Pour son troisième long-métrage (Le Stade de Wimbledon, 2000 ; Tournée, 2009 ; La Chambre Bleue, 2013), Mathieu Amalric prend une nouvelle fois le spectateur à revers. Son ami, Pierre Léon, se déclarant vaincu par l’adaptation de la vie de Barbara, sur laquelle il travaillait depuis quelques années avec Jeanne Balibar, la lui propose. Après quelques impasses menaçant le projet, Mathieu Amalric trouve avec son co-scénariste Philippe Di Folco une forme adéquate, en détournant les codes du genre du biopic. Ainsi, mieux qu’une adaptation stricto sensu de la vie de la chanteuse disparue il y a vingt ans, ce film interroge et renouvelle le genre, plus que figé dans ses conventions, pour ne pas dire fatigué, à travers une variation malicieuse du procédé de la mise en abyme.
Le film Barbara est une véritable poupée-gigogne, qui met en scène tout d’abord quelqu’un que le cinéaste n’a jamais connu de son vivant. En effet, enfant, Mathieu Amalric pensait que Barbara n’existait pas, quand bien même il l’entendait à la radio dans la voiture parentale sur la route des vacances. Cette croyance en avait déjà fait une fiction dans son esprit. La mise en abyme initiale (le tournage d’un film sur la vie de Barbara, incarnée par une actrice et dont Amalric joue le rôle du metteur en scène) l’éloigne de toute tentation de recréer un moment précis, et donc mensonger, fourni en amont par l’archive. Mathieu Amalric va sonder la vie de la chanteuse pour en extraire le suc, que même les documents historiques ne parviennent que partiellement à exprimer.
Ainsi, tout comme son personnage de metteur en scène, Yves Zand (patronyme maternel), Amalric a tout vu, tout lu sur la chanteuse. Cette masse d’informations nourrit autant qu’elle submerge, comme le montre le plan sur Zand, assis à son bureau l’air hagard, ayant l’impression à mesure que se bâtit le récit « qu’il ne s’agissait jamais de la même femme ». Le kaléidoscope des photographies en noir et blanc de Barbara en arrière-plan, annonce les diverses facettes et états d’âme de la chanteuse – que l’on (re)découvre au fil du récit, drôle, tendre, aimante, généreuse, fantasque mais également autoritaire, colérique, dépendante aux médicaments et lunatique. Barbara, qui s’est inventée un personnage de son vivant, nous apparaît tel un paysage ; tantôt celui d’un orage qui gronde et dont le vent fou emporte tout (sa colère quand on touche à ses tenues de scène), une grêle soudaine (éparpillement des pilules), ou bien celui d’un matin calme et qui apaise (son rire, ses mots tendres, son engagement dans les prisons pour femmes, ou auprès des malades du Sida et d’Act-up).
Pas de chronologie évidente, pas de linéarité affichée, ce film est composé de tableaux, d’instants qui s’égrènent librement et dessinent une cartographie autant émotionnelle que géographique (ses tournées partout en France) de la vie de Barbara. Au morcellement narratif répond l’esthétique impressionniste de la lumière. Par touches, on découvre une silhouette, un profil, un geste suspendu. Barbara se devine plus qu’elle n’est exposée. Elle ne nous est pas donnée, mais suggérée. C’est la voix de la chanteuse qui s’impose sur fond noir dès le générique. La reconnaissance est immédiate et le glissement vers le tournage du film de Zand introduit avec aisance le personnage de Brigitte, interprété par Jeanne Balibar. Les séquences sur le tournage illustrent le travail de création, mais elles rendent surtout palpable la porosité entre la fiction et le réel. Brigitte sachant sur le bout des doigts ce que dit Barbara lors d’un entretien, Yves Zand hésitant entre le temps réel ou celui des souvenirs dans lequel il habite ou encore Brigitte qui quitte brusquement le décor de Nantes chargé de la jeunesse de Barbara. Ainsi, la mise en scène de Mathieu Amalric tend progressivement vers l’effacement de la suture formelle entre les divers matériaux visuels (archives, fiction), jusqu’à ce que la greffe prenne entre l’actrice et le rôle, entre la fiction et le mythe, entre le présent et le passé.
