Matthieu Duperrex : Géologie animale et numérique (Voyages en sol incertain)

Voyages en sol incertain © Matthieu Duperrex

Co-fondateur du collectif Urbain, trop urbain, Matthieu Duperrex explore depuis une quinzaine d’années la notion d’Anthropocène en croisant sciences humaines, littérature et arts visuels dans des performances et des installations artistiques ; il enquête sur le terrain des milieux anthropisés comme dans son dernier livre, Voyages en sol incertain paru en 2019 conjointement en version papier aux éditions Wildproject et en version numérique augmentée aux éditions La Marelle.

Écrire la géologie de notre modernité

Œuvre hybride, Voyages en sol incertain est né de deux résidences successives en 2015, en Louisiane et à Marseille, sur les territoires jumeaux des deltas du Mississippi et du Rhône, fleuves dont Matthieu Duperrex met en exergue les géologies, les écosystèmes et les histoires parallèles. Son livre propose déjà dans sa version papier un ensemble complexe de textes de natures diverses qui débordent le simple motif de l’enquête géographique. Les récits d’observation, descriptions naturalistes, élégie en vers libres, récit d’expérience à la première personne sont accompagnés de dessins à l’encre de Frédéric Malenfer. La version numérique enrichit ces supports et contenus de photographies, vidéos et textes et propose de nouvelles formes de lecture, non seulement linéaire mais aussi par choix aléatoires ou clics sur une carte géographique pour explorer le territoire du livre par le biais d’hyperliens.

L’enquête sur les « fleuves travailleurs » (une expression d’Élisée Reclus que reprend Matthieu Duperrex) repose sur la comparaison des deltas du Mississippi et du Rhône, leurs configurations géologiques, industrielles et écosystémiques. L’auteur construit une « archéologie » sensible des sols sédimentaires, présentés comme une manifestation typique de la vie.  Au fil du temps, les sédiments se déplacent et se déposent pour former des sols, des territoires fertiles mais fragiles, sources d’une biodiversité incroyable à l’époque moderne, affectés ensuite par l’érosion et disparaissant sous nos yeux, en emportant aujourd’hui les modes de vie et les cultures (végétales, animales et humaines) dont ils ont jadis été le terreau. Les hommes ne sont pas de simples spectateurs de cette érosion ; ils en provoquent ou en accélèrent l’action, et les sédiments sont aussi liés aux pratiques humaines — constructions hydrauliques, exploitations minières, drainages et dragages, pollution industrielle des eaux et des sols…

Voyages en sol incertain, carte de navigation

Les deux deltas fluviaux du Mississippi et du Rhône sont donc abordés ici comme une opportunité d’enquêter sur l’un des visages de l’Anthropocène, à savoir l’impact de la transformation du cours des fleuves et des sols sur les paysages et les écosystèmes des milieux sédimentaires et humides : « Certains fleuves écrivent au terme de leur course ; ils calligraphient sur la côte de riches deltas de limon. Ces deltas sont leurs Mémoires. Les hommes écrivent par-dessus ce palimpseste de turbulences ; ils endiguent, artificialisent, fixent ». C’est une entrée originale et nouvelle dans le paysage  que Matthieu Duperrex explore : l’entrelacement des processus sédimentaires naturels et anthropisés est si inextricable qu’ils deviennent emblématiques d’une lecture écologique contemporaine du monde : « Une première leçon des sédiments est donc qu’il est devenu très difficile d’y considérer un partage strict entre la nature et l’artifice ».

