Sur les réseaux sociaux, au milieu des ronds-points ou à la télévision, l’indignation semble régner sans partage. Pas une journée sans un scandale ni un bad buzz. Dans Indignation totale. Ce que l’addiction au scandale dit de nous (Éditions de l’Observatoire), le philosophe Laurent de Sutter analyse les ressorts de ce mécanisme. Il propose de changer notre rapport à la raison héritée des Lumières pour dessiner de nouvelles perspectives. Entretien.
Sans être un pamphlet, votre livre se montre critique à l’égard de l’indignation. Que lui reprochez-vous ?
Je ne critique pas tant l’indignation que le type d’équipement intellectuel qui la rend si prégnante aujourd’hui. Nos indignations quotidiennes se nourrissent d’argumentations, de jugements et de théories qui accomplissent de manière exemplaire, presque scolaire, le programme qui a été assigné à la raison par la Modernité. Nous pensions que raisonner, critiquer ou juste donner son avis permettrait de faire avancer les choses. Or, nous sommes plutôt dans la situation inverse. Nous sommes devenus des critiques de théâtre aigris, qui décernons les points comme à « L’École des fans », avec une tendance à mettre des 0 plutôt que des 10. On a cru bien faire mais on a été trompé par la valorisation théorique de la raison. Il est temps d’en voir les limites et de proposer des alternatives.
Quel est le rapport entre Lumières et notre culture de l’indignation ?
Il ne s’agit pas de remettre en cause les accomplissements capitaux de la raison moderne. Je verrais plutôt la Modernité comme un logiciel qui était touché depuis le début par un bug, dont on s’aperçoit maintenant qu’il a contaminé tout le système. L’indignation existe depuis la nuit des temps : quand un mec gueulait sur l’agora à Athènes, c’était déjà de l’indignation. La différence, c’est que la Modernité nous a transformés en super-héros abstraits, en forces de la nature intellectuelles qui passent leur temps à juger les choses. Or, pour changer le monde, il faut accepter d’être transformés par ce qui nous entoure. Un des enjeux, pour la pensée, c’est donc de réapprendre à nous oublier par rapport à ce qui existe. Nous devons accepter que la seule manière d’apprendre quelque chose soit de l’ordre de l’humilité, voire de l’humiliation.
Mais le monde actuel a de quoi indigner. Comment ne pas s’ériger, par exemple, contre le dérèglement climatique ou les féminicides ?
Bien sûr qu’il y a de quoi être révolté. Ce que j’essaie de montrer, c’est qu’on le fait mal, car on est prisonniers de cet héritage des Lumières. Notre logiciel de pensée est une machine affolée. La raison est un clou devenu tordu tellement nous avons tapé dessus, il ne fixe plus rien. On pense pouvoir régler la question une fois pour toutes, avec des arguments et des contre-arguments. Mais d’une part, c’est impossible : on trouvera toujours une critique de la critique de la critique, sans fin. Et d’autre part, cette croyance nous empêche de transformer le monde. On ne s’étonne plus de rien. Le radicalisme de l’indignation est devenu un luxe qu’on ne peut plus se permettre. Il faut désormais regarder du point de vue des conséquences, et non des causes.
Que pensez-vous du combat de Greta Thunberg ?
J’ai beaucoup de respect pour elle. J’aurais tendance à suivre ce que Slavoj Zizek a écrit dans un article, à savoir que Greta Thunberg fait de la politique au sens fort du terme. Elle tente de faire exister un problème qui n’y avait qu’une existence faible, en utilisant le star system contemporain. Ses discours sont courts et peu argumentatifs, elle n’est pas en train de démontrer quoi que ce soit ni de chercher des coupables. Elle veut juste qu’on agisse. Sa colère change les coordonnées politiques. Par son expression brute, elle fait bouger les curseurs.
En quoi l’indignation est-elle différente de la colère ?
Ces deux affects ont en commun de susciter de la réjouissance. Quand on est en colère ou indigné, on se sent vivre. Seulement, là où la colère s’adresse à un dehors (elle nous met « hors de nous », dit-on), l’indignation renvoie à un dedans. La colère est centripète, l’indignation centrifuge. L’indignation a tendance à nous ramener à nous-même. On se blinde derrière une carapace, dans une identité crispée et pleine de certitudes. Ce besoin de conservation empêche d’agir.
Les réseaux sociaux donnent l’impression que tout le monde s’indigne de tout, tout le temps. Mais c’est aussi un miroir déformant de la réalité. Le mal contemporain, n’est-ce pas plutôt l’indifférence ?
Force est de constater que l’indifférence existe aussi, bien sûr. Je me suis intéressé à elle dans un précédent livre, L’âge de l’anesthésie. La mise sous contrôle des affects. L’indifférence est l’affect premier de la dépression. Nos sociétés sont globalement anesthésiées, écrasées par l’absence de possibles. J’y vois en partie l’œuvre de la machinerie de la raison moderne, qui tourne désormais à vide. L’indignation est un moment d’exception dans cette indifférence générale. Elle est comme une ombre portée de l’indifférence. Ce sont les deux faces d’une même pièce.
