Du temps des colonies : Michèle Perret (Le Premier Convoi, 1848)

Image à l'origine de la couverture du livre

La structure du Premier convoi, signé Michèle Perret représente parfaitement sa double finalité, à la fois historique et littéraire : deux textes périphériques, une Introduction et une Postface, manière de volontairement situer le récit dans un contexte attesté. Le premier, sous le titre « Le coup de l’éventail », rappelle, très rapidement, les conditions de la conquête de l’Algérie, en 1830, qui devait aboutir, quelques mois plus tard, à l’abdication du roi Charles X. Le second, plus détaillé, intitulé de façon significative « De l’insurrection à la colonie », fournit des précisions vérifiées sur l’organisation de ce convoi qui conduisit, à partir des émeutes parisiennes de 1848 contre le Roi Louis Philippe et de la proclamation de la République, un certain nombre de Français vers l’Algérie pour y installer ce que l’on appelait à l’époque des « colonies de population ».

Au centre du livre – c’est sa partie la plus importante – un récit fictionnel qui raconte, à partir de l’itinéraire de quelques individus, hommes et femmes, leur incroyable et difficile voyage, en péniche d’abord le long du territoire français depuis Paris jusqu’à Marseille, et ensuite en bateau de Marseille vers la zone d’Oran. Une liste complète et précise des participants à ce premier convoi, qui donne son titre au livre, est fournie en fin de volume (hélas dans une typographie peu lisible !), ce qui confirme la réalité statistique de l’aventure. Cette liste comprend les noms, les prénoms et les professions des 870 « transportés », c’est le terme employé pour les désigner dans le décret officiel du 19 septembre 1848, vers ces colonies agricoles en Algérie. Ce sont des menuisiers, des charpentiers, des maçons, des peintres en bâtiment, des métallos, des carriers, des cuisiniers, des serruriers, des marchands de vin, des cordonniers, des cultivateurs, des boulangers, des tapissiers, des employés, des comptables, des typographes. Ils s’appelaient Keller,Tison, Cussant, Laize, Jacob, Pichot, Garnier, Darvaux, Vernier etc… Ce sont ces pionniers qui formeront plus tard le peuple européen d’Algérie que l’on nommera les pieds noirs dans les années 60.

Une bibliographie érudite, bien que sommaire, consacrée à ces convois et à ces premières années de la colonisation, replace le cadre réel de ces histoires individuelles, qui s’inscrit dans la grande Histoire. Nous avons donc affaire à un mélange de réalité historique objective, assez peu connue d’ailleurs, et de fiction romanesque. En somme, à une chronique romancée, bien racontée et décrite, des premiers pas de l’Algérie coloniale à la fin du XIXe siècle, dont on verra qu’elle apporte un démenti formel à l’affirmation officielle, récemment proclamée au plus haut sommet de l’État, qui ne voit dans la colonisation « qu’un crime contre l’humanité ».

Signalons que dans les années 80, deux chroniques romanesques formèrent un cycle ambitieux, allant de la conquête de l’Algérie à l’Indépendance en 1962, avaient été publiées sur un sujet semblable : Jacques Roseau-Jean Fauque, Le 13° convoi, 1848-1871 (Robert Laffont, 1987) et Le 113° été (Robert Laffont, 1991). Elles se présentaient comme un hommage familial aux ancêtres des deux auteurs, natifs d’Algérie, le premier connu comme un militant de la cause des rapatriés. Quant au second, il devait devenir, par la suite, un des paroliers fidèles du chanteur Alain Bashung ! Curieux avatar du destin…

Le livre comporte trois parties bien distinctes : « Paris 1848 » qui nous présente les différents personnages dans la tourmente des émeutes et des conséquences de l’échec des barricades de 1848, ce qui explique leur désir de partir ailleurs, de s’exiler. Une deuxième partie intitulée « Le voyage » raconte dans le détail la descente en bateau vers Marseille et la troisième enfin, avec le titre significatif de « La terre promise », narre l’arrivée de toutes ces personnes en Algérie, leur installation dans un petit bourg qui s’appelle Saint-Cloud et la lente construction de ce village de colonisation. En définitive, sur les 247 pages du récit à proprement parler, la partie consacrée à l’Algérie ne représente que 94 pages alors que les préparatifs du départ et le voyage lui-même en couvrent 146. La différence fondamentale vient de l’importance des dialogues et des portraits physiques et moraux dans les deux premières parties, essentiellement dramatiques, alors que le texte se fait plus narratif et plus descriptif dans la dernière, trouvant ainsi une tonalité plus symbolique, dans ce voyage vers une Terre Promise aux accents bibliques.