À l’image de ces sédiments, le livre se présente comme l’espace d’une recherche, l’élaboration d’une forme d’écriture hybride apte à rendre compte de la richesse des formes de vie végétales et animales présentes sur ces territoires. Une poétique du sédiment, en somme, nourrie des formes et des langages sédimentaires, une esthétique possible pour dire les forces agissantes dans les paysages fluviaux, y compris parfois la laideur des forces anthropiques : l’extractivisme capitaliste, l’altération des milieux et « l’ontologie propre à cette part maudite des communs malpropres ». Initié dans une approche scientifique et documentaire des deltas de Louisiane et de Camargue, le livre a pris une dimension de récit : les vivants nous apprennent comment on habite, physiquement et poétiquement, ces espaces sédimentaires. « Il me fallait encore trouver des guides, au-delà des livres et articles savants que j’avais dévorés, pour me rendre au cœur du « cerveau du monde » (Walt Whitman). Ce furent, pour m’y emmener, ces fameux intercesseurs porteurs de toute une cosmologie, ces vivants – animaux et végétaux – qui s’agencent en familles narratives : les spectres, les résidents, les sentinelles et les voyants. Alors, et alors seulement, le récit a pu commencer son chemin et m’embarquer dans les voies sédimentaires de la littérature… ». Les 31 espèces animales et végétales  abordées dans le livre sont les « existants » de l’espace incertain des deltas fluviaux : Matthieu Duperrex les a choisis pour médiateurs, « en « manières d’être ici », des guides qui peuvent m’initier aux strates sédimentaires de ce sol si mal connu ». Les animaux apparaissent ainsi comme des initiateurs, plus encore que les végétaux, parce qu’ils sont les vivants les plus cachés dans le palimpseste des deltas. Ils ne laissent voir que leur sillage, selon l’expression de Jean-Christophe Bailly : « Chaque animal habite le réseau des apparences à sa façon, c’est-à-dire qu’il s’y cache » (Le visible est le caché, 2009). L’évocation des animaux suggère la fragilité et l’instabilité, comme l’apparition du renard, dans la courte vidéo de la version numérique, qui se laisse entrevoir furtivement, en bordure de route et à la lisière d’un champ, comme un être de frontière, un vivant funambule en équilibre sur la couture de différentes zones en transformation.

Les  animaux sont donc des initiateurs au sens chamanique du terme : ils convertissent à une forme de sagesse sédimentaire. L’auteur se refuse à une hiérarchie entre les vivants — l’homme apparaît comme un élément parmi d’autres du petit peuple sédimentaire et les animaux sont désignés par leur nom latin savant un peu énigmatique, manière de les relier les uns avec les autres et d’aplanir les préséances au profit de quatre grandes familles « d’intercesseurs » : « Les « spectres » nous font d’abord mesurer les pertes. Les « résidents » nous accompagnent dans l’exploration des nouveaux territoires. Les « sentinelles » nous devancent et sont annonciatrices des turbulences et des crises. Les « voyants » nous initient enfin à de puissants rituels ». Dans la partie « Fragments », le lecteur trouve une suite de récits brefs consacrés chacun à un vivant ; la structure « en leporello » du livre comme le réseau tissé par la version numérique dépassent le simple album ou la galerie de portraits ; l’enquête est organisée en fonction du rapport de chaque être avec un aspect du territoire à l’heure de l’Anthropocène, pour mieux articuler des strates de temporalité. Dans un entretien avec Jean-Christophe Cavallin, Matthieu Duperrex a souligné l’importance du rapport de son écriture (graphein) avec le temps et ses sédimentations dans la terre (géo), rapport qui fait surgir le « sentiment géographique ». Dans ce processus, les animaux apparaissent comme les meilleurs médiateurs/traducteurs, car ils permettent de changer plan, d’évoquer le temps long : « un bousier peut m’aider à (…) articuler des récits de la grande durée braudélienne (le bruit de fond géologique) avec le fait de ramasser des cailloux sur la plage. » Les animaux permettent donc de faire saillir l’invisible, de pratiquer cette « cure de vision » que l’auteur appelle de ses vœux et présente comme une méthode pour voir « des bruits de fond, des choses labiles, dans le vertige du temps ». Ces vivants sont « les fantômes de l’Anthropocène qui guident pour décrire le travail géologique de la modernité ».

Procambarus clarkii, Frédéric Malenfer (Voyages en sol incertain)

La « cure de vision » invite à se laisser éblouir par les existants non spectaculaires : les encres du peintre Malenfer proposent une image synthétique de l’existant animal ou végétal évoqué dans chaque chapitre, qui fixe le vivant dans sa forme présente et en souligne à la fois l’énergie et la grâce. Il y a, dans cette démarche plastique, une manière de chanter le monde (tout comme l’élégie qui vient clore le livre) et de désirer le ré-enchanter. Matthieu Duperrex insiste d’ailleurs sur sa proximité avec le philosophe David Abram, dont on connaît le souci de dépasser le « silence » de la terre, dans une vie en réciprocité avec la pluralité des formes d’êtres, une vie sensible à leurs chants et leurs récits. Un homme ne peut penser l’animal sans sa culture et les filtres purement humains qu’elle implique. C’est, dans Voyages en sol incertain, l’écrevisse qui surgit en même temps que son double dans le poème du Cortège d’Orphée  d’Apollinaire. C’est aussi le taureau dont les avatars antiques, minotaures et monstres bovidés, hantent la vision de l’auteur, et qui ne peut être appréhendé en dehors des émotions proprement humaines que l’animal suscite chez ce dernier — une « admiration mêlée d’effroi ». Des images classiques font aussi rêver l’auteur à ses « cornes en forme de lyre d’Orphée », et les références à Daudet et Pagnol pour les récits provençaux s’entrelacent avec la vision romantique de l’animal, qui devient sous la plume de Duperrex une métaphore du climat : « Le taureau restera toujours pour moi une créature des flots de fureur. Son écume à la gueule est comme le feston suspendu à la vague qui va tout dévaster ».

