Richesses partagées : Kaouther Adimi (Nos Richesses)

Kaouther Adimi © Hermance Triay (Le Seuil)

Edmond Charlot fait partie de ces libraires-éditeurs pionniers qui eurent, dans les années 30, l’idée novatrice de se lancer dans l’aventure d’un projet complet qui associait l’édition de livres et leur commercialisation dans un espace appelé librairie, conçu aussi comme un lieu culturel avec expositions de tableaux, rencontres culturelles et prêts de livres. A l’instar du corse José Corti qui, fonda, en 1936, à Paris, une librairie, centre de résistance intellectuelle pendant l’occupation allemande, et une maison d’éditions qui publia, entre autres, André Breton, René Char, Julien Gracq, Lautréamont, Gaston Bachelard, Edmond Charlot créa sa librairie, sous le nom de Les vraies richesses,  lui aussi, en 1936, mais à Alger. Les deux se sentaient aussi bien découvreurs de talents que passeurs.

L’évocation de l’itinéraire de cet homme, relativement oublié aujourd’hui, sert de déclic au dernier roman de la jeune romancière algérienne Kaouther Adimi, déjà remarquée par ses deux précédents ouvrages : L’envers des autres (Actes Sud, 2011) et Des pierres dans ma poche (Seuil, 2015). Sous le titre de Nos richesses, elle construit un récit à mi-chemin entre la reconstitution historique du passé de l’Algérie depuis la conquête française en 1830 jusqu’à son indépendance en 1962, en particulier de 1945 jusqu’à 1962, et le portrait d’Edmond Charlot.

L’originalité de Kaouther Adimi est qu’elle se comporte en romancière et non en historienne. Il ne s’agit pas de la biographie traditionnelle d’une personnalité, connue et reconnue par ailleurs, comme l’ont démontré la publication des actes de la commémoration du centenaire de la naissance d’Edmond Charlot en 2015 ou le catalogue des 300 livres publiés par cet éditeur. Nous avons affaire ici à un véritable roman où la part de la fiction joue un grand rôle à deux niveaux complémentaires : en effet, l’auteure imagine le journal intime de Charlot, de juin 1935 à octobre 1961, carnets que Charlot n’a certes jamais écrits mais qu’elle reconstitue à partir des nombreuses archives dont nous disposons maintenant. Nous découvrons ainsi une possible et vraisemblable parole de l’éditeur tout au long de ces années, dans un exercice d’exofiction, à la mode en ce moment. On se souvient du livre de Yasmina Khadra La dernière nuit du rais (2015) où le narrateur est l’ancien dictateur libyen.

En écho, nous est présentée l’histoire, totalement fictive, de deux personnages inspirés de la réalité contemporaine algérienne : un certain Ryad, étudiant qui vient faire un stage à Alger dont le but est de liquider le fonds de la librairie de Charlot, condamnée à disparaître et à se transformer en boutique de beignets, et Abdallah, un vieil homme qui a connu toute l’histoire de cette librairie dont il fut et reste le gardien fidèle. Bien entendu, à ce niveau, nous sommes en pleine fiction puisque la librairie n’existe plus que sous la forme d’une bibliothèque de prêt qui continue de fonctionner en 2017.

Kaouther Adimi, avec un sens remarquable de la construction narrative et un art consommé de la création d’atmosphères, entraîne son lecteur dans ces trois univers. On comprend son choix : en tant qu’algérienne, elle s’intéresse naturellement au passé colonial de son pays, pour le dénoncer. Comme jeune femme qui a vécu son enfance pendant la décennie noire (elle naît en 1986) elle égratigne au passage le système actuel de l’État algérien qui étouffe les libertés. Et comme romancière, elle prend un plaisir évident à brouiller les frontières entre biographie et fiction. Ce qui lui permet de rendre un vibrant éloge à la littérature, à la lecture, au livre. Enfin, comme dans ses précédents textes, elle rend un hommage à la ville d’Alger, loin des clichés sur la ville blanche et son exotisme.

C’est peut-être la partie la plus originale et la plus sincère du livre. A ce titre l’ouverture du livre est remarquable, elle nous plonge dans cette ville fascinante qu’est encore Alger, mélange d’Orient et d’Occident, avec laquelle la narratrice éprouve les mêmes « amours secrètes » dont parlait déjà Albert Camus dans L’été à Alger. Camus, en parlant d’Alger, écrivait : « Ici, du moins, l’homme est comblé, et assuré de ses désirs, il peut alors mesurer ses richesses. » Ses richesses, déjà… Loin des évocations apocalyptiques ou sinistres d’un Rachid Boudjera ou d’un Tahar Djaout, Kaouther Adimi nous convie, elle aussi, à un voyage exalté mais lucide dans cette ville : « Des siècles que le soleil se lève au-dessus des terrasses d’Alger et des siècles que nous assassinons sur ces mêmes terrasses ». L’évocation de la rue, du quartier, du café, de la pizzeria, des gens autour de la librairie est savoureuse comme le sont ces deux personnages fictifs que sont Ryad et Abdallah auxquels nous nous attachons au fur et à mesure qu’avance le récit.

