Celle que toute la presse appelle désormais la meilleure série française du moment est revenue lundi 22 octobre 2018 pour une quatrième saison. Créé par Eric Rochant et diffusée depuis 2015, Le Bureau des legendes met en scène l’agent Guillaume Debailly, nom de code “Malotru” (Mathieu Kassovitz), un employé de la DGSE qui s’occupe de placer et de soutenir hors territoire français des agents de terrain sous couverture, ou “légendes”, dans le but de faire l’inventaire potentiel des éléments étrangers susceptibles d’intéresser le renseignement français, en vue d’un retournement prochain.

Un univers paranoïaque
Très vite l’œuvre de Rochant s’est imposée comme un incontournable, et a donné envie aux États-Unis, plutôt équipés en série d’espionnage, d’avoir leur propre version (The Departement, avec Eric Rochant et Alex Berger en producteurs exécutifs selon les déclarations de ce dernier dans Allociné). La série s’illustre par un réalisme saisissant — du fonctionnement des différents services dans leur quotidien à la présentation claire (et complexe) des enjeux géopolitiques en présence —, au plus proche de la réalité avec des thèmes comme le terrorisme islamique ou la cybercriminalité. Bien sûr la fiction n’a pas prétention d’absolu ni d’exhaustivité, et chaque spécialiste pourra trouver ses petites imperfections, mais du point de vue d’un spectateur exigeant l’œuvre est d’une rigueur remarquable, alliant un scénario solide et des décors parfaitement étudiés. Patrick Durand, chef décorateur, avait visité les locaux de la DGSE, et sa mémoire photographique se révéla si précise que le service ordonna une enquête interne tant on pouvait croire à une fuite de documents. La direction des acteurs est minutieuse, à l’habituelle sur-jeu américain est préférée une apathie à la française : les agents arborent dans leurs interactions professionnelles des masques figés, afin de ne rien laisser filtrer de leurs émotions, ce qui donne aux scènes une atmosphère glacée et menaçante. On prend plaisir à voir jouer des grands de la profession comme Mathieu Kassovitz ou Jean-Pierre Darroussin, mais aussi des acteurs plus modestes qu’on a l’habitude de voir dans de sombres navets, et qui voient ici révélé un talent insoupçonné par le public.
Plus qu’une série d’espions
Toutes ces caractéristiques suffiraient à faire une bonne série, mais l’excellence du Bureau des légendes réside dans une valeur ajoutée qui s’exprime de manières diverses, intégrant les leçons des différents thèmes abordés : espionnage, trahison d’état, puissance et impuissance de la technologie, Big Brother, dualité de l’homme, etc. Mieux, elle les joint dans un univers à part entière qui se détermine dans le huis clos d’un bureau parisien tenu au secret. Là, le chef de groupe occupe une place centrale et surveille ses éléments à travers les portes vitrées, tandis que ceux-ci, tournés vers l’extérieur par le truchement de leurs ordinateurs, téléphones portables, et des contacts avec leurs agents de terrain, déploient leur influence tentaculaire à travers la jungle du monde des espions.

L’ambiance du bureau rendue limpide par son agencement est caractérisée par une paranoïa constante — appuyée une bande originale superbe — qui caractérise l’ensemble des relations entre personnages, comme si la méfiance absolue était la condition nécessaire à l’exercice du métier, mais aussi le résultat d’une activité liée au secret d’État : l’agent est conditionné à l’isolement des fuites et son univers est celui du doute.
Comme les personnages, le spectateur est entraîné dans une suite de prospections et de théories paranoïaques qui vont le conduire à sans cesse sur-interpréter les situations fictionnelles, comme piégé dans une narration intense et malintentionnée. Ainsi une grande partie des sensations que procure l’expérience sont issues de ce que l’on devine, de ce qui, comme aux personnages, nous fait peur. Le doute nous ronge. Cette phrase anodine portera-t-elle à conséquence ? Ce refus de parler est-il le signe d’un danger ? Les personnages sont toujours en mission, doivent se méfier de tout et tout le monde, leurs amis les plus intimes peuvent se retourner contre eux à leur insu et la moindre de leur faiblesse est une brèche exploitable par les services adverses. “Vous avez le droit d’en connaître ?” devient la phrase mantra qui isole chaque agent dans son service – si vous ne savez pas, alors c’est probablement que vous n’avez pas le droit de savoir.

Dans la plupart des séries les thématiques personnelles viennent traverser les thèmes plus généraux, mais dans un univers où la vigilance est constante, la distinction entre espace privé et espace public devient difficile voire schizophrène. Le grand leitmotiv de la série est ce “syndrome du clandestin”, dont la définition change de bouche en bouche et se voit ainsi reformulée par chaque personnage, illustrant ainsi le caractère éthéré d’une information qui est le nerf de la guerre de la DGSE. Le syndrome du clandestin, c’est ne pas arriver à décrocher, se retrouver bloqué dans son alias, son identité d’agent infiltré, et d’ainsi mettre en danger tout son service. Le syndrome du clandestin c’est quand le corps rentre à la maison mais que l’esprit reste sur le terrain. Ce syndrome, l’agent Malotru le contractera de la plus simple et la plus terrible des manières : il tombera amoureux. En essayant de conserver son identité provisoire pour alimenter cet amour, afin de bâtir ce que le système du renseignement et sa fonction d’agent lui refusent – une réalité socialement tangible – Malotru sera le grain de sable dans la machine étatique, il va entraîner dans sa chute tout son service, révélant ainsi un paradoxe qui est le point d’entrée de chacune des crises successives : un agent de la DGSE œuvre pour son pays, pour un idéal, mais le renseignement est avant tout une histoire d’humains, et lorsqu’un élément humain de la machine renseignement est défaillant, le système tout entier se retourne contre lui, comme pour neutraliser une vilaine grippe. Mais à qui les agents jurent-ils fidélité ? À des principes et une mécanique froide, un idéal patriotique ? Aux êtres humains qui partagent les mêmes dangers, subissent les mêmes symptômes et se nourrissent des mêmes névroses ? C’est là le dilemme de toute une série.