Jeanne Balibar ne pousse pas à son extrême la ressemblance physique, qui selon elle, est tout à fait illusoire et stérile, car il s’agissait d’être surtout « à la hauteur de l’amour porté » à la chanteuse depuis sa jeunesse. Pendant plus d’une année, elle travaille le piano et le chant, qui reste une passion et une vocation inassouvie. Seul le personnage de Brigitte est dans le mimétisme, traquant le geste, l’intonation de la voix et les attitudes à travers la panoplie de Barbara (masques, costume à plumes, lunettes, rocking-chair, tricot, tabouret…). Installée dans son appartement plongé dans le noir, Brigitte regarde l’image projetée de la chanteuse aux côtés de Maurice Béjart. Elle relève le menton, elle pose le doigt sur sa bouche comme son modèle ou bien ponctue une phrase de son index et de son pouce joints, dessinant presque une note en début de partition. Cette archive envahit l’espace et le reflet de la vidéo dans le miroir sur le mur d’en face, enveloppe Brigitte, avale les traits de l’une – Balibar – pour épouser les traits de l’autre – Barbara. Plus tard, elle esquisse une danse et semble marcher dans ses pas. Elle chante « Göttingen » en allemand entre deux scènes de tournage, comme Barbara l’eut peut-être fait entre deux concerts. Mais cette fusion des corps n’est que le résultat d’un effet d’illusion. Tout concourt à nous faire croire à son incarnation.
En effet, l’hybridation entre l’archive et la fiction est renouvelée tout au long du film, et procure la sensation d’un prolongement de l’une par l’autre. Le jeu entre le champ (archives) et le contre-champ (fiction) permet des raccords dans le mouvement tout à fait troublants. Dans la voiture qui file sur les routes de France, ce montage entre les deux natures d’images gomme la zone de permutation entre l’actrice et le rôle. On ne sait plus vraiment qui parle ou rit, tandis que le tricot se monte. Une maille à l’endroit avec Barbara, une maille à l’envers avec Brigitte, le motif apparaît, la magie œuvre. Si certains se braquent quant à la voix de Balibar, dissemblable de celle du mythe, une séquence prouvera que le procédé est pertinent. Brigitte garde le piano, remisé quelques instants en coulisse à la fin d’une journée de tournage (« mon île, mon chalet, mon tipi, mon bateau ivre » dit-elle telle la chanteuse). Seule dans ce hall sombre, elle s’y installe mais c’est la voix de Barbara en off interprétant « Je ne sais pas dire » qui vient ceindre la silhouette de Jeanne Balibar. L’espace est déréalisé par une lumière blanche, tandis que Brigitte/Balibar est cernée par une caméra qui scrute, qui guette le surgissement. Et comme Zand dissimulé en coulisses, on croit à ce que l’on entend et à ce que l’on voit. L’absente distille sa présence, au point que le metteur en scène pense qu’elle(s) s’adresse(nt) à lui.
« Vous faites un film sur Barbara ou sur vous ? » demande Brigitte au tout début du film. Zand, étranglé par l’émotion lors de la première scène, essuie ses larmes, se ressaisit et répond : « c’est pareil ». La nostalgie du cinéaste pour Barbara, voire même la fascination est manifeste. Comme lorsque Pierre Michon lui décrit la « violence sauvage » du public à l’égard de la chanteuse, Zand a le regard tendu, avide de connaître cette femme qui semble lui échapper perpétuellement. Cette dévotion du public aux allures de dévoration est semblable à celle de Zand, qui quitte brusquement le plateau de tournage pour aller se placer aux côtés des figurants dans la salle, illustrant sa confusion mentale. Il vit cet instant qu’il n’a pourtant jamais vécu. Pourtant lorsqu’il s’adresse à la chanteuse à la sortie du concert, s’incrustant à nouveau, Zand n’exprime pas que de la vénération, c’est un aveu. Rien de fétichiste, mais bien une habile pirouette de la part de Mathieu Amalric, qui déplie encore une fois le motif originel du film, montrant non seulement l’amour pour la chanteuse, ou du moins son fantasme, autant que pour l’actrice qui l’interprète.
