Lambert Schlechter : une forme continue (Les Parasols de Jaurès)

© Éditions Guy Binsfeld

Le Murmure du monde de Lambert Schlechter, dont voici la huitième livraison, est une forme continue qui n’a de cesse de s’épanouir, d’exprimer avec tendresse et vigueur le quotidien, la joie, le chagrin inévitable, le désir « sans cesse recommencé » (Parasols, p. 36). Soigneusement édités par Guy Binsfeld (Luxembourg), ces Parasols de Jaurès ont pour particularité de proposer, pour chaque page, un fac-similé. Le lecteur est ainsi au plus proche de l’écriture de Lambert Schlechter. Ce d’autant que la reliure noire avec son signet cousu à même les feuillets, ainsi que sa fermeture à élastique, évoquent le célèbre carnet modèle « Moleskine » où Lambert a couché ces Parasols. 

Dessin de Lambert Schlechter – 3 avril 2018

On comprend rapidement que l’unité d’écriture est ici la page, laquelle est systématiquement numérotée et datée. Parfois — cela figure sur le fac-similé seulement — est donnée l’heure exacte d’achèvement de la page.  Ainsi, apprend-on qu’une méditation sur les cimetières et le jour des Cendres s’est achevée le samedi 4 octobre 2008 à Sole, en Toscane. Lambert replie les pages de son carnet, de sorte à en mieux signaler la marge, et l’écriture, régulière — très peu de ratures — recouvre le reste de l’espace ainsi ménagé. 

L’unité, donc, est la page de carnet. C’était déjà très sensible dans Inévitables bifurcations (Les doigts dans la prose, 2016), quatrième volume publié du Murmure du monde.   À chaque page de carnet, sa phrase. Celle-ci se déroule, semble-t-il, d’une traite. La phrase-page de Schlechter est une sorte de période : elle fait retour tout en progressant. Machine de désir autant que de mémoire, en somme. Et quelquefois, c’est de la simple juxtaposition, de la parataxe. Mais la phrase tient, maintenue dans la langue, dans le souffle de Schlechter.

Dans les Parasols, l’écriture semble moins centrée sur elle-même que dans les autres volumes du Murmure du monde, plus ouverte peut-être. Pour le dire autrement, l’ostinato de Schlechter ne s’attarde pas ici sur ce qu’il nomme, par ailleurs, la « narratologie du biographème » (Le Fracas des nuages, Castor Astral, 2013,  p. 56). Au contraire, l’écriture file, jamais encombrée d’elle-même — c’est ce que l’on préfère. Merveilleuses pages sur les moments partagés à Montpellier, avec sa fille, Anna, à qui ce beau livre est dédié. 

Souvent la douceur se mêle au désir, au rêve : « … puis est venue ici plusieurs fois petite reine, elle se sentait à l’abri, abri de ma tendre amitié pour elle, ma désireuse affection, elle ne sera sans doute jamais mon amante mais je continue à rêver qu’elle le sera, je la rêve nue contre moi comme rêvaient les troubadours. » (Parasols, p. 44). L’érotisme et la drôlerie sont également présents : « c’est le studio d’un cénobite, si vous voyez ce que je veux dire » (p. 135). C’est aussi le deuil de l’ami : « comme je suis orphelin de toi, mon ami, mauvaisement abandonné dans l’univers » (p. 48). Mais il y a également ce sentiment grisant de liberté à Lisbonne : « … je suis libre tout le matin, juste carrément, sublimement libre, assis dans l’arrière-jardin rua das Janelas Verdes, placette sous le ciel bleu, petits pavés délicats, tables en fer forgé couvertes par des plaques de verre, un moineau de temps en temps vient examiner le pavé, question de trouver une miette de croissant … » (p. 148). 

Les Parasols de Jaurès constituent une petite somme intime, un recueil d’épiphanies, un enregistrement précieux du temps qui va ; ils s’inscrivent dans une totalité plus vaste qui est toujours en cours de composition, à savoir, Le Murmure du monde. On assiste à l’émergence d’une écriture sans fin, foisonnante et généreuse. Ce dévoilement ne laisse pas de nous fasciner. 

Lambert Schlechter, Les Parasols de Jaurès. Le murmure du monde, 8, Éditions Guy Binsfeld, 2018, 168 p., 28 €

Le Murmure du monde comprend huit volumes à ce jour :
Le Murmure du monde, Le Castor Astral, 2006.
La trame des jours (Le Murmure du monde, 2), fragments, Éditions des Vanneaux, 2010.
Le Fracas des nuages (Le Murmure du monde, 3), fragments, Éditions Le Castor Astral, 2013.
Inévitables bifurcations (Le Murmure du monde, 4), Les Doigts dans la prose, 2016.
Le Ressac du temps (Le Murmure du monde, 5), Les Vanneaux, 2016.
Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager (Le Murmure du monde, 6), Phi, 2017.
Une Mite sous la semelle du Titien (Le Murmure du monde, 7), Tinbad, 2018.
Les Parasols de Jaurès, (Le Murmure du monde, 8), Guy Binsfeld, 2018.