Girl : un homme est une femme

Girl © UNIVERSUM / Menuet

Il est toujours très agaçant de voir un film réduit à son sujet. Si avoir un grand message humaniste suffisait à réussir une œuvre, Robert Guédiguian serait un plus grand cinéaste que Lars Von Trier, ce qui n’est évidemment pas le cas. L’œuvre dépasse le sujet : Girl mérite sa Caméra d’or, non pas parce que c’est un film bien, mais parce que c’est un bon film.
Comme beaucoup de filles, Lara se rêve danseuse étoile : elle suit assidûment les cours de danse, se bat, refuse l’échec, soutenue par sa famille elle fait tout ce qu’elle peu. Lara n’est pas la plus douée, mais Lara a une excuse : elle est née garçon… Sur le délicat sujet du changement de sexe et du genre, le belge Lukas Dhont évite un film « Dossiers de l’écran ». Soyons clairs : si Girl séduit, ce n’est pas en raison de son sujet d’actualité, c’est donc parce qu’il s’agit d’un bon film, remarquablement filmé et qui révèle le jeune Victor Polster, éblouissante Lara.

Girl © UNIVERSUM / Menuet

Évitant le naturalisme, Lukas Dhont nous épargne les passages obligés du genre : pas d’abus de la caméra à l’épaule, d’image floue et sautillante. A l’opposé de l’attendu style documentaire, Girl joue au contraire avec la lumière, les cadrages : la finesse de la mise en scène permet de faire ressortir le jeu subtil de l’acteur et le caractère insaisissable du personnage. Lara n’est donc pas filmée comme un symbole — la porte-étendard artificielle des trans — mais comme un personnage à part entière, une ado souvent insupportable, comme le sont beaucoup d’ados qui traversent de toute façon un moment délicat à la recherche de leur identité.

La question de l’identité est ici clairement réglée pour le spectateur : Lara est une fille avec un sexe de garçon, son petit frère la considère comme sa sœur, plus rare au cinéma : le père a accepté la nature véritable de sa fille. La première bonne surprise du film, c’est donc d’éviter les passages obligés du père forcément macho, forcément transphobe, forcément violent. Non pas que cela n’existe pas, mais ce n’est pas le propos du film. Au contraire, le père soutient Lara : il l’accompagne à ses rendez-vous médicaux préparant son opération, il a même changé de vie pour rendre celle de Lara plus facile. Pas question pourtant de faire croire en un monde idéal : quelques dialogues laissent deviner que le combat a eu lieu avant, l’absence de la mère, mais aussi la complicité unissant le père et sa fille, comme après la bataille.

Girl © UNIVERSUM / Menuet

Cette relation père /fille est même l’un des sujets du film. Les conflits existent, comme ils existent entre tous les parents et leurs ados, c’est même Lara qui est souvent à l’origine du conflit. Loin d’en faire une martyre, Lukas Dhont la filme comme on filme un ado en crise : en souffrance mais souvent insupportable. C’est justement en lui refusant tout traitement spécial que le cinéaste donne à Lara sa dignité de personnage : Victor ou Lara, l’adolescente est d’abord un être qui se construit, quitte l’enfance, doit se situer dans la société et composer avec la réalité. Impatiente, voire capricieuse car tourmentée, Lara voudrait précipiter son opération et refuse d’admettre que, trahie par son corps, elle ne sera probablement jamais la grande danseuse qu’elle rêve d’être.

Girl © UNIVERSUM / Menuet

Le rapport à la souffrance est un autre thème qui rend le film fascinant : Lara s’inflige des souffrances physiques comme pour contraindre son corps à suivre au plus vite son esprit. La souffrance devient à ses yeux un passage obligé vers un accomplissement personnel : le sang de ses pieds de danseuse remplaçant le sang des règles. Même soutenue par un père aimant, Lara perd pied : la danse est le symbole de sa féminité et elle vit ses limites de danseuse comme la menace de ne jamais être considérée totalement comme une femme. La danse est alors ce moment où elle peut à la fois espérer atteindre la grâce mais aussi torturer son corps, le punir de ne pas se plier à sa volonté. La caméra capte la grâce comme la chute : le corps malgré tout musculeux de Lara est-il le résultat des heures de souffrances que vivent toutes les danseuses de ballet ou la limite de la transformation physique ? Les séquences maintiennent l’ambiguïté, comme le film rappelle sans cesse à la jeune fille, et au spectateur, qu’elle est née garçon.

