Aider les Mots : Paris perdrait son âme

© Christine Marcandier

La rumeur parlait d’un Sephora à la place du Gibert à Saint-Michel… et le Stonewall de nos images et lettres, la librairie Les Mots à la bouche, qui va fêter ses 40 ans en 2020, risque de perdre son lieu historique, donc son corps et son visage, le 6 rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, gentrification oblige.


Elle gagne du terrain la gentrification, certes ça embellit parfois la ville, mais ça la dévitalise le plus souvent, le cancer du luxe progresse, loi du marché et du plus fort, etc. La mairie de Paris doit agir ! Les archives LGBT ok, bien, bien… mais une sanctuarisation de certains lieux LGBT devrait aussi être envisagée, même certains lieux privés et commerciaux, le commerce est aussi un beau mot, commerce des hommes et des femmes entres eux.

C’est bien beau les plaques, les places, les petites rues Untel et Unetelle, Copi, Koltès, Chéreau, etc., c’est chouette mais ça reste des noms, des plaques, des marques quoi, des post-it en ville… Copi, Koltès, Chéreau, c’est Aux Mots à la Bouche par exemple qu’on trouve leur chair, leur âme et leur esprit, sous la forme qu’ils ont choisie : celle des livres et des films qu’ils ont fait.

Quand je suis arrivé à Paris, au XXe siècle, je me souviens, je débarquais le cœur battant et ventre noué gare Montparnasse et aussitôt je pris le métro pour aller « Aux mots », aller voir, en vrai, respirer le parfum, en être, y être, je ne sais… le lieu était mythique pour moi, il me fallait en passer par là pour acter ce projet d’installation à Paris… je dis projet car c’était pas gagné et j’étais loin d’imaginer à 22 ans que j’allais écrire plus tard, j’en savais rien…

L’histoire était autre, c’était une histoire très banale, un cliché ambulant, j’avais fait pédé en province, je voulais faire pédé à Paris… le cours Florent comme une façon de faire en sauvegardant le « rien faire de sa vie », et après maybe pédé à New-York ?

Je me souviens très bien de ce jour-là, il pleuvait un peu comme dans un clip ou un film de Christophe Honoré et j’avais la chanson Paris Paris, le duo Deneuve / Malcom McLaren dans la tête, comme un viatique : « saupoudrez pour finir de quelques poussières de métro … mais n’en prenez pas trop », la BO imaginaire d’un film en train de s’écrire et se vivre… Je me souviens, j’avais été étonné par l’étroitesse des lieux, le petit escalier métallique en colimaçon, la cave en bas avec les beaux livres cochons ou pas, le rayon DVD (VHS à l’époque, my God-e), j’étais resté longtemps je me souviens, impressionné, vaguement excité, n’achetant rien (pas les moyens) mais voulant tout acheter, frôlant le beau monde dans les rayonnages exigus, pratique quand un bogosse traîne là à la recherche d’un roman comme un prolongement de son désir, rapprocher « les corps et les visages »…

Cette librairie a un goût et un parfum particulier, et c’est une qualité bien au-delà du simple « pédé truc communautaire »… avec le temps et connaissant un peu mieux ce qu’on appelle « le milieu littéraire », je crois avoir compris de quoi est fait ce parfum, quel est son nom, c’est le parfum des lieux sans pouvoir ! Là, le pouvoir dominateur de la culture parisienne n’y entre pas, reste à la porte, aucun pedigree n’est demandé-exigé du regard sitôt qu’on passe la porte, entre qui veut, lecteur ou pas, simples « feuilleteurs » aussi bien, ici n’existe que la puissance des désirs ou des pulsions faits phrases et images… Savoir / saveur… J’achète quelques babioles posées à coté de la caisse, cartes postales et autres, des trucs à 5 ou dix francs puis je sors, je fais quelques pas rue Sainte-Croix, mon hôtel est alors à Barbès rue Bervic derrière Tati… Quand même, de la Bretonnerie, le nom, déjà, quel nom ! « Nom de pays / Le nom »… je remonte vers la rue des Archives, je vais vers l’épicentre de l’Open Café, j’arpente et découvre le territoire qui sera celui des jours mais surtout celui de nuits blanches et fauves, des nuits comme des aventures, des romans en puissance, des nuits comme autant de vies… et qui là, je croise, qui j’aperçois dans sa solitude sans champs de coton ? Vraiment qui je croise ce jour-là ? J’en ai la berlue ! Non, pas possible, too much quand même, c’est quoi cette ville ? qui filme ? y’a un réal, non ?, Qui fait la photo et qui a écrit le scénario ? Pas le jour de mon « débarquement » à Paris quand même !!?? je raconterais ça dans un roman ou une autofiction que l’éditeur me dirait : Bon, Olivier, c’est un peu too much, là, non ? Too much to be true. But it is true, it was true.

Descendant cette même rue Sainte-Croix de la Bretonnerie en direction de la rue Vieille du Temple, ou de la librairie Les Mots à la Bouche, là au milieu devant moi, au niveau du Point Virgule : Chéreau rayonnant grand sourire avance et règne dans un aréopage de jolis garçons, ils sont cinq environ autour de lui, et l’attelage semble glisser d’une folle allure… et je me dis, wao ! Je suis là où vit et existe l’aristocratie le vraie, l’étymologique, il ne manque plus que la Reine Margot… mais la reine est comme le roi, elle vient quand elle veut, son temps est autre… donc elle viendra.

Ce petit souvenir qui est mien, mon anecdote à moi, je sais qu’il en existe des tonnes semblables à celui-ci, tonnes de souvenirs de ces jeunes qui sont arrivés à Paris pour aussitôt aller « Aux mots »… d’ailleurs à l’époque je pensais que ça s’écrivait Homo à la bouche… Homo / Aux Mots… comme un Homo Erectus ou Libretus… tout était écrit, même dans les sons… Les Mots à la bouche ont déjà vécu un déménagement, en 1983, c’était avant de devenir l’institution que cette librairie est devenue…  83, c’était aussi l’année de L’homme blessé de Patrice et Hervé, Chéreau et Guibert… A priori et que je sache « Les Mots » ne vont pas mettre la clef sous la porte, mais si déménagement il y a et c’est très probable, le nouveau lieu n’est pas encore trouvé… et quel sera-t-il ? où ? comment ? Alors, quoi ? « Alors, quelle arme ? » On fait quelque chose ? On résiste ? Ou on laisse « J’aDior » and Co s’installer là comme ils l’ont fait à la Hune rive gauche ? Bien sûr que la vie n’est qu’impermanence et morts et naissances et renaissances tout le temps, je sais et et tant mieux, je ne suis pas pour figer Paris dans un temps quelconque, d’ailleurs lequel ? Mais bon… mais bon…. je suis triste à l’idée de perdre notre 6 rue Sainte-Croix de la Bretonnerie… Bon, Catherine, please, sing away, please ! Il pleut un peu trop sur Paris, on a besoin d’aide… Sing away ? Paris… Paris… No, I can’t.