Banalité de la procédure

Le journal d'Olivier Steiner © Christine Marcandier

J’ai perdu ou on m’a volé ma CB, peu importe, je ne l’ai plus. Je fais opposition puis j’en commande une nouvelle – qui me sera facturée bien sûr. On me dit au téléphone 3 jours environ, ok. Les 3 jours passent, puis 4, puis 5. Rien. Je vais dans le bureau de poste le plus proche. Je suis à la Poste. J’ai mon passeport sur moi et mon numéro de compte. File d’attente, longue, puis la dame. J’explique mon problème. Elle écoute :

– Donc, vous voulez quoi ?
– Ben, retirer de l’argent, vous voyez ?
– Mais vous n’avez pas votre carte monsieur ?
– C’est ce que je viens de vous dire, c’est aussi pour ça que je ne suis pas dehors devant un distributeur et que je viens de faire 15 min de file d’attente.
– Ah, mais sans carte je ne peux rien pour vous monsieur, où est votre compte ? – Comment ça où est-il ?
– Où l’avez-vous ouvert ?
– Ah, oui, pardon, je crois qu’il est toujours à Argenteuil.
– Donc, il faut aller à Argenteuil, monsieur, et encore, c’est même pas sûr qu’ils puissent faire quelque chose, ça dépend des règles de l’agence.
– Quoi ? J’ai mon passeport, je suis moi, je peux vous dire quel est mon solde et il est créditeur, a priori c’est mon argent pas celui de la Poste, je peux répondre à toutes les questions que vous voulez (adresse, numéro de tel, date de naissance, etc.) là devant vous je peux faire ma signature, et malgré tout ça je ne peux faire un retrait ?
– Non, monsieur, je suis désolé mais il faut un justificatif de compte.
– Regardez, j’ai le reçu de mon dernier retrait.
– Désolée, monsieur, allez à Argenteuil (argent mon œil : Lacan me nargue) et essayez là-bas, des gens attendent derrière vous…

Je fais la réplique de la dernière chance, je prends l’air suppliant d’Isabelle Adjani a 17 ans dans Ondine :

– mais comprenez, madame, vous pensez vraiment que j’aurais contrefait un passeport avec ma photo et que je serais en train de vous tenir ce long discours plein de sincérité pour quelques centaines d’euros ?
– Monsieur, je ne suis pas là pour comprendre et je vais vous demander de partir, je ne fais qu’appliquer la procédure, rien de plus.

C’est à ce moment-là que sans colère aucune mais dur comme un portail en fer, un nom sort de ma bouche : Eichmann.
Elle me regarde interloquée comme si je venais de dire une insulte dans une langue étrangère.

– Comment ?
– Eichmann, vous connaissez ?
– Non.
– C’est intéressant pourtant, vous regarderez sur le net, il y a eu un procès à Jérusalem, c’était pas quelqu’un de spécialement mauvais, enfin si, il l’était atrocement, mais il était mauvais parce qu’il appliquait simplement la procédure, ce qu’on lui avait appris, il faisait son taf, puis vous regarderez aussi Hannah Arendt…

Elle me regarde comme si j’étais un extraterrestre ou un grand psychotique en plein délire. Sur ce, elle me redemande de partir sinon elle appelle le directeur de l’agence. C’est alors qu’une autre dame derrière moi, ulcérée d’attendre (et je peux comprendre) lui dit : Appelez le directeur ou la police, ce « jeune homme » (merci pour jeune) vient de vous traiter de nazie ! Elle appelle, le directeur, le ton monte, je suis à deux doigts d’aller jusqu’à Heidegger, conscient à la fois du comique de la situation et de la petite tragédie que je suis en train de vivre. Bref, je finis par m’en sortir. Je présente mes excuses à la dame si elle s’est sentie insultée.

Métro, RER à Saint-Lazare, Argenteuil Poste, beaucoup de monde, seuls 2 guichets ouverts. La population est différente, femmes voilées, blacks, enfants poussettes, personnes âgées. Une autre dame au guichet de droite, un black genre 30 ans à gauche, je choisis la file de gauche. Arrivé devant lui je lui épargne tout mon récit et je tente l’humour et la séduction. Il rigole. Il me dit que normalement il me faut un numéro d’opposition ou de déclaration perte CB police, que les nouvelles cartes ne mettent pas 3 jours mais plutôt 10 : Allez, je vais forcer la machine et faire comme si j’avais les infos.

Je retire tout ce que j’ai. Il fait super beau, je prends un Ricard au soleil en terrasse, autour de moi des loulous en survet’ et casquettes, de la « racaille » d’amour. Eddy de Pretto chante Beaulieu et pas banlieue, Annie Ernaux écrit Regarde les lumières mon amour, c’est ça, c’est beau la banlieue. C’est un peu le bordel parfois, un peu l’ennui ou la zone, c’est objectivement beaucoup moins beau que Paris mais comme les humains y sont plus facilement humains ! Un cliché ? Oui. Mais l’humain c’est aussi la prise en compte du détail, du cas particulier, de l’histoire singulière bref du corps, de ce qui n’entre pas dans la « case ». Un cliché, oui, ceci est une photo.

© Olivier Steiner