Les cercles du philosophe disparu

Palais de justice de Bruxelles, 2009 © Martin Mycielski (Wiki Commons)

En 1954, le monumental Palais de Justice de Bruxelles héberge les installations destinées à rendre compatibles les normes de télédiffusions de plusieurs pays. Ce fameux système Eurovision se dote d’une mire télévisuelle composée d’un disque cerclé des douze étoiles européennes, et de multiples rayons entrecroisés : la rigueur géométrique symbolise ainsi l’égalité d’accès au réseau et les interdépendances nouvelles entre États.

Ce mois de janvier 2019, l’Allemagne et la France concluent à Aix-la-Chapelle, un traité considéré comme une traduction en actes d’une Europe « à géométrie variable ». Les deux Etats évolueraient en un tandem de collaboration étroite. Ils donneraient l’opportunité à qui le peut de les suivre et de les rejoindre. Qu’elle soit dite « à plusieurs vitesses », qu’elle soit celle des « cercles concentriques » ou du « noyau dur », une même conception de l’espace politique européen longtemps écartée est désormais réactivée au prétexte de l’urgence.
Curieuse inflexion au moment où les individus éloignés des centre-villes se font entendre en

France. Ou que des pays aimablement qualifiés de périphériques se sont fait rappeler à l’ordre ces dernières années – et renflouer sous les conditions d’une supervision impitoyable du centre. On affirme ainsi une conception très platonicienne où le noyau central, le cercle le plus resserré combinent les bons critères, les bons éléments auréolés. A l’inverse, plus on s’éloigne vers l’extérieur, plus règne l’imparfait, ce qui est soumis à l’accident et condamné à se délivrer de ses imperfections par un retour au cœur névralgique, à ses « bonnes pratiques » comme on dirait en langage managéro-bureaucratique. Dans cette logique, et celle de La République, il ne manquerait plus qu’un philosophe-roi pour incarner ce milieu éclairé et nous sortir de la caverne.

 

D’aucuns pensent encore l’avoir trouvée, cette perle rare mais ce qui apparaît, c’est que de philosophie on en trouve bien peu lorsque l’on parle d’Europe. Comme si elle n’était plus nécessaire, écartée comme un luxe superflu en temps de chaos. Ou simplement inutile si le centre s’en empare pour notre compte. Les décisions adoptées apparaissent alors comme de simples réponses pragmatiques, forgées au cas par cas. En réalité, elles ne peuvent émerger que par l’existence d’un substrat théorique dominant. Ainsi, les hypothèses de sorties possibles du Brexit ne relèvent en rien d’un examen lucide du supposé réel. On ne formule pas par hasard des propositions pour que le Royaume-Uni, une fois détaché de l’Union Européenne entretienne de nouvelles relations d’association avec le centre perdu, à l’exemple de la Norvège. Si la mise en orbite était toujours-déjà en germe, on assiste bien à la relégation en périphérie d’un des Etats dont la langue joue pourtant le rôle de monnaie commune.

Il est alors difficile de parler d’Europe si l’on n’est pas un peu géomètre et donc un peu philosophe, et inversement. Reste à savoir de quelle géométrie on parle. C’est la question à laquelle s’est attelé Edmond Husserl dans l’origine de la géométrie, ouvrage qui prolongeait les réflexions de la conférence de Vienne (1935) consacrée à la crise de l’humanité européenne et la philosophie – plus souvent cité. Il s’agissait de s’interroger sur un avant où les sciences, dont la géométrie, s’étaient d’abord constituées comme “un sens de vie rationnel” et n’étaient pas encore un simple moyen, “un rationalisme égaré”.

Aujourd’hui, les bâtisseurs d’Europe à coups de règles s’abandonnent à la rigueur du mètre et du cordeau et habillent le tout de références symboliques, au détriment de la perspective. La priorité est maintenant de faire coïncider au plus près des mesures en tous genres avec des critères rigides : remplir les critères de Maastricht, satisfaire aux critères budgétaires, s’inscrire dans les critères de Copenhague, entrer dans l’espace Schengen, etc. Autant d’efforts pour forcer l’entrée dans des cercles et se donner l’illusion d’un centre que l’on regrettera soit d’avoir perdu, soit de ne pas tout à fait en être dignes parce qu’il serait toujours plus perfectible.

C’est pourtant un tout autre modèle, loin du traité d’Aix-la-Chapelle qui s’est imposé lors de la formation de la République Fédérale Allemande. Il s’agissait de tourner le dos à la grandiloquence centralisée du Troisième Reich et ses projets d’un Berlin transformé en Germania. C’est donc la décentralisation et la complémentarité entre villes secondaires qui a prévalu. L’une a hérité des institutions monétaires (Francfort), l’autre de la Cour Constitutionelle (Karlsruhe). Une ville paisible traversée par le Rhin (Bonn) s’est réveillée capitale. Sous cette même perspective, les institutions européennes ne se sont pas installées dans de grands centres mais dans les faubourgs de Strasbourg ou de Bruxelles.

Construire à partir de l’éloigné, du faible ou du moyen n’est en rien une erreur de logique spatiale mais une préférence. La boîte à outils théoriques offerte par nos contemporains n’est pas en reste. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut penser à Une brève histoire des lignes de l’anthropologue Tim Ingold où les enchevêtrements et le maillage sont privilégiés à tout réflexe de séparation entre un intérieur et un extérieur – un environnement qu’il faudrait préserver en second lieu. On peut également mobiliser les analyses des réseaux, qui à la suite d’un article superstar de Mark S.Granovetter mettent en avant « la force des liens faibles » (1973), établissant que la recherche d’un emploi repose parfois non pas sur nos connaissances rapprochées mais bien plus sur nos vieilles relations éloignées. De son côté, le philosophe Graham Harman expose dans Immaterialism comment la forme stable d’un objet, comme la Compagnie des Indes Néerlandaises s’effectue non depuis son lieu d’origine historique (le siège de la compagnie à Amsterdam) mais bien plus à partir de ses développements progressifs les plus excentrés (la création d’une flotte spécifique pour le commerce intra-asiatique).

La place et les relations que nous accordons au réfugié, à l’outsider ou au pays candidat importent donc plus que toute tentative pour sauver un noyau dur toujours menacé de s’effondrer de l’intérieur. Envisager une Banque Centrale Européenne à Délos, des lieux d’asile dans des bâtiments historiques, de vrais trains en dehors des grands axes consacrés, ce n’est pas forcément s’enfoncer le compas dans l’œil.