RIPLEY : CRÉATION (I)

MOTHER : Priority one.
Insure return of organism for analysis.
All other considerations secondary.
Crew expendable.
(Special Order 937)

Dans les années 80, je vivais à Nice. Place Masséna. Sur le boulevard Jean Jaurès, exactement, le long du casino qui n’était alors pas encore détruit pour faire place aux jardins que l’on y connaît à présent. Mais les travaux avaient commencé. Il y avait de larges barricades autour du chantier qu’habillaient publicités et affiches de cinéma. Dont cet œuf mystérieux sur fond noir, posé sur ce qui semblait être un filet, une maille en tout cas, on ne savait pas, et la phrase qui sous-tendait l’ensemble.

« Dans l’espace, personne ne vous entend crier. »

Le titre : Alien, le huitième passager.

Je regardais depuis la salle de bains ou la chambre de mes parents. L’affiche sombre qui me fascinait. Je ne pouvais pas aller voir le film, il était alors interdit aux moins de 16 ans, je crois.

Au début des années 80, je n’avais pas encore quinze ans.

Je n’avais pas vu La fièvre du samedi soir (interdit aux moins de 18 ans) et mes parents avaient dû parlementer pour que mon frère et moi, nous soyons acceptés dans la salle de cinéma pour aller voir Grease. Parce que c’était « explicite », disait la caissière — je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire.

Mais mes parents ne parlementeraient pas pour Alien.

Ce n’était pas leur tasse de thé.

Il y avait de courts extraits à la télé, pendant le journal télévisé : on n’y voyait pas grand-chose, l’image était sombre — et TF1, la première chaîne française, encore en noir et blanc. Le film faisait sensation, on parlait d’une scène abominable, pendant laquelle des spectateurs s’évanouissaient ou vomissaient dans la salle. Personne ne disait de quoi il était question exactement, qui était ce huitième passager. Il m’avait fallu attendre encore un ou deux ans pour voir le film pour la première fois.

Du moins : pour entendre le film.

L’une de mes amies, plus âgée, me l’avait raconté. De la première à la dernière scène. De manière tellement explicite justement qu’il m’avait semblé avoir réellement « vu » Alien cet été-là. Tout y était : de la scène-choc de « l’accouchement » à la course effrénée de la dernière survivante dans les couloirs du Nostromo.

Le parasite s’était installé en moi, j’étais contaminé.

Sigourney Weaver incarne Ripley pour la première fois en 1979. La jeune actrice, elle-même fille d’une actrice anglaise qui a tourné avec Hitchcock, a été découverte par Woody Allen — elle apparaît à l’écran une dizaine de secondes dans Manhattan, reconnaissable à sa taille auprès du réalisateur-acteur. La scène de la petite culotte — Ripley, à l’abri de la navette, se déshabille pour rejoindre son caisson de cryogénisation qui la conservera jusqu’au retour sur Terre — lui vaut, outre sa prestation remarquable d’un bout à l’autre des deux heures du film, une célébrité retentissante. Non pas à la manière de Sharon Stone dans Basic Instinct, plutôt parce qu’elle habite cette vulnérabilité assumée, à un moment qui va s’avérer l’un des plus terrifiants du cinéma de science-fiction, avec un naturel extraordinaire dans ce contexte très inattendu. L’effeuillage — sûrement l’un des plus érotiques vu au cinéma justement parce qu’il n’implique rien de sexuel, ni même d’excitant — alterne avec le réglage du tube de cryogénisation, et la maîtrise des commandes de la navette, faisant de Ripley non seulement une femme exceptionnelle, mais surtout une personnalité exceptionnelle : concentrée, impassible, déterminée, dotée d’un sang-froid unique et détachée de toute considération féministe ou féminisante. Elle est, au même titre que n’importe lequel autre, un membre d’équipage du Nostromo, le vaisseau qu’elle vient juste de détruire, croyant détruire avec lui le monstre qui fera le succès de la série.

