Eric Richer : pulsions d’une apocalypse (La Rouille)

Le roman d’Eric Richer, La Rouille, est une sorte de tragédie : spirale de mort, logique implacable d’un monde indifférent aux volontés humaines. Loin d’être le moyen d’une souveraineté de l’être humain, celles-ci, au contraire, semblent être essentiellement l’instrument par lequel ce monde se réalise – et les volontés ne sont pas des volontés, plutôt des « pulsions » dont la finalité est ce monde lui-même, son règne, l’ordre de son chaos.

A travers le récit et les personnages, il s’agirait pour l’auteur de faire exister ce monde, d’en réaliser l’extension. Le livre d’Eric Richer n’est pas un miroir pour ce monde, sa représentation, il est ce monde lui-même, son existence ici, dans le livre, dans l’écriture. Pour son premier roman, Eric Richer est donc immédiatement présent dans la littérature. Le livre ne dit pas autre chose que lui-même, n’est pas autre chose que sa propre écriture, réalisant sa propre existence et le dehors qu’elle inclut en soi, l’autre du livre que tout livre implique, infiniment plus large que le livre : forces, pulsions, processus vitaux et mortels, existences, régime de signes qui sont ceux d’un monde toujours écroulé et en construction – chaos. La Rouille serait d’abord un roman du chaos.

Eric Richer construit une poétique du fragmentaire, de l’indéterminé. A travers le roman, les informations sont vagues, esquissées plutôt qu’ordonnées en vue d’établir des identités, d’une reconnaissance toujours rassurante et mortifère. Tout existe à l’état de fragment. Le lieu, le pays demeure indéterminé, même si les prénoms ou la présence d’immenses forêts peuvent évoquer la Scandinavie, le nord de l’Europe, ou peut-être une zone soviétique, mais sans précision particulière. Le récit évoque un passé sans que celui-ci ne soit non plus précisé. La mère du jeune Nói est partie il y a longtemps mais on ne sait ni clairement pourquoi ni ce qu’elle est devenue. Les paysages en ruine, habités de carcasses de véhicules, de décharges, de restes d’engins de guerre semblent présenter les traces d’un passé violent, sans que celui-ci ne soit explicité. Et de même, le roman est traversé par l’évocation d’une sorte de rite étrange et violent (le Kännöst), auquel Nói est supposé devoir se soumettre, sans que rien de précis n’en soit dit ni clairement connu. Le présent autant que le passé et le futur sont donc toujours saisis par l’intermédiaire de bribes, de discours vagues et elliptiques, troués, fragmentaires, et ce qui est vu des paysages, des zones urbaines, apparaît toujours sous la forme de zones abandonnées, de ruines, de lieux déconnectés.

Les choses, les êtres, les énoncés connotent un régime de signes caractérisé par l’indéterminé et le fragmentaire – un tel régime excluant la possibilité d’un monde clair, précis, fait d’identités évidentes, reconnaissables, fixes, manipulables. Les nombreux dialogues sont eux-mêmes très elliptiques, moins expression d’une communication qu’existence d’une errance, émergence de fragments vagues et aériens – à l’image des lieux géographiques qui semblent surtout des morceaux disjoints reliés à l’occasion de longs trajets telle la couture, la suture maladroite de ce monde en lambeaux. Dans le monde de ce roman, et dans l’écriture qui le fait être, tout est infixé, reste ou morceau d’autre chose qui n’existe plus au présent que comme trace, évocation ou invocation trouble, absence fantomatique. L’écriture d’Eric Richer est moins une écriture de la présence pleine qu’une écriture de la trace, du fragment, par laquelle des présences se lèvent mais comme, dans les rêves, apparaissent les spectres. Si La Rouille, par-delà le récit, renvoie à un passé, il s’agit d’un passé qui est celui de « notre » monde – et de la littérature qui l’accompagnait –, et qui ici, dans le livre, n’est plus. Revenant de sa propre disparition, de sa destruction, ce monde ancien, passé, flotte désormais dispersé, disséminé, dans l’espace nouveau de sa propre mort. Et le futur n’y existe que comme répétition du présent chaotique qu’il est déjà. Étrange éternité, étrange vie vivante et mortelle du chaos…

Nous sommes donc passés d’un monde cohérent, identitaire, reconnaissable, à un autre monde qui n’est plus simplement l’ensemble des restes de celui-là, mais qui donne à ces restes leur autonomie, libérant des fragments désormais irrémédiablement disjoints, incohérents, formant un nouvel ensemble, un nouveau tout, un nouveau monde en lui-même chaotique, à l’image de la vision stroboscopique qu’a du monde le jeune Nói : « Un tunnel de 3 kilomètres de long / une chèvre sur le toit d’un enclos / un rocher où est bombé libéré Stipe (…) / des oies dans un chemin / quelqu’un / brûle / quelque chose dans un bidon / une vache décharnée avec Sieg Heil tagué sur les côtes (…) ». Les fragments s’enchaînent sans cohésion, sans cohérence. Est-ce que quelqu’un brûle des oies dans un chemin ? Est-ce que quelqu’un brûle, dévoré par le feu ? Est-ce que quelqu’un brûle quelque chose – quoi ? – dans un bidon ? Ou bien ce « quelque chose » est-il simplement dans le bidon, sans être brûlé ? Les quatre à la fois en même temps que chaque possibilité à l’exclusion des autres puisque n’existent que des fragments flottants, reliés de manière vague, sans possibilité d’être réunis en un tout cohérent qui serait le sens ou la figure d’un monde reconnaissable, identifiable. Le monde – et le langage, l’écriture de ce monde –, ici, est un monde de fragments, un tout mais ouvert, une totalité de fissures et de disjonctions dont la loi est celle de l’incohérence et du fragment. Tout ce qui le compose – les êtres, les choses, les signes, les énoncés – est soumis à cette loi.