Le journal d’Edmond Charlot court depuis la création de la librairie jusqu’à sa destruction par un plasticage en 1961. On peut émettre quelques réserves au sujet de cette chronologie volontairement adoptée par l’auteure. Certes, l’écrivain a le droit de choisir et de sélectionner ce que bon lui semble dans la vie riche et passionnante de Edmond Charlot. Mais deux points nous semblent discutables : d’une part, Charlot vit toute la guerre d’Algérie depuis Alger et, par ailleurs, il est resté à Alger, au début de l’indépendance, après la destruction de sa librairie, comme chroniqueur culturel à Radio-France et il en part dès décembre 1962. Or dans son journal fictif, particulièrement détaillé et instructif pour tout ce qui concerne la création de sa librairie, sa relation avec les auteurs qu’il découvre et publie, comme Camus, Vercors, Roblès ou Bosco, les difficultés à trouver du papier ou à diffuser ses livres, on trouve peu de réflexions sur cette terrible guerre. Ce sont les chapitres historiques qui, en parallèle, en retracent quelques épisodes marquants, sélectionnés surtout pour leur valeur de critique frontale de la politique coloniale : la répression des émeutes de Sétif en mai 1945, la dureté de l’armée française, les manifestants algériens massacrés à Paris, en octobre 1961.

Kaouther Adimi, dans les entretiens qu’elle donne, revendique, avec raison, son droit à la subjectivité dans cette fresque historique mais, à notre avis, cela contamine et fausse le portrait d’Edmond Charlot qui est, quand même, un des sujets du livre. Son journal s’interrompt de 1949 à 1959, avec une ellipse partielle de la guerre. On aimerait savoir ou imaginer ses réactions face à d’autres faits marquants ou dramatiques, comme l’appel à la trêve civile en 1956, la bataille d’Alger de 1956 à 1957, les événements de mai 58 et l’accession de De Gaulle au pouvoir, le Prix Nobel accordé à Camus en 1957, les dernières années de l’Algérie entre 1960 et 1962.

On lit même un anachronisme indéfendable quand, en octobre 1959, Charlot attribue à l’OAS les menaces contre le libéral Jules Roy alors que tous les historiens savent que l’OAS a été créée en 1961 ! Droit à l’invention certes, mais on reste sur l’impression que la personnalité complexe d’Edmond Charlot est un peu faussée.

De même qu’est occulté son retour en Algérie en 1965 à la responsabilité des échanges culturels franco-algériens où, aux côtés de Stéphane Hessel, il va participer à la création des Centres Culturels français. Ce qui confirme son attachement à ce pays, lui, le descendant d’émigrés arrivés en Algérie en 1830. Il s’inscrit dans la lignée de ces pionniers qui, comme Paul Robert, natif d’Orléansville, créateur du Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française dès 1950, marquèrent leur temps, à l’intérieur du système colonial.                 

Au-delà de ces quelques réserves, ce roman est une réussite indiscutable. Il raconte, dans un montage efficace, l’itinéraire d’un homme novateur qui est un exemple de dynamisme, de curiosité et d’obstination au service d’une cause noble, la littérature, les écrivains et la culture. Un homme qui, bien que devenu aveugle, continuait son combat de libraire indépendant, dans les années 80 avec la création d’une librairie appelée « Le Haut Quartier », avant son décès en 2004. Dont la vie justifie son slogan de la première heure : « Un homme qui lit en vaut deux »

Kahouther Adimi choisit, dans cette vie si pleine, les années algériennes qui lui permettent de s’investir davantage dans l’histoire. Elle confirme les promesses entrevues dans ses premiers livres, romans et nouvelles. En particulier le texte, Le chuchotement des anges (2007), où éclataient déjà les qualités d’une langue lumineuse, précise, ironique. Une fraîcheur surprenante pour traiter un sujet souvent violent et dramatique.

Signalons enfin l’intérêt de la publication simultanée de ce roman, en France aux éditions du Seuil et en Algérie aux éditions Barzakh, preuve matérielle des mémoires partagées entre la France et l’Algérie, coopération intellectuelle à laquelle Edmond Charlot a consacré une grande partie de sa vie. Ce livre lui rend un hommage mérité en même temps qu’il révèle une écrivaine de talent qui navigue tendrement mais lucidement entre les deux rives de la Méditerranée.

Kaouther Adimi, Nos richesses, Seuil / éd. Barzakh, 2017, 216 p. 17 Lire un extrait