La révolution écologique sera décoloniale ou ne sera pas : Malcom Ferdinand

Malcom Ferdinand une écologie décoloniale © éditions du Seuil

Au cœur d’Une écologie décoloniale, récemment publié au Seuil dans la collection « Anthropocène » et lauréat 2019 du prix de la FEP (Fondation de l’Écologie Politique), un problème dont Malcom Ferdinand emprunte la formule à Hannah Arendt : comment “faire monde”.

Panser la fracture coloniale et environnementale moderne

Après que les penseurs anti-colonialistes se sont occupés des luttes pour l’accès à l’indépendance et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et que les auteurs postcoloniaux ont continué le travail de déconstruction des régimes de légitimation politique et esthétique du colonialisme, c’est celui de la mondialisation, au sens de la construction d’un monde commun post-colonisation, qui occupe particulièrement la pensée décoloniale.

Malcom Ferdinand pointe pourtant les limites de certaines de ces perspectives anti-, post- ou dé-coloniales qui, défendant l’abolition des oppressions coloniales, esclavagistes, raciales, revendiquant des ontologies relationnelles et prônant la fin des essentialismes identitaires, ont souvent oublié de considérer que l’exploitation d’humains s’accompagnait d’une exploitation de l’environnement naturel et ont omis d’y inclure les victimes non-humaines. Surtout, Ferdinand dénonce l’“environnementalisme”, ce rapport dominant à l’écologie, « émis et prononcé à partir d’un centre particulier, les pays du Nord, anciens colonisateurs et majoritairement des hommes », qu’il compare à une arche de Noé sur laquelle ne peuvent embarquer que quelques privilégiés rejetant le monde et laissant se noyer ou abandonnant à leur sort les mêmes populations asservies et opprimées : « Monter sur l’arche de Noé, c’est quitter Terre et se protéger derrière un mur de la colère qu’un “nous” indifférencié aurait suscitée. C’est adopter la survie de certains humains et certains non-humains comme principe de l’organisation sociale et politique, légitimant ainsi le recours à la sélection violente de l’embarquement».

Une écologie décoloniale a pour ambition de combler un manque dramatique, qui nous empêche, habitants de la Terre aujourd’hui, d’accéder à une véritable justice environnementale, écologique et humaine qui profiterait à tous et nous retient ainsi non pas simplement d’habiter ensemble un même monde mais de composer, de “faire monde”, ensemble. Ce manque, pour Malcom Ferdinand, se trouve à la jointure et se doit de relier, panser, réparer ce qu’il nomme “la double fracture” moderne environnementale et coloniale.

En ce sens, le livre se donne comme le pendant décolonial de la critique du grand partage moderne développée par Bruno Latour, entre autres, celle de « l’opposition dualiste qui sépare nature et culture, environnement et société, établissant une échelle verticale de valeurs plaçant “l’Homme” au-dessus de la nature ». S’il s’insère dans la collection « Anthropocène », aux côtés des “collapsologues” dont Ferdinand dénonce l’arrogance coloniale et l’occidentalocentrisme, ce dernier propose de refuser le terme en raison de sa conception apolitique et monolithique de l’Homme et de lui préférer, dans la lignée de Donna Haraway, d’Anna Tsing ou d’Achille Mbembe, celui de Plantationocène ou de Négrocène. Car les environnementalistes qui embarquent sur l’arche de Noé, les collapsologues qui pensent que la véritable catastrophe est encore à venir, oublieux des désastres écologiques et humains produits par la colonisation passée et actuelle, par l’économie de plantation et ses logiques extractivistes, sont et resteront des producteurs de Nègres – un terme qui, dans l’essai de Ferdinand, n’est plus synonyme de race et ne définit plus seulement la figure historique. En effet, leurs navires continuent d’enchaîner certaines populations et écosystèmes dans leurs cales, de les maintenir hors du monde, du politique et du pont de la justice. 

Bâtir la communauté politique du navire-monde

Dans Une écologie décoloniale, le lecteur croise de très nombreuses figures, personnages et métaphores politiques, du marron à Henry David Thoreau, du xéno-guerrier au néo-malthusien, du Nègre au Noé, de la baleine à l’algue verte, du film Le jour d’après à la série pour adulescents The 100, de Jared Diamond à Nathan Hare, de Caliban à Katrina etc.. Tous sont représentatifs de certains rapports à cette double fracture environnementale et coloniale, exposant tour à tour les liens de l’environnementalisme au colonialisme, ceux de l’anticolonialisme à l’écologie et la façon dont ces derniers ont été largement occultés « tant par les penseurs classiques de l’écologie que par ceux qui célèbrent le symbole de résistance des Marrons », par exemple.

