Edith Azam et Liliane Giraudon : On politique (Pour tenir debout on invente)

Si Pour tenir debout on invente est un livre écrit à deux, il pose fondamentalement la question de savoir ce que signifie écrire à deux, ou plutôt ce que ça fait : ce que ça fait à soi, à chacune de celles qui écrivent, ce que ça fait à la langue et au monde, ce que ça fait à l’écriture.

Ecrire à deux, ici, permet la production d’un On : non pas deux écrivains qui se juxtaposent mais deux qui forment un troisième collectif et anonyme, celui ou celle ou cela qui, justement, invente. Non un Nous mais un On. Pour Edith Azam et Liliane Giraudon, l’écriture plurielle, collective, rend possible la création d’un On qui écrit et invente. Ce livre réalise les conditions d’une écriture du On, une écriture qui est invention, création. Une écriture poétique et politique.

Il est banal de comprendre le terme « poésie » à partir de la « poesis » grecque : fabrication, production. Cette banalité donne pourtant une indication sur ce qui est impliqué par la poésie, à savoir un questionnement concernant les conditions de cette fabrication ou production : produire quoi et comment ? Produire, ici, n’est pas seulement la finalité de la poésie mais inclut la création d’une écriture qui permet de créer. Si la langue n’est pas en elle-même immédiatement créatrice, la poésie se définit par une lutte contre la langue pour en faire le moyen d’inventions, la forcer à produire ce qu’elle ne peut pas produire : du nouveau, de l’inédit, de l’étrange, de l’impensable. Cette condition de la création poétique, Edith Azam et Liliane Giraudon la conçoivent comme l’émergence d’une langue collective et impersonnelle, un On qui pense, écrit, invente. Le titre Pour tenir debout on invente dit précisément de quoi il s’agit : c’est On qui invente, la création du nouveau implique l’énonciation par un On.

On pourrait objecter que toute langue est par définition collective et impersonnelle. Il serait facile de remarquer que lorsque chacun parle, il le fait à partir d’une histoire, d’une collectivité qui parlent à travers lui et pour lui : dès que l’on parle, on est parlé, le sujet du discours est d’abord un On pluriel et anonyme. Parler, dans ce cas, consiste à reproduire les cadres collectifs d’une langue réduite à la communication, à l’échange signifiant, à des mots d’ordre générateurs d’une soumission. Même les variations possibles sont alors codifiées, déterminées – variations à l’intérieur desquelles sont inscrites, la plupart du temps, la parole mais aussi l’invention langagière du discours politique ou celle d’une grande part de ce qui s’écrit sous le nom de « littérature ».

Il ne s’agit pas, pour Liliane Giraudon et Edith Azam, d’opposer à ce On un Je personnel, indépendant, mais un On d’une autre nature et d’une autre puissance : un On qui n’est justement pas le faux Je personnel de la langue française. Celle-ci oblige communément à parler en fonction de pronoms qui marquent la place de la personne, qui déterminent les relations entre les personnes comprises comme des subjectivités distinctes définies par leur position dans le procès d’énonciation, qui déterminent ce qui peut ou doit être dit. La langue, ici, produit des sujets et objets du discours – en produit une illusion intéressée : je crois que je parle alors que la possibilité de ma parole, son contenu, ses limites et pouvoirs sont déterminés par la langue, par un ordre de la langue et du monde qui autorise ce qui est pensé, qui assigne des places, distribue des possibilités – et donc qui empêche, invisibilise, exclut, fait taire. Il s’agit, pour les deux auteures, de s’extraire de cette logique du pronom et d’inventer un On qui n’est plus un pronom personnel mais une non personne, un On assimilable au Il que Benveniste, dans Problèmes de linguistique générale, définit comme une non personne (référence que Giraudon et Azam indiquent elles-mêmes : « Benveniste appelait ça une Non Personne »). Si dans Pour tenir debout on invente, il s’agit de passer d’un On à un autre On très différent, c’est que ce passage recouvre des enjeux poétiques autant que politiques.

