Le foot officiel et institutionnel n’est pas le diable. Qu’on le veuille ou non, c’est indéniable : il donne du plaisir. Il donne beaucoup de plaisir à beaucoup de gens. Et du plaisir, nous n’en avons pas tant… Il y aurait certainement quelque chose d’indécent à le condamner froidement et inconditionnellement. Faire d’un sport populaire son ennemi viscéral, projeter sur lui toute la hideur du monde, ce serait aussi bête que méchant. Et puis, cette équipe de France bigarrée et enjouée, elle est plutôt belle, c’est vrai.
Il faudrait aussi, évidemment, le critiquer. Pour l’économie délirante qui y est associée, pour la violence qu’entraine la construction des stades, pour le bénéfice politique injuste qu’en tirent les dirigeants des vainqueurs, pour la mobilisation populaire stupéfiante qu’il suscite alors que des causes immenses – et pourtant ignorées –, nous n’en manquons pas. Et pour mille autres raisons.


Dans ce très court billet, je veux juste m’attarder un instant, superficiellement, sur la phrase communielle : « on est champion du monde ».
D’abord qui est ce « on » ? La nation ? Peut-être, plutôt, la patrie ? Ou bien La République incarnée, en elle-même, personnifiée en chaque citoyen ? Bien sûr, ces choses existent. La France existe. Quand bien même on rêverait de transgresser les frontières, quand il est question de prendre une décision politique, de réagir à une agresse extérieur, de défendre des valeurs qu’on croit être – à tort ou à raison – essentielles, il n’est pas possible d’échapper à une pensée « nationale ». Elle s’impose dans la pratique. Mais que nous décidions de former et de soutenir – avec quelle vigueur ! – des équipes représentant des pays, c’est tout autre chose. Le sport, le jeu, la création, la recherche, etc. – ce pourrait être justement les modes d’extraction à ce patriotisme de tous les instants. Au moins, ce pourrait être une tentative d’ailleurs. Quand il s’agit de s’unir pour frapper dans un ballon – et ne dénigrons pas ce geste qui peut certainement confiner au sublime quand il est mené avec grâce –, n’y aurait-il pas occasion à se penser dans un autre schème que celui des nations qui structure déjà tant de notre réel ? Tout le sens d’une activité qui se veut « dépolitisée » n’est-il pas de tenter une recomposition de la taxinomie politique et une déconstruction de la violence ségrégative qui lui est associée ?
Certes, il y a les clubs et toutes les autres rencontres sportives locales. Mais, ici, maintenant, ce « on » qui est donc champion, qui est-il ? Ce « on » dans lequel communient des humains qui ne se sont jamais rencontrés et ne partagent peut-être aucune conviction ? Il n’est pas celui des amateurs de beaux gestes sportifs ni celui des émus par tel ou tel joueur dont le cheminement héroïque ou la dextérité démiurgique nous touchent. Il est celui de la nation. S’il créait des connivences secrètes et apaisait des tensions désuètes, il pourrait être bienvenu quoique soit son bienfondé. Mais je crains qu’il ne s’inscrive, au contraire, dans une surenchère de la logique clanique globale. Il fallait, le 15 juillet au soir, être fier d’être français. C’était le « on » d’une fierté qui ne s’écrit sur aucun autre commun que celui d’un groupe qui est pourtant absolument décorrélé de la pratique qui en suscite l’épiphanie presque extatique. Si un jeu – puisque c’est bien ce dont il s’agit – avait un sens au-delà du plaisir naïf et légitime de ceux qui le pratiquent, c’eut bien été, me semble-t-il, celui de recomposer la topologie des affinités ou des complicités. Il n’en est rien, au contraire. La Marseillaise qui résonna tard la nuit n’avait plus rien du chant révolutionnaire qu’elle fut originellement : elle surenchérissait plutôt sur l’ordre déjà parfaitement établi.
Ensuite, il y a ce « champion ». Ce n’est pas rien. Les rues de France étaient bondées et traversées d’un élan de liesse littéralement fascinant. Pas parce qu’il y a eu de la beauté ou de la bonté : parce qu’il y avait victoire. « On » les a battus. « On » a triomphé. Au départ, il y avait 32 équipes, et « on » a été la meilleure. « On » a surpassé toutes les autres, sans exception. « On » leur a donné une leçon. Comme à la guerre. Bien-sûr, ici il n’y a pas eu de morts (enfin, pas trop, parce que dans le bain de foule et de bière il y a forcément quelques pertes), mais une fois de plus, on a reproduit la même logique. On a inventé un événement mondial et festif qui reproduit exactement les schèmes d’un conflit, militaires ou économiques. Le sport, comme l’art ou la science, pourrait être une tentative de dessin d’un autre commun qui déjouerait la logique de la compétition permanente – tellement dans l’air du temps ! – mais, au contraire, il vient ici l’affirmer et la glorifier un peu plus fort encore. Soit, ce n’est pas nouveau. Déjà, à Athènes, les jeux Olympiques fonctionnaient ainsi mais, au moins, ils avaient le mérite d’offrir, souvent, une trêve aux belligérants.
Enfin, « on » n’est pas les « champions » d’un ici ou d’un là, mais … du « monde » ! Voilà qui doit nous faire bomber le torse. Le monde s’est délité depuis longtemps. Le grand ordre cosmique n’est plus du tout ce dans quoi nous pensons aujourd’hui l’espace qui nous entoure. Du Maât égyptien, ou même du Cosmos grec, il ne reste pratiquement plus rien. Alors, vraiment, est-ce ainsi qu’on veut tenter, une dernière fois, de ressusciter le monde ? Dans cette victoire que nous lui imposons, fidèle à notre arrogance d’homme-Dieu ? Dans cet affrontement qui n’enchante que parce que l’équipe-de-la-nation a terrassé les autres. Ce qui, d’ailleurs, est antinomique au sens même de mundus qui intègre un concept d’harmonie globale.
Il y avait des gens heureux, dans les rues de France, le 15 juillet. Et même si l’écrasement des rares plantes urbaines sous des tonnes de mégots et des litres de bière faisait un peu mal au cœur, il était réjouissant de voir la joie. L’allégresse est belle en elle-même. Mais comment ne pas regretter qu’elle prenne la forme d’une sur-affirmation de toutes les logiques nationalistes et compétitives qui définissent une grande part des violences de ce temps ? Hier, « on » était aussi un très petit, vulgaire et arrogant village : fier de « nos » joueurs – incontestablement sympathiques et talentueux, là n’est pas la question – mais incapable de s’ouvrir au « monde » réel, immense, encore vierge : celui de l’altérité profonde et toujours un peu inquiétante parce qu’encore ailleurs. Hier, on a perdu, aussi.