On découvre ainsi une relecture singulière de la démarche de Thoreau qui entre en contradiction avec beaucoup de celles fréquemment rencontrées : « soit [il est] d’abord un penseur politique à travers sa désobéissance civile, qui par ailleurs fut animée d’un hobby naturaliste. Soit il est présenté comme le fondateur de l’environnementalisme américain, dont l’engagement politique contre l’esclavage ne serait qu’une raison supplémentaire, mais non indispensable de le célébrer ». Selon Ferdinand, et toujours dans l’optique de refuser la double fracture, le retrait de Thoreau de la vie politique et urbaine au profit d’une Vie dans les bois du Massachusetts doit plutôt être comprise comme une forme de résistance politique à un système colonial esclavagiste : comme un “marronnage civil”. Ferdinand décrit, en parallèle, le rapport, trop souvent négligé, du marron à l’environnement qui, fuyant la plantation, se doit d’habiter l’inhabitable, une nature hostile dont l’inhospitalité même fait office de protection. Ferdinand explique que « le soin et le souci qui sont portés à cette terre de vie » font alors des marrons, au-delà du symbole de résistance politique et de lutte pour la liberté, « les premiers écologistes modernes des sociétés créoles. »

Ainsi, en relisant certaines pratiques et épreuves aux lueurs conjointes des histoires coloniales et de la conscience écologique comme il le fait, en mettant en lumière le désastre sanitaire et écologique de la pollution au chlordécone dans les Antilles, par exemple, ou la façon dont les politiques de préservation de la nature, de création de réserves et de parcs nationaux, non seulement arrachent physiquement les populations locales à leurs terres matricielles, mais les coupent de leurs usages, leurs moyens de subsistance et leurs cosmogonies (« Ce sont des régimes alimentaires, des rapports aux animaux, aux plantes, aux cours d’eaux, aux terres cultivées, aux arbres, aux astres et aux esprits qui [sont] interrompus »), Malcom Ferdinand met l’accent sur la nécessité de penser l’écologie depuis le monde caribéen en particulier.

L’écologie est un terme valise capable de produire des conceptions différentes selon le lieu, la place dans le monde depuis laquelle on la pense. L’écologie – depuis le monde créole, dont « le navire négrier représente […] la scène première » –, pointe non seulement du doigt les fruits pourris de l’écologie capitaliste et de l’écologie négrière qui s’ancrent dans une même idéologie et pratique de l’« habiter colonial », mais expose des alternatives. Elle oblige au décentrement, au glissement du regard écologique du continent à l’archipel, à donner enfin sa juste place à la pensée décoloniale en l’extirpant du domaine du spécifisme et du particularisme où elle est malheureusement encore trop souvent reléguée. Elle permet la nécessaire prise en compte de la constitution coloniale de la modernité.

Pour Ferdinand, le racisme n’est pas affaire d’opinion, affaire interpersonnelle, affaire historique révolue, mais « l’envers d’un mépris pour les écosystèmes de la Terre », c’est à dire une manière même d’habiter la Terre. Directement lié à l’économie capitaliste, « l’habiter colonial » ne sera vaincu qu’à la seule condition de mettre l’antiracisme au cœur de la lutte écologique.

Ainsi, le livre de Ferdinand construit son monde propre, tisse une constellation incroyablement riche de métaphores politiques pour évoquer la diversité des rapports à la Terre et au monde depuis la colonisation et la complexité de leurs enjeux. Il file de bout en bout la métaphore opérante du navire dont l’anatomie et l’histoire servent à illustrer le passage désiré d’une écologie coloniale à une écologie du monde et à indiquer le cap à prendre dans les eaux contemporaines.

Il est essentiel pour rappeler, dans un contexte français de déni de l’histoire coloniale et de ses effets, que rien ne sera défait, qu’aucun monde commun ne sera bâti, qu’aucune véritable communauté politique ne sera constituée, sans revoir nos priorités. C’est à dire sans chercher d’abord et avant toute chose à « restaurer les dignités des asservis du navire négrier » au sens propre comme au métaphorique : non-humains et humains, ensemble.

Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil, « Anthropocène », octobre 2019, 464 p., 24 € 50

Julia Pecheur est étudiante en M2 du Master Écopoétique et Création d’Aix-Marseille Université. Elle a rédigé cet article dans le cadre du séminaire « Les Échos critiques », animé par Lise Wajeman et Christine Marcandier.