Dans ce livre collectif, il s’agit de créer un énonciateur qui ne soit pas réductible aux coordonnées habituelles du pronom personnel sujet de l’énonciation. Il serait idiot de chercher à distinguer ce qui dans le texte revient à Edith Azam ou à Liliane Giraudon puisqu’un des enjeux de cette forme d’écriture collective est précisément d’effacer l’attribution personnelle. Non pas Edith Azam + Liliane Giraudon mais un On qui n’est plus l’une ou l’autre et existe entre les deux comme événement impersonnel : c’est ce On qui écrit et signe le livre. Ce On n’est plus attribué à une personne, il est la place faite à « l’énonciateur » à l’intérieur d’une énonciation collective. Le sujet est ici collectif, commun en même temps que pluriel, énonçant la pluralité, la collectivité du discours qu’il présuppose. Si le On n’est pas le Je, ce n’est pas seulement parce qu’il serait pluriel, c’est aussi parce que ce qu’il énonce est toujours une histoire immédiatement collective, est toujours constitué d’une pluralité de voix et de discordances, de rapports autant que de non rapports, qu’il est toujours la voix nombreuse, en elle-même cacophonique, d’un peuple qui s’écrit au pluriel. Le On dont il est question ici n’est pas plusieurs qui diraient la même chose, il est un ensemble de différences, d’interférences, de réponses mal ajustées, de propositions croisées ou distantes plus qu’harmonieuses. Le commun n’est pas « comme un », la communauté est paradoxale car sans unité, communauté plurielle de différences. Il n’y a plus d’instance centrale, organisatrice, unifiante du discours : il y a le murmure pluriel d’une communauté anonyme et impersonnelle. Marguerite Duras écrivait qu’être de gauche, c’est être sans chef. Ce qui veut dire qu’un écrivain de gauche n’est pas un Je personnel. En ce sens, on dira que Pour tenir debout on invente est une poésie de gauche.

C’est le On pluriel, impersonnel, anonyme qu’inventent dans ce livre Edith Azam et Liliane Giraudon. C’est ce On qui est une communauté sans unité, sans chef, sans flic. C’est ce On qui écrit et crée un discours qui n’est plus ordonné selon les axes attendus du discours, selon les possibles communs de la langue, selon les relations déjà établies par celle-ci. Le On parle une langue inconnue, étrangère, créatrice d’autres possibles, d’autres coordonnées, d’autres relations. Il parle une langue habitée par un peuple nouveau, désordonné, irréductible. Les deux auteures créent les conditions poétiques de ce peuple en créant dans la langue des formes et syntaxes qui le rendent possible, une grammaire et un style incorrects, aberrants, joyeusement irrecevables. Il est à noter, par exemple, que non seulement elles ne choisissent pas la forme du dialogue, du discours pluriel en même temps que complémentaire, différenciant et identifiant, mais qu’elles occultent toute indication d’un contexte précis, tout élément qui permettrait de rattacher ce qui est dit à un ensemble circonstancié et clair qui en indiquerait l’origine et la signification. Les phrases tendent vers le syntagme, se succédant le plus souvent sans lien immédiat, se répondant parfois de manière plus ou moins proche, se reliant selon des enchainements irrationnels (« une association libre de matières associatives »), énigmatiques, selon des béances dans le tissu du discours. Aucun énoncé n’est attribué à l’une ou à l’autre, l’ensemble constituant un patchwork collectif et décousu, rapiécé.

