Lacrimae rerum : Virgil Vernier (Sophia Antipolis)

Nous ne connaissons que trop bien ces lieux, ces endroits coupés de toute vie, qui veulent nous réduire au rang de consommateurs, où règnent l’ordre et la violence du capitalisme. Des agressions d’un système devenues la norme, ayant largement dépassé les murs des supermarchés et des entreprises. Aux limites mobiles du documentaire et de la fiction, Virgil Vernier semble sonder ces lieux vidés de toute sagesse fondamentale et révéler la charge émotionnelle qu’ils renferment, comme il le fit avec les deux tours des Mercuriales, point gravitationnel de son précédent long métrage.

De Sophia Antipolis – car cette technopole de la fin des années 60, sorte de Silicon Valley à la Française, s’y prête –, il dévoile le caractère le plus brutal en suivant quelques personnages à la fois ordinaires et iconiques. Une restitution d’une atmosphère contemporaine dystopique qui passe d’abord par la sensibilité d’une pellicule 16 mm, d’autant plus nécessaire pour capter les indices que les lieux pleurent les quelques émergences d’espoir qui subsistent malgré tout.

Dire la pression normative par l’accumulation

Il sera question de violence. Un plan fixe sur une jeune femme déterminée à faire une augmentation mammaire, et tentant de convaincre son chirurgien, ouvre le film. Exempt de tout jugement quant à son choix qui peut laisser perplexe, il flotte plutôt ici la présence d’une main invisible qui la pousse à ne pas s’accepter telle qu’elle est. D’ailleurs, une autre femme désire la même chose, de toute urgence, pour passer un casting, même en convalescence. Ce pourrait bien être le rendez-vous passé de tel personnage des Mercuriales alors satisfaite. Parce qu’il faudrait préformer à ce point, se conformer. Elles ne sont pas seules. Le montage laisse imaginer la succession et l’accumulation de profils similaires. La salle d’attente remplie finit ainsi par prendre la mesure systémique du phénomène.

Mesurer le vide existentiel

Une femme vietnamienne errant dans son appartement raconte son histoire, sa venue en France, sa rencontre avec un français à la recherche d’une asiatique, son veuvage suite au décès de ce dernier devenu son mari. Le poids de la solitude pèse davantage à chacun des coups de brosse qu’elle effectue devant le miroir, à chacune des touches de rouge à lèvres qu’elle applique. Personne – il n’y a personne dans ce grand appartement. Le coucher de soleil sur la mer, que l’on y observe, rythme des journées indistinctes. Ces instants de vide existentiels, profonds ou fugaces, que l’on a tous ressentis un jour, par exemple en regardant par la fenêtre, émergent par là de manière très vive.

Obscurantisme aux frontières du réel

Quelque chose ne va pas. Le montage des histoires de ces personnages avec quelques plans sur les immeubles fait déjà planer une ambiance pesante et laisse deviner que le vernis ne peut cacher ou endiguer le mal-être ambiant. La ville pleure, crie silencieusement tandis que ses habitants cohabitent avec sa tristesse – ou est-ce parce qu’ils sont si tristes qu’elle se meurt ? Pour réenchanter ce réel mortellement superficiel, certains trouvent un réconfort effrayant dans des sectes. Une femme faisant du porte à porte pour l’une d’elles débarque un jour chez la veuve, comme pour remplir de son si petit discours cet espace immensément vide. Nouvelle rhétorique bien rodée, gourou désamorçant toutes les craintes, sont les méthodes apparemment efficaces. Il ne s’agirait pas d’une secte mais d’un groupe de soutien. Médusés, on assiste alors à cette première réunion « d’information », où « tout le monde est libre de partir, de s’exprimer sans jugement ». L’exploitation de la détresse, de la quête de sens – légitime souvent – de cet auditoire, crève l’écran de sa violence. La voix de cet homme auto-proclamé Élu distille insidieusement son venin. Un par un, ses auditeurs s’expriment à leur tour dans un enchaînement de plans frontaux. La mort, des rêves, des coïncidences étranges, des deuils, des accidents. Des phénomènes consubstantiels à la vie en somme, certes non rationnels, auxquels il faudrait à tout prix trouver des réponses fermées, des explications complotistes, extraterrestres, religieuses. Si, jusqu’alors, on pouvait avoir la présomption d’une nature documentaire, le doute s’installe subitement, subtilement, faisant grimper l’effroi d’un cran : est-ce toujours le cas? Non. Si. Quand cela aurait-il pu changer sans que l’on s’en rende compte? Et si tout cela n’était pas mis en scène pour le film, mais comportait une part de « vérité »?