Voyages en sol incertain © Matthieu Duperrex

Le bestiaire des zones sédimentaires

L’exploration de l’univers des deltas et de leurs habitants suppose l’apprentissage d’un regard sur les formes marginales de vies : celles qui se tiennent à la frontière entre différents espaces et différentes temporalités (la notion de féralité prenant ici une importance particulière) mais aussi celles qui sont habituellement frappées du sceau de l’indignité (parasites, nuisibles, animaux dangereux pour l’homme…). Si le classement des vivants par Duperrex (spectres/résidents /sentinelles /voyants) repose sur les modes d’habitation du lieu et n’a rien des classifications biologiques habituelles, il est pourtant particulièrement pertinent dans le cadre d’un discours sur l’évolution de l’espace sédimentaire et sur les mutations à l’œuvre dans notre modernité géologique : l’Anthropocène est ici pensé comme un moment charnière entre disparition de certaines espèces, introduction artificielle d’autres, et entrelacs des vies de différents strates (et même de deux fleuves, deux continents différents).

Il n’est pas anodin que Duperrex commence par les animaux qui figurent la disparition du monde moderne : ces fantômes qui hantent le paysage et nous renvoient à la relation de tout vivant avec la perte, l’inerte, l’extinction. L’auteur revendique sa proximité esthétique avec Anna Tsing : là où celle-ci utilisait le champignon comme matrice d’une survie dans les « ruines du capitalisme », Duperrex choisit l’entrée des mondes sédimentaires. L’écrevisse rouge par exemple, nous fait remonter le temps et manifeste une temporalité révolue. Les logements qu’elle a construits en Louisiane après la catastrophe, loin de son habitat naturel, lui ont permis de se reproduire en pleine ville après le cyclone : elle illustre parfaitement l’idée de survie à la catastrophe. L’écrevisse est « une métaphore frappante de la disparition des terres et des marais d’eau douce, de toutes ces côtes de la Louisiane qui reculent inéluctablement devant la mer ». Quant au crabe bleu des bayous, il est présenté comme le trope d’une domination d’une espèce sur l’autre dans la chaîne alimentaire recomposée des estuaires anthropisés, mais il est aussi, parce qu’il doit se déplacer pour survivre, une sorte de « réfugié climatique », une terrible image de ceux, humains, qui fuient la faim et la peur en migrant au péril de leur vie.

L’observation des animaux « spectres » insiste par ailleurs sur le parallèle entre la disparition de certaines espèces et la destruction de certaines cultures ou pratiques humaines. C’est particulièrement perceptible dans l’exemple de la Camargue industrielle, dans les Salins du midi abandonnés par exemple où, l’enquêteur, tout comme il pourrait relever la présence de carcasses d’animaux morts, note « les engins mécaniques au repos, galerie de dinosaures que les promeneurs visitent avec respect. » L’homme n’est ici qu’un autre animal en voie de disparition sur la zone ; observer l’évolution des espaces sédimentaires c’est aussi sur un plan anthropologique constater le basculement et la mort de certaines cultures humaines (ouvrières, linguistiques, politiques, esthétiques…). Duperrex fait du taureau l’animal sédimentaire par excellence. Hantant la mythologie antique comme la corrida traditionnelle, il est composé de différentes strates culturelles, de superpositions de langues locales et d’histoires de la Camargue, de la Crau et du pays arlésien. Le taureau fait partie de ces animaux très liés à l’Homme et à sa culture, de ces animaux qui sombrent avec l’étiolement de ces cultures se transformant peu à peu en folklores avant de disparaître : l’animal symbolisait la puissance tragique des dieux antiques, et l’homme s’affrontait à lui en matador, mais désormais la Camargue disparaît et « ne reste du tragique que sa pantomime ridicule et néanmoins douloureuse ». L’observation des taureaux permet donc ici une méditation sur la mort : la mort de traditions autrefois particulièrement vivaces, celle des zones fluviales et des grandes plaines sédimentaires. Mais c’est aussi l’occasion d’une réflexion sur la violence humaine vis à vis des animaux, sur la cruauté que l’on reproche parfois à la culture elle-même d’instaurer, comme dans les codes de la corrida. Duperrex montre que les coutumes de mise à mort de la bête dans la tradition n’ont rien de comparable avec la violence du traitement animal dans la société actuelle : le toréro tuait, certes, mais il « nommait » l’animal et donnait un sens et une forme à sa mort, par le biais des coutumes et des gestes symboliques de la tauromachie. Dans la corrida, « le taureau n’a pas l’ombre d’une chance, mais il a un nom, une personnalité, C’est un qui, un soi ». En outre, « la mise à mort rituelle a cet avantage de lever le voile pudique posé sur la chosification des animaux » ; c’est-à-dire qu’elle exhibe la mise à mort et la transforme par la culture, rend visible l’invisible — motif et processus que l’on retrouve souvent à l’œuvre dans la vision zoologique de Duperrex. Quoi que l’on pense de la corrida, on peut considérer avec lui que lorsque les cultures humaines prennent en charge la mort de l’animal et la regardent en face, il y a une chance pour qu’on puisse encore faire jouer les mécanismes de l’empathie et du respect envers les vivants non humains, contrairement à ce qui se passe « dans un monde où l’abattage industriel est une dénégation du meurtre ». Le chapitre sur le taureau ouvre donc une fenêtre sur ce que nous perdons avec le recouvrement alluvial du delta du Rhône et donc avec disparition de la culture camarguaise si décriée : une certaine manifestation d’un rapport à l’animal comme soi, mis en scène au cœur d’une arène symbolique.