Cet effacement maximum de toute logique, de toute indication, de toute règle convenue de la langue, inclut des ensembles qui ne sont jamais positivement donnés mais qui sont évoqués, qui existent ici en tant que possibles, en tant que virtuels, au moins de manière minimale. Le texte – ouvert à son hétérogénéité constitutive – mêle le personnel et le collectif, le trivial et le savant, l’anecdotique et le politique, permettant à travers ces catégories non de comprendre mais de rattacher les énoncés à des domaines ou ensembles qui ancrent le texte dans l’existence, dans l’histoire, dans le social, dans l’actualité, dans les sentiments ou affects comme dans le jugement. C’est tout un monde grouillant et décousu qui s’agite entre les phrases, invisible, imprononcé bien que présent à la surface des pages : « l’occident est partout » ; « la propagande a besoin d’un langage dégradé » ; « notre temps est phobique » ; « bien sûr qu’ils nous oppriment » ; « une civilisation du fric et du fun sur fond de charnier » ; « cet homme ne m’a jamais pénétrée mais moi je crois que je l’ai aimé »… Le plus personnel et intime se mélange au diagnostic politique ou au constat social, chaque énoncé se rattachant à une dimension ou à plusieurs dimensions – l’histoire personnelle, l’affect, le souvenir, la chose publique, la réflexion politique – qui hantent le livre et y inscrivent plus que ce qui serait énoncé par une personne : le personnel, n’étant pas attribué, devient commun, impersonnel, et les deux auteures écrivent un livre habité par l’histoire, la rumeur du temps, les mouvements collectifs d’un monde qui est là.

 

On peut être un peuple en n’étant que deux si ce deux est traversé par ce qui, appartenant à chacun, ne lui est pas exclusivement attribué mais devient un commun indifférencié, partageable, « circulable », si le duo est l’écho de voix collectives, d’histoires qui sont celles de groupes, s’il résonne d’affects politiques et de mouvements planétaires. C’est ce que permet dans ce livre le On créateur et écrivant : une écriture à deux et pourtant fourmillante de tout un peuple, de tout un monde. Cette écriture du On est une écriture politique débarrassée du Je policier, du Je qui est un chef que chacun s’impose, qui est un juge que chacun impose aux autres et qui prononce ses sentences, ses condamnations, qui accorde la vie ou fait mourir.

A l’heure où certains et certaines essaient de nous refaire le coup de la littérature engagée, où de nouveaux impératifs moraux – pourtant déjà vieux – tentent de s’emparer d’une littérature qui se devrait d’être politique d’une certaine façon, Liliane Giraudon et Edith Azam écrivent ce livre qui est une poésie politique, de gauche, sans chef ni diktat, sans centre de décision, sans référent supérieur et unifiant, une poésie collective et plurielle sans sauveur providentiel ni horizon prédéfini : poésie d’un peuple hétérogène et irrécupérable, irréductible.

Il est étonnant de constater que des gens de gauche, y compris en France dans le champ de la littérature, de la poésie, de la critique, ont profondément une âme de flic, et combien la figure du chef y est désirée. Il semble difficile dans ce cas de repérer ou de penser les conditions d’une littérature politique qui n’emprunterait pas les formes établies du politique et de la littérature. Liliane Giraudon et Edith Azam ignorent superbement cette logique policière et créent une autre politique et une autre littérature. Comme l’indique le titre du livre, s’il s’agit d’inventer, c’est pour tenir debout, ne pas subir ni se soumettre mais résister et vivre en se créant soi-même. Le but est politique autant que personnel. Ce but passe par l’invention et par le On, le On étant la condition de l’invention, de la nouveauté poétique, politique, subjective. L’écriture du On est l’écriture politique – indissociablement écriture et politique – inventée par les deux auteures, une écriture plurielle, hétérogène, avec soi et d’autres que soi, avec soi en soi et ailleurs, au-delà de soi, avec un peuple ou un monde de peuples. Une écriture sans chef, acentrée, dont le sujet écrivant est un agencement collectif d’énonciation laissant être les peuples et les mondes au lieu de les réduire, de les invisibiliser, de les forcer au silence, de les pousser hors de l’existence.

Le livre d’Edith Azam et Liliane Giraudon pourrait ainsi être lu non comme un manifeste mais comme l’effectuation d’une possibilité politique de la poésie aujourd’hui, comme un avènement du peuple dans le langage poétique aujourd’hui, comme une résistance de la poésie, par ses propres moyens, face à ce qui aujourd’hui tue et asservit – l’ordre de la langue, l’ordre du monde –, comme l’invention d’une parole plurielle et créatrice effectuant les conditions possibles d’un nouveau mode d’énonciation – et d’action – poétique et politique aujourd’hui.

Edith Azam, Liliane Giraudon, Pour tenir debout on invente, éditions Atelier de l’agneau, 2019, 64 p., 14 €.