La beauté résiste à l’obsession sécuritaire

On quitte le duo féminin pour un duo masculin. Ils font une ronde en voiture. La sécurité. C’est leur métier. Répondre à l’obsession sécuritaire. Le plus ancien forme grossièrement Tarik, le nouveau, à coups d’aphorismes aussi idiots que paranoïaques, empreints de masculinité toxique. Leurs virées nous permettent de découvrir la ville par des travellings latéraux sur le paysage urbain. Nous voilà embarqués dans une visite de ces rues sans âme. Quand ils voient un garçon et une fille s’embrassant simplement au pied d’un immeuble d’entreprise fermée, le soir, ils les virent sans ménagement. Tuer l’ennui en embêtant ceux qui ne dérangent personne, appliquer la règle, faire régner l’ordre bête. C’est leur job. Plus tard, le premier l’emmène dans un parc où ils espéraient voir des paons. Un spectacle magnifique, lui dit-il. L’animal a laissé une plume, comme un indice, une trace de la beauté. Tarik la ramasse, la contemple. Une plume non pas indice de la mort comme chez Argento ou De Palma, mais plutôt le synonyme d’une percée délicate de poésie, de sa présence persistante.

Surgissement de l’image acheiropoïète

Les deux jeunes hommes se rendent sur les lieux d’un meurtre. Là, dans ce garage, nous dit-on en voix off, on a retrouvé le corps calciné d’une femme. Rien n’a permis de l’identifier. Dans le coin interdit d’accès par des bandes posées par la police, les murs sont marqués par les traces du feu meurtrier. Le mystère absolu entourant l’événement tragique, la forme même qu’il prend comme peint sur cette surface, convoque une nature sacrée, celle du Saint-Suaire, d’une image acheiropoïète, c’est-à-dire une image ne résultant pas de la main de l’Homme, d’origine divine. Dès lors, ce meurtre n’est pas un fait divers mais la marque du sacrifice ayant une valeur exemplaire, la rédemption manifeste des personnages d’un monde en perdition.

Regardez la peste brune

Le mentor propose maintenant à Tarik de le rejoindre dans un groupe de personnes soucieuses de « faire respecter l’ordre public », qui font des rondes pour pallier aux « déficiences de la police ». Une milice d’extrême droite. Là encore, comme pour la secte, le cinéaste porte sa caméra dans un endroit extrêmement violent rendu par un certain effet de réel plus que par ce qu’il montre. Sans doute est-ce un mélange des deux. Propulsés dans ce club où des gens s’entraînent à simuler des agressions verbales et physiques, on prend la mesure de l’ampleur de ce monde parallèle. Parallèle, parce qu’il grandit certainement et sûrement caché dans ces locaux, dans des réseaux souterrains, que l’on voit peu. Sur lesquels on ferme les yeux? Pourtant, on a vu grandir, on a senti revenir, cette peste brune néonazie du type « génération identitaire », pour ne citer d’eux. Des discussions de comptoir aux actions décomplexées des groupes identitaires sur la voie publique maintenant admises comme relevant de la « liberté d’expression », il y eut d’abord la banalisation de la parole xénophobe relayée et amplifiée par certains médias.

Ce fascisme est à présent une réalité manifeste. Faire face. Faire face à cette bête immonde, nous y sommes forcés, qu’on le veuille ou non. Voilà ce que rend possible le geste cinématographique : restituer une vérité dans son ampleur, là où tous les reportages de télévision sensationnalistes et creux ne peuvent qu’échouer, à l’endroit de ce qu’ils ont même souvent engendré. Sidération encore devant la séquence au cours de laquelle une des membres présente ses épées de héros et héroïnes de jeux vidéo disposées sur son buffet. Tout en les nommant, elle les manipule avec plus ou moins d’agilité mais avec assez de détermination pour que l’on sache qu’elle pourrait les utiliser. Summum de l’abjection, le groupuscule se rend sur un camp de tentes et cabanons pour tout casser, y mettre le feu. Heureusement, celui-ci est vide. Tarik reste statique. Il demande enfin, lucide, si tout cela « n’irait pas trop loin ». L’autre répond qu’ils « rendent service, que c’était insalubre ». Non, Tarik ne sera pas Le Jeune Hitlérien Quex si facilement enrôlé et décide de s’enfuir. Mais sa rencontre avec cette plume laissait présager le soubresaut, car elle était sans doute une trace primordiale visible lui étant destinée.