« L’indignation produit ce contre quoi elle se soulève », écrivez-vous à propos notamment des opposants à Donald Trump. N’est-ce pas inverser un peu facilement la faute ?
Je constitue un bon exemple de ce paradoxe. Je regarde les late shows américains dès que je peux, je les trouve drôles mais je reconnais aussi qu’il y a un problème avec eux. À force de s’en prendre à Trump et ses soutiens, ils n’ont fait que les renforcer. Signe que l’indignation est d’abord là pour souder un groupe et rassurer ses membres. Pour vraiment déstabiliser Trump, je pense qu’il faudrait un humoriste à la Andy Kaufman, quelqu’un qui passe tout à la moulinette, avec un goût pour l’inconfort et l’inquiétude. Comme pour la colère, il faudrait retrouver un rire centrifuge.
Introduire de la nuance dans le débat, est-ce une solution possible pour sortir du régime de l’indignation ?
Je ne suis pas sûr que la nuance soit un bon remède. Prôner la nuance est une façon comme une autre de s’extraire du jeu dans lequel on est tous pris. Celui qui avance l’argument de la nuance le fait souvent dans une optique de force, il continue de penser en termes de tort et de raison, de victoire et de défaite. Qu’attendre de la nuance ? D’un côté, à force de faire des découpages, il est à craindre que rien ne change. De l’autre, la radicalité peut être aussi vide et ne rien dire. Hurler pour la quinzième fois que « tout ça, c’est la faute des capitalistes », c’est vrai, mais ça ne sert à rien. J’aurais envie de dire, par contraste : peu importe que le discours soit nuancé ou pas, du moment qu’ensuite, il fasse la différence.
Faites-vous une distinction entre l’internaute qui s’indigne, confortablement installé derrière son ordinateur, et le Gilet jaune qui occupe physiquement un rond-point pendant 3 mois ?
Je ne veux pas laisser penser qu’il existerait la bonne indignation du « bon militant » dans la rue d’un côté, et à l’opposé, la mauvaise indignation, qui ne quitterait pas son chez-soi. La question du passage de l’un à l’autre est difficile, ce sont deux régimes d’existence différents. Tout l’enjeu est justement de savoir comment on migre d’une indignation théorique à une indignation pratique. Les mouvements récents comme Nuit debout, Occupy Wall Street ou les manifestants de Hong Kong ont souvent agrégé des indignations d’abord singulières. Dans le cas des Gilets jaunes, la voiture a constitué la métonymie de colères plus anciennes. Avant d’être des personnes indignées, les Gilets jaunes sont des gens à bout, saturés d’impossibilités.
Qu’est-ce qui vous indigne, à titre personnel, en dehors de l’indignation elle-même ?
J’ai mes petits engagements sur l’économie, la justice, l’environnement, bref le bon catalogue de gauche (rires). J’ai été tête de liste aux élections européennes avec Yanis Varoufakis, sur la liste Diem25. Ce qui m’indigne le plus au quotidien, c’est quand je suis témoin de la bêtise. Vous savez, les éditorialistes, les moralistes à la petite semaine… Dans mes livres, j’essaie d’accomplir un travail de sape d’une notion qui a fini par servir d’instrument aux flics de tous bords, dont ces gens.
Dans votre dernier livre, vous proposez de faire « disjoncter la raison ». C’est un gros risque à prendre, vous ne trouvez pas ?
Attention, faire disjoncter la raison, cela ne veut pas dire nous transformer en cinglés et courir nus dans la rue ! Je propose de faire sauter des fusibles trop bien réglés, qui empêchent l’électricité de bien circuler. Il faut que le courant repasse dans nos discours. Cela suppose d’abandonner la rhétorique du danger, trop intimidante. Si j’étais spin doctor des démocrates américains, je leur dirais : allez dans le truc le plus déraisonnable politiquement, proposez un Green New Deal, faites-le et vous verrez bien.
Où placez-vous vos espoirs ?
L’anthropocène commence à nouer la politique, l’économie, le climat, les flux et les inégalités dans un mouvement fort. Le récit qui peut unifier toutes les indignations, s’il existe, il serait à chercher par-là. J’ai confiance dans les environnementalistes, les artistes, certains politiques et économistes. J’aime beaucoup les travaux d’Isabelle Stenger ou de Bruno Latour, qui proposent une manière originale de renouer des relations avec ce qui pose problème. De mon côté, j’aimerais introduire un scrupule quant à cette faculté de nous raccrocher à la raison. Tout nous dit que c’est ce qui nous sauvera. Je pense que ça nous a piégés. Mon appel est pragmatiste, au sens philosophique du terme : il faut se confronter à quelque chose pour en faire autre chose. Chacun peut s’y mettre, chacun doit s’y mettre.
Laurent de Sutter, Indignation totale. Ce que l’addiction au scandale dit de nous, Éditions de l’Observatoire, août 2019, 144 p., 15 €
Ariane Nicolas est journaliste indépendante et essayiste. Elle collabore notamment à Philosophie Magazine et Slate.fr. Son premier livre, L’imposture antispéciste, paraîtra le 5 février 2020 aux éditions Desclée de Brouwer. Elle est également la créatrice du blog La Philmothèque, qui analyse des films au prisme de la philosophie.