Kill Jacques, Mesrine, L’Instinct de mort (Crimes écrits 5)

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L’Instinct de mort, mémoires d’outre-tombe de Jacques Mesrine, est publié pour la première fois en 1977 chez Jean-Claude Lattès, du vivant de Mesrine donc (il tombera sous les balles de la brigade anti-gangs le 2 novembre 1979) puis en 1984 chez Champ libre. Le texte était devenu introuvable, sinon en version plus ou moins pirate sur Internet. Flammarion l’a ressorti en 2008 à l’occasion de la sortie des deux films de Jean-François Richet, L’Instinct de mort et L’Ennemi public n°1. Il est désormais disponible en poche chez Pocket.

L’instinct de mort
ou des mémoires d’outre-tombe, donc, puisque les pages de cette autobiographie — dans lesquelles Mesrine crache sa haine d’une société qui ne sait que condamner et de ses lois sur lesquelles il « dégueule » — se donnent comme une vérité, celle d’un homme qui se sait condamné et écrit déjà de l’au-delà.

« Je me décidais à écrire un livre sur ma vie en comprenant les graves conséquences qu’il prendrait au moment de mes procès. Mais, ayant atteint le « point zéro » et n’ayant plus rien à perdre, je m’y étais décidé ; [ma fille] m’encouragea à jeter « ma vérité » à la face de la société qui dans peu de temps serait chargée de me juger. Cette vérité pouvait être interprétée comme un défi. Un tueur décrivant ses meurtres allait révolter plus d’un citoyen… Les dernières pages du livre pouvaient devenir les premières marches vers la guillotine. Cela n’avait pour moi aucune importance. Une cellule n’est rien d’autre qu’une tombe dont on soulève parfois le couvercle pour voir si le mort-vivant est toujours là ».

Mesrine commence son récit, en décembre 1975, en s’exprimant à la troisième personne du singulier, celle d’un homme entré dans le crime comme on entre dans les ordres, « par vocation », qui mérite la mort — « fataliste ou bon joueur, il sait qu’il le mérite et s’en fout » —, déjà détaché, de l’autre côté, enfermé, avec la mort comme seule issue possible, celle que lui imposera forcément l’État : la guillotine ou les balles de la police, s’il parvient, une nouvelle fois à s’évader. Les pages de L’Instinct de mort ne cessent de prévoir cette mort exécutive, de la dire par celle des amis ainsi tombés sous les balles, et de l’accepter, comme seule fin possible, « une mort libre, d’homme qui avait fait son choix ». Mesrine, on le sait, mourra ainsi, quelques années plus tard.

Mesrine est devenu un personnage, et dans son livre déjà, il se construit comme un personnage : celui que la société a fait de lui (l’ennemi public numéro 1), celui qu’il est pour les femmes qui le côtoient, ce qui l’amuse — sa femme « se croyait mariée à OSS 117 et James Bond réunis », sa maîtresse le prend pour « Superman » — celui qu’il expose, page après page dans ses confessions. Son « dossier criminel est un roman noir où les scènes burlesques, le sang, la violence et l’amitié font bon ménage ». Mais il ne cesse aussi de dire qu’il ne s’agit pas de cinéma, que ce sont bien des hommes qui meurent, des balles réelles qui s’échangent et que la réalité est bien moins aseptisée que celle des films ou romans noirs. Mesrine se révèle, mais se cache aussi, déguise, maquille, justifie, arrange sans doute les faits, construisant sa propre mythologie à visée hagiographique, allant jusqu’à justifier les blancs de son texte : « il a choisi de vivre hors la loi par bravade, par goût du risque ou du fric ; peut-être pour d’autres motifs qu’il cache secrètement dans le fond de son cœur ».

L’Instinct de mort débute le 16 décembre 1975, à la maison d’arrêt de la Santé alors que « la nuit vient d’étendre son voile sur le monde carcéral », sur ces murs de cellules qui « sont les buvards de presque un siècle de souffrance ». Tout est dit : le retour sur soi et sur un parcours criminel, le refus des masques et des hypocrisies, la volonté de lever le voile sur un monde que la société refuse de voir en face et a préféré éloigner entre de hauts murs — ce rationalisme normatif qu’analyse par ailleurs Michel Foucault, en particulier dans Surveiller et Punir (1975) — mais aussi la poésie étonnante de ce texte, entre verdeur de l’argot et lyrisme des images. Le livre s’ouvre sur une sorte de travelling : Mesrine brosse de rapides descriptions de taulards, de ses voisins de cellules, laissant éclater son ire contre la société et son ironie cinglante, comme dans le portrait en vignette d’un mac aux promesses aussi vaines que « ses idées sur l’amour. Son seul coup de foudre a été pour Molière le jour où, tout émerveillé, il l’a vu imprimé sur les billets de cinquante sacs ». Il nous mènera, sur près de 400 pages, de France au Canada (la césure du livre), en passant par les USA ou le Venezuela, il nous racontera les crimes les moins connus à ceux qui ont fait la une des journaux dans les années 70, il nous fera croiser ses femmes, ses amis, ses ennemis. Il nous dira ses passions, ses haines et dégoûts, son indifférence aussi : « Comment l’enfant de douze ans qui avait pleuré la mort d’une mésange en était-il venu à cette froideur dans le meurtre, à l’âge de trente-deux ans ? Devant une cour d’assises, ce double meurtre était un passeport pour l’échafaud et cela me laissait totalement indifférent ».