Girl © UNIVERSUM / Menuet

Comprimant son sexe sous des paquets de sparadrap, au péril de sa santé, Lara nie sa masculinité et si sa famille la soutient et la considère comme une femme, le regard extérieur est plus difficile à affronter. Une soirée pyjama entre filles tourne à l’humiliation envers Lara. Séquence d’autant plus cruelle et difficilement soutenable que jusqu’ici les autres filles avaient marqué un désintérêt total envers sa situation. « Montre nous ton sexe », la curiosité oscille entre le harcèlement et la cruauté adolescente, sans que jamais cela ne soit vraiment de l’intolérance ou du rejet. Lara, par son corps, par le regard des autres mais plus encore par son regard est sans cesse renvoyée à sa condition. L’opération doit avoir lieu dans deux ans, trop long… Le propos est d’autant plus fort qu’il s’appuie sur le non dit et le hors-champ : on l’a dit, le spectateur découvre les personnages alors que l’identité de Lara n’est plus un sujet de débat dans la famille, ni même auprès des médecins d’ailleurs. Le jeu remarquable de Victor Polster tient pour beaucoup dans la grâce de l’acteur : danseuse, gracieuse, Lara est trahie par son corps : un geste, une attitude,  et Victor menace d’apparaître derrière Lara.

Lukas Dhont ne surligne rien, refuse les effets, sa caméra saisit toute la finesse du jeu de son acteur principal mais Lara garde une part de mystère : son impatience tourne à l’obsession, une angoisse s’installe, le monde idéal que se sont construit le père et la fille semble pouvoir s’écrouler à tout moment.

C’est par la palette chromatique que Lukas Dhont fait ressentir au spectateur le conflit et le danger qui guettent Lara. La mise en scène juxtapose trois choix de lumière : le bleu, souvent attaché à Lara dans les scènes d’extérieurs, notamment de danse. Le bleu, couleur attachée aux garçons jusqu’au cliché. Sa tenue de danse est la marque de sa féminité comme sa limite : le bleu symbolise ici le doute par opposition aux couleurs chaudes. Une scène de danse oscillera entre les deux : tenue bleu, lumière d’extérieur jaune, les scène de danse sont celles du combat entre le corps et l’esprit. La lumière orangée de la chambre de Lara, semble d’abord la protéger du monde extérieur ou renforcer la chaleur du foyer et de la cellule familiale mais, tournant au rouge, elle annonce la catastrophe à venir : la soirée entre copines qui tourne à l’humiliation, une relation sexuelle qui tourne à la catastrophe jusqu’à l’acte final, absurde et désespéré. A ces choix visuels forts, Dhont ajoute les lumières naturelles : les visites chez le médecin qui prépare l’opération de changement de sexe sont ainsi curieusement filmées de façon « clinique », dégagées de toutes émotions, pourtant Lara attend cette opération comme une délivrance qui réglerait définitivement le problème du regard que les autres peuvent porter sur elle mais surtout qu’elle porte sur elle même comme le démontre la multiplicité des miroirs dans le cadre, jusqu’au plan final.

Malgré tout, Lukas Dhont est sans ambiguïté Lara ne « choisit » pas son sexe, sa féminité est naturelle, elle est une évidence pour elle, pour son père et son frère mais aussi pour le spectateur. Pas une seconde celui-ci ne doutera que Lara soit bel et bien une femme, ressentant les angoisses d’une femme prisonnière d’un corps de garçon.

Premier film remarquable, Girl souffre pourtant des défauts de nombreux premiers films : trop long peut-être dans sa mise en place et sa fin est un peu abrupte et aurait pu paraître artificielle sans le talent de son acteur principal qui arrive à faire comprendre ce que le scénario évacue par précipitation : comment Lara peut en arriver à une solution si radicale. Girl reste néanmoins la plus belle caméra d’or depuis Hunger et fait du belge Lukas Dhont l’un des jeunes cinéastes les plus prometteurs. Par des choix visuels audacieux et des acteurs inspirés (au-delà de la performance de Victor Polster il ne faut pas oublier celle d’Arieh Worthalter), Girl dépasse le cadre du film à thèse, non que la thèse ne soit pas d’importance, mais comme le disait Woody Allen : « l’Art ne change rien à la vie, hélas ! ».

Girl, un film de Lukas Dhont — Belgique – Durée : 1h45 – Scénario : Lukas Dhont et Angelo Tijssens – Directeur de la photographie: Franck den Eeden – Montage : Alain Dessauvage – Avec : Victor Polster, Arieh Worthalter, Olivier Bodard.