Nicolas Roland : « J’avais un ami, aujourd’hui j’ai une promenade »

Act Up © Jean-Philippe Cazier

Texte de l’intervention de Nicolas Roland lors de la commémoration en hommage à Cleews Vellay, ce samedi 30 novembre à Paris.

Les souvenirs remontent parfois lorsqu’on ne les convoque pas. La part difficile entre privé et intime engendre des émotions et des tristesses difficilement contrôlables. Que faut-il dire ? Que faut-il transmettre ? 25 ans après que Cleews soit mort du sida que reste-t-il ? Que s’est-il passé ? Qui peut parler au nom de Cleews?
Avoir faire partie d’une histoire, de l’Histoire et tâcher de la raconter rouvre des plaies qui ne sont pas aussi guéries qu’on le croyait. Notre mémoire laisse entrevoir les pièces d’un puzzle compliqué. La part publique et la part intime de chacun sont difficilement racontables. Pris entre solitude et partage, nous savons des choses que nous voulons garder pour nous, car ce sont des souvenirs qui nous permettent de traverser le temps.
Je suis arrivé à Act Up-Paris en 1991. Lorsque Cleews s’est présenté à la présidence en 1992, il m’a demandé de me présenter au poste de secrétaire général. Nous avions une complicité forte et discrète. Un jour, il me dit : « tu ne prends pas souvent la parole, ne t’inquiète pas de ce que les autres en pensent, je sais le travail que tu fais, c’est ce qui compte ». Il savait être attentif et rassurant pour tous. J’espère l’avoir été pour lui.
Ce n’était, certes, pas facile d’avoir du temps pour nous, car nous étions pris dans cette tourmente et dans cette urgence face au sida. Nous avons eu malgré tout, des moments de joie et de rire, entre nous deux, ou lors de diners chez Cleews et Philippe. Car il ne faut pas oublier Philippe, son mari. Ces diners en longues conversations passionnées, où tout et rien pouvait être dit, où leur amour complice leur permettait des engueulades sur des idées. Ils s’aimaient et se respectaient.
Cleews n’était pas radical, il était lucide sur l’urgence d’agir contre la catastrophe sanitaire et humaine causé par le VIH. Il tapait des mains et des pieds pour secouer la société. Sa répartie verbale cinglante rappelait qu’il n’avait pas de temps, pas de temps à perdre. Cleews était profondément humain. Il a alerté, combattu, défendu tous les opprimés, les laissés pour compte. Il a su contre vents et marées qu’il fallait s’unir pour combattre, il a tenté la convergence des luttes, a essuyé du mépris, de la moquerie parfois, du rejet aussi, mais il a fini par imposer son style et sa vision de la lutte contre le sida, car il était profondément honnête. Beaucoup l’ont compris après sa mort.
Si nous sommes là aujourd’hui, c’est aussi parce que 25 ans après sa mort, personne ne peut plus contester le travail de Cleews et d’Act Up dans la lutte contre le sida.
Vous qui avez connu le début des années 90, vous savez à quel point de désespoir l’inertie de la classe politique face au sida nous a fait orphelines et orphelins de tant d’amis. Vous savez combien Cleews était animé d’une colère et d’une force mentale pour avancer, ne rien céder, encaisser, recommencer, ne pas jouer le jeu. Le temps était compté.
Et vous qui n’avez pas connu Cleews, n’oubliez jamais le contexte dans lequel il a milité et vécu. Durant sa présidence, la pandémie semblait ne devoir jamais s’arrêter. Cette époque est révolue, heureusement, et l’époque d’Act Up il y a 25 ans n’a rien à voir avec l’époque actuelle. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des combats urgents actuellement, évidemment. Cela veut dire qu’il ne faudrait pas faire de Cleews une icône que l’on idolâtre, ni une statue du commandeur qui indiquerait la route à suivre. L’important ici est le devoir de mémoire qui en est à son commencement avec ces deux plaques et qu’il faut absolument continuer avec, par exemple un centre des archives LGBTQ+ digne de ce nom.
Pensez à Cleews comme un humain qui ne trichait pas, qui savait, qui voulait changer les choses, et qui a réussi à mener au combat les militantes et militants d’Act Up-Paris pour que cesse cette hécatombe. Alors peut-être que des ponts entre les époques pourront se construire.
Quand j’ai des doutes, que je ne sais plus où j’en suis, je vois son sourire, et son rire éclatant résonne en moi et agit comme un coup de pied au cul pour me relancer !
J’avais un ami, aujourd’hui j’ai une promenade.

Nicolas Roland, ancien secrétaire général d’Act Up-Paris

©Jean-Philippe Cazier