Variation de meurtre(s) en direct

Une voiture se gare en trombe. Deux hommes en sortent, ouvrent le coffre dans lequel une femme est ligotée, se débat, crie. Coups, insultes. Ils l’emmènent dans le garage du meurtre. Les cris, des hors-champs que l’on entend, gorge serrée. Impression de direct, encore. Une voiture se gare en trombe. Deux hommes en sortent, ouvrent le coffre dans lequel une femme est déjà morte. Ils emmènent le cadavre dans le garage du début. La suite, c’est le feu. Différentes variations de la séquence se succèdent ainsi, révélant finalement le contre-champ – des policiers sont là pour une reconstitution – allégeant, se faisant, notre cœur. Mais cette vision kaléidoscopique de l’événement, cette approche par tangentes ne saurait percer le mystère fondamental de la trace.

Pleurer l’effacement

Une lycéenne ère dans un établissement vide, des rues. Une voix off qui semble être la sienne – une voix intérieure – raconte son amitié avec une jeune femme disparue, sûrement celle assassinée. Peut-être celle du début qui voulait faire une augmentation mammaire. Des moments partagés, des souvenirs insignifiants, son caractère : elle est une mémoire vivante. Elle tient cette flamme fragile et vivace en se rendant dans le garage. Assise, elle était plus tôt surprise par ceux de la sécurité à qui elle refusait de parler, qui l’ont virée. C’est ce qu’ils font. Elle pleure. Elle descend un ascenseur aux vitres salles et embuées. La mise au point sur la profondeur de champ détachant sa silhouette floue traduit sa solitude, son deuil, la mélancolie, la nostalgie d’un autre monde. Car un certain monde disparaît, et elle est seule à le pleurer. Un jour, elle retourne – elle aussi se répète, autrement – aux abords du garage. Distante, elle observe en larmes les travaux : des ouvriers recouvrent de peinture les traces du feu meurtrier sur les murs. Geste profane, effacement de la preuve, travestissement du lieu de recueillement. L’oubli en direct de son amie pour toujours nous est livré à travers son regard. C’est un double meurtre. Mais les murs se souviennent. Il ne peut en être autrement. Les lieux pleurent, et se souviennent, pour toujours. « Sunt lacrimae rerum et mentem mortalia tangunt » : « Toutes les choses ont leurs larmes qui émeuvent le cœur des mortels » nous dit Virgile.

Visionnaires aveugles

L’artifice. La course vers l’artifice, coûte que coûte. Individualisme, solitude, violence de la société de consommation, règne avenant des milices, ambiance de fin du monde (des journaux télé couvrent les incendies de forêt dans le sud), paranoïa complotiste, dérives sectaires, xénophobie…. Au milieu de toutes ces violences, deux personnages se souviennent de l’ancien monde, ou plutôt d’un rapport sensible au monde, que les comptables ont voulu éradiquer. Entreprise vaine tant cette connaissance est constitutive, essentielle. Tarik et cette jeune femme semblent être des îlots d’espoir. Mais : comment vivre avec ses contemporains? Comment vivre tout court?

Mercuriales nous laissait sur un monde en destruction, s’autodétruisant littéralement sur les images d’une grue abattant un immeuble. Des ruines, de la poussière. Un personnage disait aussi plus tôt : « Ce n’est pas vrai, ce n’est qu’un rêve. Je me suis endormie, et tout ceci n’est un cauchemar. » C’est ici la brûlure. Virgil Vernier nous brûle les yeux avec une éclipse solaire, nous sature les oreilles d’un son crissant. Un soleil pasolinien, la sensation archaïque, tellurique de la fin de Théorème. On ne peut contenir les cris, comme on ne peut contenir les larmes. Mais devant leur force, leur vérité absolue, impossible de ne pas sortir aveugle. De Sophia Antipolis, on sort les yeux brûlés, c’est-à-dire plus visionnaires que jamais.

Sophia Antipolis. Film de Virgil Vernier. Avec : Dewi Kunetz, Hugues Njiba-Mukuna, Sandra Poitoux, Bruck, Lilith Grasmug. Sortie en salle le 31 octobre 2018. 

Lire ici l’entretien de Joffrey Speno avec le Virgil Vernier : « J’aime filmer ce qui me révulse »