J’ai vu Alien pour la première fois à dix-sept ans dans le salon de mes parents, sur leur magnétoscope. Je l’avais loué un week-end où ils étaient absents. J’avais été tellement impressionné que je l’avais regardé une seconde fois, puis le lendemain, une fois encore, et quand mes parents étaient rentrés, avec mon frère, nous l’avions regardé encore. Tout le monde était d’accord que c’était très efficace — moi je parlais de chef-d’œuvre mais on ne m’écoutait pas encore. Lorsque des amis venaient à la maison, qui n’avaient pas vu Alien, je m’insurgeais, je le louais à nouveau et je le leur montrais. Il y avait toute sorte de réactions. Mais je n’y prêtais pas attention : je plongeais avec Ripley dans les entrailles du Nostromo et je terrassais le monstre, le souffle coupé, à la dernière scène, incrédule, épuisé, en fredonnant la même chanson qu’elle en guise de prière.

You… are… my lucky star.

Au cinéma, je suis un enfant.
Ou plutôt.
Au cinéma, je suis le film. Le personnage du film. Le héros ou l’héroïne. Suivant l’impact que tel ou tel personnage a sur moi.
Avec Ripley, c’est un peu différent.
Elle fait partie de moi.

A force de voir le premier film, de le mimer, de le rejouer, de chercher à en percer les mystères, les non-dits, j’ai, un peu comme son héroïne dans le premier opus, refusé de me soumettre à une autorité toute-puissante et j’ai cherché à comprendre. De quoi on me parlait. Ce qu’on me cachait. A la manière des profilers face aux tueurs en série chers aux séries télévisées, j’ai endossé le rôle principal pour pouvoir ressentir, analyser, décrypter et au final, savoir.

Ce que c’est qu’Alien.
Et qui est Ripley.

Il faut attendre près de dix ans avant que Ripley revienne à l’écran sous la caméra de James Cameron, puis six encore avant que David Fincher porte le cauchemar du premier film à un degré supérieur. Sigourney Weaver mûrit naturellement, incarnant un personnage de plus en plus intègre, de plus en plus désabusé, de plus en plus sombre. S’il faut voir un happy end dans la résolution du premier film — malgré la mort de l’équipage entier du Nostromo —, il devient rapidement clair que la série (passant pourtant d’un réalisateur à l’autre) ne cherchera pas à magnifier le héros — ici l’héroïne —, plutôt à déconstruire en permanence la mécanique du héros en le confrontant au pire (Scott), au pire multiplié (Cameron), au pire interne (Fincher), jusqu’à ce que Jeunet ramène enfin sur Terre une Ripley qui n’est « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre », mais à laquelle le spectateur s’est attaché au fil de ses combats, de ses pertes, de ses transformations.

Ridley Scott rempile en 2012, quinze ans après le film de Jeunet, à bord du Prometheus. L’action se passe avant Alien, lorsqu’une mission terrestre décide de suivre une inscription trouvée sur Terre qui pointe en direction de l’espace, vers une planète inconnue. La mythologie se met en place, qui conduira étape par étape (Scott prévoit trois films, deux sont pour le moment sortis) à l’avènement de Ripley et à l’embarquement sur le Nostromo, justifiant ainsi cet « Ordre Spécial 937 » qui restait le grand mystère du premier épisode.

*

RIPLEY(S) est une création.

RIPLEY(S) est à la fois analyse de film, projection (auto)fictionnelle, chronique et roman : un texte hybride qui ne répond pas à la question, de la poule ou de l’œuf — peut-être pour la bonne raison que l’œuf, ici, n’engendre pas la poule (mais sa chair).

RIPLEY(S) est chronologique et désynchronisé — c’est une somme de voix qui à partir d’un personnage, le déconstruisent ou se déconstruisent, pour tenter d’en approcher une vérité / version.

RIPLEY(S) est un rendez-vous : une autopsie bimensuelle pour comprendre l’humain et dénicher le monstre qu’il abrite.

RIPLEY(S) est une femme(s).