensuite dans l’ouvrage aux injures et aux jurons qui puisent éventuellement dans les répertoires précédents.

Deux remarques d’emblée s’agissant de la construction de l’étude. Quant à l’aspect formel, toute une circulation d’une catégorie à l’autre caractérise le volume. Ainsi « foutre », même s’il s’appuie sur une origine toute virile et est relayé par des vocables dérivés est présent partout et passe d’un répertoire à l’autre. C’est aussi le cas du mot « con » tant utilisé dans les significations les plus diverses mais le plus souvent avec valeur péjorative et toujours en appui sur l’organe du corps féminin que l’on sait. Quant aux contenus et à leur caractère social, l’on retiendra que « la domination masculine » s’est exercée au fil des temps sur toute la création lexicale propre aux gros mots, les femmes n’ayant pas la parole sur le sujet : elles sont objets et non sujets des mots créés. C’est d’ailleurs par une sorte de « manifeste » féministe que terminera Nancy Huston dans le chapitre « Perspectives sur le lac », chapitre dont l’à propos n’est plus à dire.

Reprenant  la distinction que fait Lévi-Strauss entre le Cru et le Cuit, Huston défend l’idée qu’il est toute une cuisine ou une lessive du vocabulaire visant à rendre la langue propre ou honnête. Pour les gros mots, on parle d’ailleurs facilement de crudités. De là qu’ils soient employés presque exclusivement par les hommes et de préférence en l’absence des femmes dans le cadre en particulier de la bonne société. C’est au XIXe siècle que l’auteure situe l’efflorescence du lexique ordurier au temps où le blasphème tendait à disparaître ou à ne plus être sanctionné. Mais l’obscénité n’en demeure pas moins affaire virile ainsi qu’en témoigne le relevé de quelques centaines de termes désignant le sexe féminin, tous inventés par la gent masculine (cf. les pages 80-81 ici même). On verra que dans les termes ainsi retenus même la phonétique joue son rôle : certains phonèmes sont tenus pour plus obscènes que d’autres : le « b » à l’initiale, par exemple est facilement suggestif (voir « baiser », « bordel » ou « bougre »). « Les phonèmes des mots tabous sont arbitraires, écrit Huston, mais peuvent être facilement remotivés. » (p. 101)

Il est encore relevé ici que les enfants accèdent au langage par les excréments dont ils apprennent à se délester et en les identifiant verbalement comme étant « sales », comme il se doit. Et de parler d’une gestion familiale des déchets renvoyée à la scatologie. « Leur lexique, écrit avec à propos l’auteure, grâce à cette découverte de la malédiction est désormais scindé en deux. Les vilains mots constituent, en quelque sorte, la première “langue étrangère” dont l’enfant fait l’expérience ; sa première rencontre avec l’étrangeté dans le langage » (p. 143). Et de s’appuyer sur S. Ferenczi prétendant que « les mots obscènes ont des attributs que tous les mots ont dû posséder dans une étape précoce du développement psychique » (p. 144). Pour Huston elle-même, « le premier refoulement appris par l’enfant, celui du plaisir fécal, deviendra le paradigme de tous les autres, le symbole même de tous les refus (nous disons en français “Oui ou merde ?) (p. 144)

Mais revenons-en aux femmes avec cette hypothèse forte : « Dans la grande majorité des cultures, tout se passe comme si les femmes étaient d’emblée du côté du tabou, et donc objets plutôt que sujets des discours du domaine. » (p. 77) Bref, elles veillent à la propreté du langage, bannissent les jurons et autrefois n’avaient même pas le droit de témoigner dans les procès, les hommes prêtant parfois serment la main posée sur les testicules.

On voit combien l’excellent ouvrage de Huston demeure aussi vivant qu’alerte. Combien aussi il regorge de plongées informatives qui demeurent passionnantes. Certes, Jacques Lacan a exploré depuis lors ces mêmes territoires. Et il est venu enrichir la théorie selon laquelle les « gros mots » de toute espèce sont sans doute moins des rebuts langagiers que des paroles qui éclairent l’ensemble de la formation socio-linguistique parfois en son plus central. Tout cela à partir d’un petit volume qui demeure irremplaçable, quarante ans après son apparition. Comme on s’en réjouit !

Nancy Huston, Dire et Interdire. Éléments de jurologie, Payot-Rivages, mars 2020., 240 p., 8 € 20