Emmanuelle Collas : Tenir

Selahattin Demirtaş / crédit HDP

Je suis éditrice, française née à Caen, habitant à Paris, mais depuis longtemps je me suis enracinée au Proche-Orient, dont j’aime les cultures, les terres, les langues… Aujourd’hui je me sens perdue, condamnée comme vous à assister impuissante au terrible massacre perpétré en toute impunité en ce moment même au Rojava…

Tenir, c’est le mot qui me vient. Comment tenir, faire face, continuer d’espérer, avec quelles armes et quelles forces, croire que les choses peuvent s’améliorer ? Je pense aux morts, aux blessés, je connais certains de leurs visages, leur histoire, ils ne sont pas tous pour moi des Kurdes anonymes et perdus dans cette région avec la poussière, la fumée et le bruit de la guerre… Tenir, pour ma fille aussi, pour l’avenir.

Garder le cap est devenu difficile depuis la guerre civile en Syrie et les milliers d’arrestations de progressistes en Turquie. Il aura fallu tenir après la bataille de Kobanè, après Charlie Hebdo, après les attentats du 13 novembre, après l’ultime bataille d’Alep, celle de Mossoul, puis de Raqqa… et lors de l’invasion du canton d’Afrin… et encore, depuis la fin de l’année 2018, lors des menaces sur Manbij… et toujours plus de prisonniers politiques en Turquie.

Mais, depuis le 8 octobre et le début de l’offensive militaire menée par Erdoğan au nord-est de la Syrie, tenir devient un verbe problématique, de plus en plus abstrait, vain peut-être, vacillant… je ne sais… Le désastre redouté depuis des années est là devant nous, maintenant, avec son lot de blessés et de morts, de malheur et d’exode, et toute une région, tout un peuple, tout un rêve politique sont en train de disparaître à cause de la folie meurtrière d’un homme, et l’immense ballet diplomatique international semble impuissant, paralysé. Que font l’ONU, l’Europe ?

         Alors tenir… Pour tenir, j’écris ce texte, une lettre.

Cette année j’ai traduit et publié le dernier ouvrage de Selahattin Demirtaş. Kurde de Turquie, avocat des droits humains, leader du HDP (Parti démocratique des peuples), l’un des seuls hommes politiques d’envergure en Turquie, progressiste, féministe, pro-Kurdes, il croit en la liberté, la démocratie et la paix. Principal opposant à Erdoğan, Demirtaş est incarcéré depuis novembre 2016, au mépris des lois de son pays.

Pourtant, c’est par des mots d’espoir que débute son dernier recueil de nouvelles : Bir gün olur, devran döner, « La roue finira par tourner. » Il s’agit de quatorze nouvelles pour dire un pays, quatorze histoires graves ou mélancoliques, aux accents poétiques ou comiques, pour donner la parole aux femmes, pour dénoncer injustices et tragédies, pour réaffirmer enfin la beauté et la nécessité de la résistance.

Mais, depuis une semaine, l’horreur s’est à nouveau installée au Proche-Orient, et ça concerne le monde entier. L’opération militaire menée à la frontière turco-syrienne sur ordre d’Erdoğan et qui prend pour cible les Kurdes a sans aucun doute été planifiée depuis longtemps, les responsabilités de Trump et de Poutine ne sont plus un secret. Samedi dernier, l’horreur et la barbarie ont culminé au Rojava : soutenus par Erdoğan, les djihadistes de Daesh ont libéré leur haine en violant, lapidant et exécutant Havrin Khalaf… Son tort aura été d’être femme, démocrate, pacifiste, Kurde. Depuis, les Kurdes sont massacrés en Syrie et, en Turquie, ils sont incarcérés.

Et que fait la France de ses propres soldats présents depuis des mois, au sein d’une coalition qui n’en a plus que le nom, dans cette région contrôlée jusque-là par les forces kurdes, auprès desquelles ils ont combattu Daesch ensemble ?

On le sait, cette guerre va provoquer une catastrophe humanitaire associée à un génocide des Kurdes de Syrie ; elle annonce l’anéantissement du Rojava, l’une des expériences démocratiques les plus prometteuses du Proche-Orient, à l’image de celle qui fut développée par le HDP dans le sud-est de la Turquie, notamment à Cizre, avant d’être étouffée par la répression et l’enfermement de toutes les forces vives du HDP depuis 2016.

Je n’ai aucun pouvoir face à la folie guerrière d’Erdoğan et à sa volonté génocidaire à l’égard des Kurdes – que peut la littérature elle-même au moment où tombent les bombes ? Je ne peux rien non plus face aux atermoiements des puissances occidentales, prisonnières de chantages économiques, politiques ou migratoires, puissances qui n’ont jamais voulu voir le danger que représentait Erdoğan, qui ont soutenu les Kurdes seulement parce qu’ils étaient en première ligne dans la guerre contre Daesh mais qui n’ont jamais défendu le projet démocratique, égalitaire, pluriethnique, féministe, laïque, écologique au Rojava.

Tenir, donc, et peut-être, pour ce faire, penser aux pires heures de la seconde Guerre mondiale, ne pas oublier que l’espoir d’alors était une voix minoritaire exilée à Londres, une voix en résistance qu’on ne pouvait entendre qu’à la radio, cette voix s’appelait de Gaulle. Tenir car nous sommes beaucoup à être indigné.e.s, et la France l’est tout entière. Tenir car les Kurdes du Rojava ont les mêmes valeurs que nous. Tenir car aujourd’hui il est une voix en prison dans le nord -ouest de la Turquie, aux confins de la Grèce et de la Bulgarie. Elle ne peut passer à la radio mais écrit des livres, cette voix, kurde de Turquie, s’appelle Selahattin Demirtaş, et elle prévient autant qu’elle annonce : « Et tournera la roue ».

Emmanuelle Collas,
Paris, 19 octobre 2019

« Il existait désormais une créature détestant et méprisant l’espèce humaine, une créature qui se prenait probablement pour un surhomme. Une de celles qui se considéraient comme des demi-dieux et qui se faisaient bâtir des palais luxueux sur les cadavres des autres. N’y avait-il pas d’alternative au fait d’être opprimé par une fausse idole? » Selahattin Demirtaş

Selahattin Demirtaş / crédit HDP