Une saison 4 à la pointe de la technologie
La saison 4 du Bureau des légendes nous entraîne vers la Russie de Poutine, et n’est pas sans rappeler les films des années guerre froide, quand les Russes étaient les “méchants”. La paranoïa monte d’un cran en étant ici étendue à tout un pays dans son fonctionnement, et on regrette presque les espaces de liberté volés façon jeunesse dorée du Téhéran des premières saisons ; “ici les victimes sont traitées comme des suspects”, confiera un des personnages. Des thématiques nouvelles voient le jour, comme la collecte et la manipulation des big data, ces informations obtenues par les GAFAM grâce à nos réseaux sociaux et revendues aux sociétés privées et aux États, dont il est fait des utilisations ciblées pour manipuler l’opinion, infléchir des élections… On se souvient de l’affaire Cambridge Analytica qui avait posé un certain nombre de questions sur la manipulation du référendum pour le Brexit ou sur les présidentielles américaines, affaire toujours d’actualité puisque la société semble avoir repris du service sous le nom d’Emerdata, avec bon nombre de ses anciens cadres dans ses rangs.
“Est-ce que tu t’es méfiée de tout le monde dans le service que tu diriges ?” (JJA)
Le Bureau va donc tenter de s’infiltrer dans la Russie du cyber-espionnage, nous faisant découvrir la branche geek de la DGSE. Dans le même temps le Bureau est soumis à une enquête interne dirigée par JJA (Mathieu Amalric), décidé à scier cette branche malade de la boîte, qui en laissant agir Malotru a mis tout le monde en danger. Celui-ci est épaulé par Liz Bernstein (Anne Azoulay) qui contamine les agents comme un virus humain, les montant les uns contre les autres pour mieux les faire parler en exploitant leurs failles et la mécanique de la faute : la paranoïa ambiante trouve ainsi un objet, chacun voyant dans une faute collective sa propre responsabilité, effaçant ainsi l’aspect systémique d’un service qui étouffe la vie de ses agents, pour des intérêts définis comme supérieurs. On relance ainsi les thématiques du syndrome du clandestin : suis-je fidèle à l’État ou à mes camarades ? Résoudre la crise c’est réconcilier ces deux aspects dans un paradoxe soutenable.

Cette nouvelle saison réserve de bonnes surprises, comme le développement du personnage d’Artus (repéré dans l’émission On ne demande qu’à en rire) chargé de gérer le retour de Jihadistes présumés en France, un rôle à contre-emploi des plus efficaces. On regrettera quelques facilités voire un scénario qui n’a pas toujours le temps de s’installer, notamment pour les personnages de Mathieu Amalric et Anne Azoulay, dont la mission d’enquête interne n’a pas le temps de trouver sa place dans la globalité de la trame, bien que le jeu des acteurs soit convaincant. Ces complications sont sûrement dues à la volonté de traiter les saisons en trilogies thématiques alors que, dans les faits, les intrigues des trois premières saisons ne sont pas vraiment résolues concernant le personnage de Malotru qui continue d’occuper une place centrale. La direction des acteurs semble aussi un peu moins maîtrisée qu’à l’habitude, sans qu’on puisse dire si le problème vient du texte ou de sa mise en jeu, mais on pardonne volontiers ces quelques errances tant la série se démarque de ses camarades et continue de nous tenir en haleine.
On peut aussi saluer les efforts fournis pour donner aux personnages liés à la cyber-sécurité de vrais blagues de geek et une consistance qui ne se borne pas à présenter des marginaux excentriques, et on apprécie le travail de réalisation sur les inévitables et toujours problématiques scènes de hacking. Car Le Bureau des légendes en essayant de coller à une réalité plus qu’à une somme de clichés facilement digérables se démarque des poncifs habituels, et semble même les moquer par moments, comme dans cette scène où on annonce à César (Stéphane Crepon) qu’il va devoir se faire passer pour un génie de l’informatique Asperger (comme le veut le cliché du personnage connecté) et qui répond, quand on lui demande s’il sait ce que c’est que d’être Asperger, qu’il regardera sur Wikipédia.

On retrouve bon nombre d’acteurs qui ont fait le bonheur des premières saisons, comme la phénoménale Sara Giraudeau dont le personnage Marina Loiseau faisait ses classes dans la première saison et qui part ici en éclaireuse à Moscou, toujours au centre du danger, Jonathan Zaccaï et son personnage bonhomme de séducteur Raymond Sisteron, symbole de loyauté, ou encore Irina Muluile, alias “la mule”, coriace et attendrissante, qui commence à prendre du galon. Quant à « Moule à gauffre » c’est dans le privé qu’il évoluera par la suite, passage classique des agents du renseignement à la retraite, qui laisse présager une mise en lumière des relations étroites entre pouvoir et industrie.
Le Bureau des légendes n’a décidément plus rien à envier à Jason Bourne et autres Jack Ryan, il a tracé son propre chemin, et déjà après son passage on ne peut plus faire de la série comme on en faisait jusqu’alors.
Le Bureau des légendes, 4 saisons, 40 épisodes, création Canal +, saison 4 en cours de diffusion et disponible en intégralité sur Canal +