Car, enfin avant même de lui faire lire de façon improvisée un ajout au scénario en forme de déclaration d’amour, il se souvient « l’avoir embrassée une fois en 1993. » Mais de qui parle-t-il ? De Brigitte ou de Jeanne ? La vie amoureuse passée entre lui et son ex-compagne, Jeanne Balibar, apparaît en filigrane. L’actrice se rappelle d’ailleurs qu’au début du projet, « Mathieu cherchait à retrouver Barbara à travers moi, la femme que j’étais quand nous étions ensemble, celle avec qui il a fait des enfants, celle que je ne suis plus ». C’est un film proustien comme elle le souligne, un film qui cherche la jeunesse, qui veut imprimer le temps qui n’est plus et ne se rattrape guère. Ensemble, ils ont pourtant trouvé une aire de jeu pour qu’émerge des plis, une possibilité d’être Barbara et qu’à l’instar d’Yves Zand, nous soyons dans une confusion permanente entre les entités.

Mathieu Amalric met également en scène le travail de création de Barbara. Ce temps pris sur la nuit, où une chanson naît. Ces instants où la musique hésitante s’affine et dessine enfin un air connu. Puis, la voix se pose, les mots émergent un à un, tandis que les enregistrements gardent en leur sein les séances. On y discerne l’effort, la grâce et le doute dont parle Pierre Michon à L’Ecluse, celui qui peut tout faire vaciller dans l’esprit de la chanteuse. Ainsi, entre la première séquence et l’ultime, la chanson « Je ne sais pas » naît, semblant paradoxalement s’être nourrit des intrigues amoureuses de la fiction elle-même (Zand/Brigitte/Barbara ; Brigitte/Barbara/Accessoiriste…). Et qu’importent la vraisemblance et la ressemblance. Mathieu Amalric dénonce lui-même cette question, en organisant, grâce à Yves Zand, une fiction qui repose sur des erreurs. La voiture dans laquelle ils traversent la France n’est pas de la bonne couleur, le tableau n’est pas à sa place ou bien l’accordéoniste est « vraiment trop grand » au point de n’être filmé qu’assis. Mais, de même qu’il est juste d’avoir fait le choix de parler de la vie intime de Barbara uniquement par allusions, afin de ne « pas signifier sa vie, ne pas essayer de donner une explication», cet essai, cette fugue improvisée sur Barbara révèle que la vérité n’en pâtit aucunement, bien au contraire. Par un raccord, tout en finesse, nous quittons Brigitte chantant « Nantes » – et dont le dernier mot du texte est « Mon père » – et nous la retrouvons sur le lit avec l’accessoiriste. Le film énonce le lien établit dans l’esprit de la chanteuse, entre le père et la sexualité, soit que toutes les « Amours (sont) incestueuses ».
Mathieu Amalric déploie avec Barbara un récit mu par la création, récompensé successivement par les prix du jury, de la mise en scène et de l’interprétation féminine pour Jeanne Balibar à Cannes pour Un Certain Regard, ainsi que dernièrement par le prix Jean Vigo et celui de la Poésie du cinéma.
Barbara de Mathieu Amalric, 1 h 37, avec Jeanne Balibar, Mathieu Amalric, Vincent Peirani
Marie-Anne Lieb est Docteur en études cinématographiques, conférencière, formatrice, auteur, chargée de cours à l’UCO d’Angers.