La deuxième partie de Voyages en sol incertain fait la part belle aux « résidents » des sols sédimentaires, ces nouveaux existants, souvent hybrides comme les agrégats rocheux de matières anthropiques accumulés dans les deltas : une « tribu des deltas », riche d’enseignements. Les activités humaines successives ont favorisé l’implantation de nouvelles espèces au détriment des locales. Ainsi la Camargue qui  est « une invention humaine », un delta agro-industriel modelé par l’homme, assez récent, dont la beauté « sauvage » des paysages est un mythe fondateur. La Camargue est en réalité une terre hybride, un agglomérat, une installation artificielle dont le héron ou le sanglier sont les effigies : pour l’un, c’est l’installation de la riziculture qui a créé un habitat attractif ; l’autre n’a prospéré artificiellement que grâce aux chasseurs qui l’ont nourri. Le flamant rose, emblème touristique, est également un révélateur du fait que le patrimoine local dit « naturel » est en réalité « artificiel », car ce qui a sauvé les flamants, c’est paradoxalement le tourisme : comme les oiseaux roses attirent tous les ans des hordes d’humains dans les marais, on a créé au milieu des étangs une île artificielle pour faciliter leur ponte et leur nidification. Plus largement, les animaux résidents est d’éclairer le comportement des hommes de l’Anthropocène vis à vis du vivant, avec l’exemple des ragondins et des amibes qui montre comment l’humain, prompt à désigner certains animaux comme boucs émissaires, se comporte lui-même en espèce invasive et nuisible. Les « résidents », avec l’étude du bousier, sont aussi prétextes à une méditation sur les sociétés humaines et leurs hiérarchies, sur la marginalisation et la persécution des minorités et de leurs cultures ; enfin l’exemple des fourmis illustre une alliance possible entre l’homme et l’animal est toutefois la source d’une vision plus optimiste des mutations à venir. Duperrex analyse les similarités entre l’homme et l’insecte, il décrit une forme de collaboration possible. Dans la plaine de la Crau, raconte l’auteur, un pipeline a crevé, entrainant une pollution des terres. Après avoir réparé la fuite, les hommes ont tenté de réhabiliter les sols, et parmi les techniques expérimentées, on a pu voir l’introduction de colonies de fourmis. Les hommes ont semé des fourmis, qui ont elles-mêmes transporté et semé des graines, permettant la reprise de la végétation initiale. Dans la vidéo de la version numérique, on peut suivre le dessin tracé sur le sol par le cheminement des fourmis, avec en bande son le chant métallique des pipelines, tandis que tourne plus loin le manège de la fourmilière humaine avec des convois de camions.

Voyages en sol incertain © Matthieu Duperrex

Une autre cohorte de vivants est celle des « Sentinelles » : des êtres qui nous « devancent » et sont annonciateurs des crises à venir, des révélateurs de certaines atteintes humaines à l’environnement naturel qui demeurent encore invisibles. « Comment regretter la disparition d’êtres avec lesquels nous ne composons pas ? (…) L’extinction est là, qui s’avance dans le silence de nos émotions. » La cigale est l’animal emblématique de l’invisibilité des atteintes au vivant. La cigale est là, on entend la présence puissante de son chant mais on ne la voit pas. Les Sentinelles nous éveillent à nous-mêmes et aux dangers que nous faisons peser sur le vivant.

