L’adolescente se trémousse au rythme de la chanson. Elle s’efforce d’articuler au mieux ses » bim bam boum » en phase avec les paroles qu’elle a sélectionnées. Elle secoue la tête pour un effet de chevelure lisse et aérienne sans quitter d’un regard convaincu l’objectif. Vous faites glisser sa vidéo d’un coup d’index mais il n’est pas improbable qu’à la suivante apparaisse un ou une autre bim bam boumeur : le mème le plus tendance de la plateforme Tik Tok permet de cumuler ses premiers suffrages. À l’origine, le morceau est une reprise de Carla Lazzari exécutée entre les sièges d’un avion de ligne par Juju Fitcats, youtubeuse et compagne de Tibo InShape – qu’elle supplante ici en notoriété numérique. Plus ou moins présents comme ils le sont sur Instagram ou Snapchat, les représentants de la Youtubie tardent à effectuer leur virage vers la TikTokie. A tel point que des vidéos moqueuses reprochent aux dédaigneux d’hier de se rallier maintenant que la machine s’emballe. De quoi confirmer les diagnostics de perte de vitesse des youtubeurs, faute à la professionnalisation, à la tendance au divertissement préfabriqué assimilé à la téléréalité.
La plateforme de vidéos ne mériterait plus une heure de peine.
Un petit coup de scrolling supplémentaire et, aux intérieurs des parents transformés en lieux de tournage improvisés se substituent des images de métro surchargé de voyageurs. Elles ont pour fond sonore un ricanement enregistré ou une musique peu attendue pour ce contexte. Quelques mots peuvent venir se superposer sur l’image. Les commentaires de la communauté encouragent par ailleurs les grévistes à coups d’émoticon poings levé ou bien nous rejouent les couplets sur les preneurs d’otages de 1995. Si cela vous lasse, un nouveau coup d’index et vous retrouverez votre bim bam boum. L’algorithme enregistrera bien vite votre préférence et filtrera un peu plus les contenus aux quais bondés. De quoi rassurer ceux qui annonçaient l’irruption de boomers susceptibles de gâcher la fête des bim bam boumeurs. L’algorithme, c’est vous. Et que vous érigiez ou non des frontières d’âge, vous n’échapperez pas à ce qui dérange vraiment : une démocratisation réelle des utilisateurs.
Quelques vidéos plus étrangères au monde normalisé à votre image s’immiscent au fil de vos défilements et vous font mesurer cette démocratisation en cours. Une recherche par mots clés oriente différemment le flux alimenté par vos propres actions. Vous découvrez que l’un consacre tous ses Tik Tok à l’exploration urbaine et filme des villégiatures abandonnées sur fond de musique à la Harry Potter. Tel autre, manifestement gilet jaune annonce un Macron démission. Une autre encore rejoue un sketch en demandant au Ministre de l’Éducation Nationale de lui “mettre des paillettes dans sa vie” – autrement qu’avec une augmentation mensuelle de 65 euros. Les potentialités esthétiques ou politiques d’un média de divertissement résident dans l’existence d’interstices et de brèches.
Or, en comparaison avec les autres plateformes, l’algorithme de TikTok est réputé plus réactif et l’on a retenu et exacerbé le fonctionnement par mimétisme. Pour gagner en popularité, il est préférable de ne pas se distinguer et de reproduire. Mais se soumettre à la répétition n’exclut pas d’exploiter la différence. Un bim bam boum fonctionne d’autant mieux qu’il parodie la parodie. Ainsi de ces nombreuses reprises délibérément parasitées par une moue moqueuse, par un élément dissonant ou la présence d’un tiers venu interrompre la chorégraphie exécutée dans la cuisine équipée. Certains n’y verront qu’un encouragement à se conformer au style “décalé”, d’autres décèleront plutôt les premières tentatives de détachement. L’autorité advient en s’autorisant. En version plus offensive, on pourra s’approcher de la stratégie déployée par l’adolescente américaine Feroza Aziz. Sa vidéo débute par un énième conseil beauté pour avoir de longs cils. Mais le cours de la normalité est soudainement interrompu par une sensibilisation à la question des Ouïghours. La pesanteur de l’imitation et les outils de création semblaient nous enfermer dans une créativité restreinte et une dépendance à l’interface ; ils sont au contraire les conditions de créations par la contrainte. C’est parce qu’il semble décontextualisé que le mème peut laisser s’agréger des ressentiments, des revendications ou des espoirs totalement indépendants du cadre de départ dont on ne conserve que sa répétition. Des images de disparus Ouïghours ont ainsi été filmées sans autre ajout que la musique de la série turque Dönmek. Ce titre ( le retour ) est le seul dénominateur commun à ces capsules qui ont réussi à toucher en dehors d’un Xinjiang inaccessible aux journalistes. À chaque vidéo, la charge politique est latente et comme pour tout mouvement social, elle peut tout aussi bien rester sans effets, faute de relais et d’audience.
Comme le dit la chanson, reste à savoir si ça fait pschiiiit.