Le jeune Nói, pourtant, semble ne pas vouloir s’y soumettre. Il est celui qui refuse ce monde, qui cherche à le fuir, qui en souffre, qui le perçoit d’un point de vue critique et qui, littéralement, le vomit. N’est-il pas la figure de la volonté dans son effort d’affirmation, tendant vers son autonomie ? N’est-il pas celui qui aspire à une forme de complétude, de réunion, dans la recherche de sa mère, par exemple, ou dans le désir et l’amour qu’il ressent pour une jeune fille ? Pourtant, s’il cherche à fuir ce monde, il le fait par des moyens qui rendent possible à ce monde de se réaliser encore et toujours – paraissant de toute façon condamné à échouer, dans l’impossibilité de pouvoir s’extraire de ce qui existe ici.

Vivant avec son père au milieu de voitures abandonnées, accidentées, plus ou moins détruites, ses moyens de fuite résident dans l’espoir de retrouver sa mère ou dans celui d’échapper au rite effrayant du Kännöst, d’aimer une jeune fille, dans sa relation avec son oncle. Mais le moyen principal de sa fuite est de se défoncer avec ce qu’il trouve et surtout en sniffant du trichloréthylène. Les visions que lui procure le solvant se cristallisent dans la présence d’un requin étrange et silencieux, flottant dans les airs. Ses visions, et l’état plus ou moins hallucinatoire qui accompagne Nói, doublent le réel d’un autre monde imaginaire, fantasmatique, peuplé d’images étranges, sans signification précise, et de l’étrange présence du requin. Avec le trichlo, la déconnexion du personnage d’avec le monde s’accentue, et ce que son esprit produit ajoute du chaos au chaos, de l’incohérence à l’incohérence. Les images mentales hallucinées du jeune homme désarticulent davantage le réel et ne s’y intègrent pas comme un morceau qui prendrait sa place dans un tout – au contraire. Nói est un être fragmentaire, constitué de fragments – son histoire, son passé, son futur, son psychisme –, percevant le monde comme fragments déconnectés, faisant proliférer la fragmentation du monde, n’éprouvant finalement dans son rapport aux autres – malgré sa volonté de rapprochement – que l’écart et la disjonction. S’il échoue dans sa volonté, c’est que celle-ci est habitée d’une force plus grande, d’un désir plus puissant qui la soumet à l’ordre du monde qui est un ordre qui décompose, qui défait, disjoint, fragmente, un ordre mortel qui est la vie du chaos.

Le titre du livre fait signe vers cette vie paradoxale. La rouille est moins une chose qu’un processus de contamination et de destruction, qui défait, sépare, désagrège, qui anime l’inanimé d’une vie qui le tue. La rouille est un processus de mort, la vie de la mort. C’est cette vie qui anime le monde créé ici par Eric Richer. Cette vie contamine et définit tout ce qui constitue ce monde : les êtres, le langage, les choses, le temps, les esprits. Et ce monde rouillé – non en arrêt mais animé par ce qui le ronge, comme dans le célèbre Une charogne, de Baudelaire – n’est rien d’autre qu’un processus de mort, de chaos, par lequel se répètent inexorablement la mort, la destruction, par lequel se mettent à vivre les fragments qui sont ce monde, par lequel se lèvent les fantômes qui le peuplent. Le monde de La Rouille est d’abord ce monde, comme une sorte de nature où insistent la vie de pulsions qui sont des pulsions de mort, la pulsion d’une destruction généralisée, d’une apocalypse en cours. D’où la référence constante, dans le livre, aux déchets, carcasses, restes, ruines, à la violence, à la séparation, aux distances de toutes sortes. D’où aussi, peut-être, la présence récurrente de la fumée, du sang, du feu, des humeurs, de la poussière, de la boue – comme signes d’une désagrégation générale mais surtout d’un état non formé du monde, d’une nature « désagrégeante » à l’oeuvre. D’où aussi, sans doute, la présence constante du monde animal, des animaux mais aussi d’une animalisation du monde, des êtres, des choses qui sont le plus souvent surnommés ou nommés en référence aux animaux ou qui en portent les attributs – comme la présence partout et dans tout d’une nature primordiale, pulsionnelle, vivante et mortelle. C’est cette nature qui dans ce roman traverse et définit tout, et dont la présence rapproche effectivement le livre d’Eric Richer de toute une littérature nordique, scandinave, russe – littérature vers laquelle ce livre, par les lieux et noms qu’il contient, semble faire signe.

Cette nature, on peut l’appeler « mort » ou « mal ».

Nature que l’on peut aussi appeler « chaos », vie vivante du chaos.

Eric Richer, La Rouille, éditions de l’Ogre, 2018, 284 p., 21 € — Lire un extrait