Enfin, les « voyants » animent les territoires sédimentaires en initiant l’homme aux forces à l’œuvre en ces lieux (l’eau, le feu, l’air, la terre) et offrent des clefs de lecture du monde pour les humains. Ici, le personnage du vodou est placé au même niveau que les moustiques ou les plantes des marais, et ils célèbrent ensemble le paysage.

L’anguille, animal totem du livre, est sans doute l’être le plus mystérieux de tout le domaine fluvial : c’est un être présenté comme « cosmique ». Son cycle de reproduction est étrange pour un animal migrateur, elle connait toutes les fosses sédimentaires, tous les marais, les espaces d’eau douce et salée… Elle devient ici grande prêtresse des sédiments et inspire l’auteur qui se sent bien petit au regard du savoir de l’anguille : « S’il y avait un narrateur omniscient ce serait l’anguille. Mais le narrateur n’est pas capable de l’anguille. Il est le canard qui fouille la vase et essaie d’en tirer quelques vermisseaux. » L’anguille, aux grandes circulations, unit aussi les deux fleuves, les deux continents. « Elle est une sorte d’animal intercesseur comme dans les rituels chamaniques : celui qui va nous faire passer d’un monde à un autre. » Finalement, Matthieu Duperrex lui rend hommage en la chargeant du rôle principal, celui du narrateur idéal d’un livre sur les mondes sédimentaires…

Matthieu Duperrex © Jean-Christophe Cavallin

Le narrateur, cet animal

Le narrateur des Voyages en sol incertain brouille les frontières : avec l’emploi de la première personne, il émerge progressivement, non simplement comme témoin ou voyageur du nature writing qui rapporte son « devisement du monde », mais comme sujet d’un récit d’apprentissage. Le choix de ne pas employer une focalisation zéro mais une énonciation qui rappelle au lecteur la subjectivité de l’auteur, manifeste l’importance de l’expérience personnelle, sensible et phénoménologique du monde. Ce je implique à la fois la solitude du voyageur humain, et la relation à des compagnons animaux. Duperrex revendique ainsi une posture qui ne soit pas celle d’un narrateur en position de maîtrise mais plutôt celle d’un « narrateur d’attention » vis à vis des espaces et des êtres qui les peuplent. Il cherche à se défaire de postures d’action virile, de vitesse, pour accéder à un niveau plus « labile » de l’être au monde, caractérisé par la lenteur, la décantation, pour se rapprocher des processus géologiques de sédimentation et des patiences animales. Surtout, l’auteur n’est pas la seule instance narrative : Duperrex formule son expérience en donnant la parole, au sein de son récit, à d’autres vivants, en faisant de l’humain une voix du monde parmi d’autres, notamment animales. Afin d’inventer, peut-être, « ce que pourrait être une représentation politique de la terre. »

Dans une interview pour le journal Libération, Matthieu Duperrex soulignait la motivation de ses Voyages en sol incertain : « prophétie catastrophiste » comme « opportunisme confiant » « s’accommodent l’un de l’autre. Ils nous placent dans une même posture : celle de n’avoir pas de monde depuis lequel parler et agir à la bonne échelle. Nous manquent des contre-récits non simplistes, à l’armature desquels s’arrimeraient des histoires locales et de nouvelles enveloppes façonnant un monde « habitable », c’est-à-dire dans lequel nous soyons réellement impliqués et concernés à la fois ». Répondant à ce besoin de nouveau récits, l’enquête de Duperrex sur les territoires sédimentaires du Mississippi et du Rhône est tout à la fois un exercice d’admiration, de connaissance et de préservation d’une mémoire ; c’est un livre qui réfléchit les mondes sédimentaires en tant que mondes finissants, à la manière d’un scientifique, et en même temps les célèbre à la manière d’un poète ou d’un chamane.

Matthieu Duperrex, Voyages en sol incertain. Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi. Encres de Frédéric Malenfer, éditions Wildproject, mai 2019, 200 p., 20 € ; ebook aux éditions La Marelle, novembre 2019, 4 € 99.

Cathy Jurado est écrivain (Nous tous sommes innocents, Aux Forges de Vulcain, 2015). Elle a rédigé une première version de cet article dans le cadre du séminaire « Zoopoétiques », animé par Eric Lecler (Master Écopoétique et Création à distance d’Aix-Marseille Université dont Diacritik est partenaire).