Le choix de l’auteure est donc de nous restituer, de manière vivante, pittoresque et authentique les rapports entre les personnages, essentiellement le couple Antoine et Léonie à peine sorti des barricades, que l’on va retrouver et suivre en Algérie, leur volonté de survivre et de fuir ce cadre oppressant, leur lente découverte de ce pays inconnu, rêvé comme le paradis et qui s’avère être un véritable enfer. Jeanne Sabour, Raoul, Jeanjean sont des êtres de « pure invention » mais exemplaires, comme l’écrit l’auteure en Postface : « C’étaient des hommes et des femmes simples et rudes, des prolétaires aux mains calleuses, des artisans, des boutiquiers pris dans la tourmente de misère et de révoltes qui s’était emparée de la capitale, rejetés par les beaux messieurs et les belles dames qui n’étaient pourtant rien sans eux. (…) Transportés. Déportés ? Avec tous les honneurs de la République ».

On voit aussi apparaître le poète Lamartine qui, au nom de la jeune République, encourage les révolutionnaires des barricades à partir pour l’Algérie pour y vivre une aventure créatrice. Le motif initial est donc de changer de vie, de concrétiser un rêve utopique. Le texte fourmille de détails vestimentaires, linguistiques, politiques. Michèle Perret est à la fois historienne et linguiste, on sent qu’elle trouve un immense plaisir à nous faire partager cette chronique digne des Choses vues de Victor Hugo. Nombre de chants, de slogans, de proclamations sont cités textuellement. On peut voir, dans son récit, un côté estampe naïve qui correspond parfaitement à l’illustration de la page de couverture et reproduite à l’intérieur du livre. Il s’agit d’une coupure de presse de l’époque représentant de façon idéalisée « Le départ du premier convoi de colons pour l’Algérie, du quai de Bercy ans, le 8 octobre 1848. »

Pourtant, il n’y a pas d’idéalisation de ces hommes et de ces femmes qui se montrent, dans ces dialogues, tels qu’ils étaient : généreux, enthousiastes, cupides, égoïstes, naïfs, violents, jaloux. Un mélange insolite de prolétaires et de bourgeois. La lente descente vers Marseille permet une évocation pittoresque de Melun, des canaux, des espaces traversés, de Mâcon, de Lyon, Valence, Avignon ou Marseille. Le contraste avec l’expérience des premiers mois dans un pays aride, pauvre, à la nature hostile, aux conditions climatiques difficiles, se révèlera saisissant. Telles les Plaies d’Égypte, une succession de malheurs s’abat sur les « colons » : accueil peu chaleureux des militaires français, logements spartiates des premiers mois, épidémies de typhoïde, paludisme, choléra, inondations, sirocco. Le rêve se heurte à une réalité peu souriante. Mais, en dépit des obstacles ils défrichent ces terres arides, construisent des maisons, des routes, une école, une église, ils piquent niquent au bord de la mer. Ils renaissent à la vie et à l’amour.

Le récit haletant de l’installation et de l’organisation de cette nouvelle vie est peut-être la partie la plus originale du livre qui devient alors une sorte de western racontant la naissance d’un peuple. Michèle Perret a l’art de la narration haletante, de l’évocation des ambiances, de la description précise des lieux, du récit des épisodes successifs qui vont scander cette répartition des concessions. Les pionniers découvrent, tels les héros de Jules Verne sur leur île mystérieuse, que ce pays est déjà peuplé : des espagnols, riches commerçants, ou des juifs propriétaires de bazars, des arabes aussi, pauvres habitants des douars voisins avec lesquels ils nouent peu à peu des rapports respectueux. C’est toute la société future de l’Algérie que nous voyons se former, dans sa richesse mais aussi dans sa complexité, avec en germe les affrontements postérieurs.

Roman historique certes mais aussi roman politique qui, par le biais de la fiction, redresse des idées reçues sur les premiers pas de l’Algérie française, et enfin histoire d’amour avec ses réussites et ses échecs, entre ces pionniers qui finissent par s’attacher à cette terre nouvelle et à prendre conscience qu’ils vivent une aventure extraordinaire. Michèle Perret enrichit tous ces registres par un souci constant du romanesque allié à une documentation rigoureuse et indiscutable. Dans la littérature si abondante sur l’Histoire de l’Algérie, ce livre marque un apport intéressant pour ceux qui refusent les récits manichéens et recherchent honnêtement la vérité.

Michèle Perret, Le Premier Convoi, 1848, Éditions chèvre-feuille étoilée, 2019, 280 p., 15 €