Mesrine amuse, provoque notre curiosité, passionne. Il possède un art du récit que beaucoup d’écrivains de romans noirs pourraient lui envier. Il manie la langue et l’humour comme peu. Il fait rire. Il apparaît comme le digne héritier d’un Lacenaire ou d’un Vidocq, par sa truculence, ses provocations.Il irrite aussi, faisant naître, consciemment ou non, un rejet presque physique tant il est intense, en affichant son orgueil (il est « la mort », il est un amant exceptionnel, il est, il est…), son égoïsme phénoménal (il clame son amour passionné pour sa fille qu’il a pourtant sacrifiée à ses aventures, mentionne à peine ses deux autres enfants), sa grande gueule, comme lorsqu’il rapporte le sentiment d’admiration de tous — Guido : « j’ai rarement vu un type comme toi, l’ami, et pourtant j’en ai vu ». Mesrine se veut tour à tour Robin des Bois, Arsène Lupin et un peu Malko Linge, aussi tombeur que SAS, apprenant aux femmes à trouver leur plaisir…Et puis Jacques, petit voyou sans grande ampleur, devient Mesrine, et nul ne peut nier sa grandeur dans le risque, la provocation géniale de ses pieds de nez par l’humour, l’ironie. Ainsi lorsqu’il est pris pour un agent secret au service du gouvernement français après un coup raté à Majorque, quand il fait un détour lors d’une cavale en Floride, en juillet 69, pour assister « au lancer du premier homme sur la lune », quand il devient ami avec des policiers au Venezuela ou même en France (l’inspecteur Fournier « était le seul policier de France à avoir la photo de l’homme le plus recherché de France dans sa poche et le privilège de lui serrer la main tous les jours ») ou lors de son arrestation, rue Vergniaud : Mesrine accepte de se rendre, mais en offrant un cigare et une coupe de champagne au commissaire Broussard ! « C’est là qu’on voit les grands flics. Face à face, il n’y avait plus l’ennemi public numéro un face au patron des anti-gangs mais deux hommes, deux durs qui savent respecter la parole donnée ».

L’Instinct de mort est un livre qui contient deux textes : un récit et un discours. C’est d’abord un roman, celui du personnage Mesrine, dans la lignée de Papillon, de Lacenaire ou Vidocq, des romans noirs et gouailleurs de Simonin ou Boudard. C’est le Mesrine bandit et hors la loi qui nous entraîne dans les milieux interlopes de la capitale, avec ses putes, ses calibres et son code de l’honneur, dans ses cavales, au Canada, dans ses coups (braquages, vengeances, fusillades…), nous raconte sa vie, maniant la langue et le suspens comme personne, nous faisant passer des épisodes les plus crus et les plus sanglants aux plus lyriques. Un Mesrine au service de la légende Mesrine. Qui nous laisse parfois pantois, parfois écœuré, parfois fasciné. Mais L’Instinct de mort est aussi une diatribe, non moins violente que le roman. Un pamphlet contre une justice de pantomime — « Le procès fut sans intérêt. Une comédie sans style, jouée par de mauvais acteurs. La justice a du mal à se faire prendre au sérieux quand les fantoches qui la dirigent sont sans talent » — contre les prisons, les QHS et autres USC (unité spéciale de correction, au Canada), les conditions de détention, dans divers pays, qui sont « une insulte aux droits de l’homme ».

Mesrine qui a connu tant de lieux de détention en France comme à l’étranger, pourrait écrire un véritable guide du voyageur carcéral : dans les USC les architectes, « au mépris de tout sentiment humanitaire, avaient tracé jour après jour les plans qui avaient pour but de détruire les psychismes des hommes, des plans qui donneraient au Canada, quelques années plus tard, les criminels les plus sanglants qu’il ait jamais connus. Faite pour détruire, l’USC fit de nous des fauves criminels qui, de dangereux qu’ils étaient, devinrent superlativement dangereux après un stage dans cet établissement » qui a pour but d’ « emmurer vivant », de détruire jour après jour les systèmes nerveux par l’isolement, la lumière artificielle constante.Lors de son transport à Mende, Mesrine et les autres détenus sont traités « comme du bétail, comme au temps de la Gestapo, au nom de la société, irréprochable…. (…) Que l’on ne demande jamais à un homme qui a été traité de cette façon d’avoir un jour le respect de la société ».

C’est cette société tout entière qu’il condamne, plus largement, dans son fonctionnement routinier et hypocrite. Mesrine refuse d’être « condamné à la médiocrité perpétuelle », celle de ces « êtres connaissant leur avenir puisque n’en ayant pas. Des robots exploités et fichés, respectueux des lois plus par peur que par honnêteté morale. Des soumis, des vaincus, des esclaves du réveille-matin ». Il vomit cette société qui ment, bafoue ses propres lois (dans les condamnations arbitraires comme dans sa pratique de la guerre, où l’homme est utilisé comme un pion, tuant arbitrairement au nom de la loi), elle qui peut « accuser en toute quiétude… Elle se donne le droit à l’erreur comme le flic se donne le droit à la bavure ». Il hait cette société qui, surtout, ne lui a jamais laissé aucune chance : « J’allais donc m’attaquer à [cette société] et lui faire payer le prix de ce qu’elle avait détruit en moi. (…) Je me suicidais socialement » ; « Je me mis à haïr cette société à qui je reconnaissais le droit de punir, mais pas celui de m’abaisser dans ma dignité d’homme ».

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Deux fois, Mesrine a voulu changer de vie et rentrer dans le droit chemin. Deux fois, la société lui a fermé ses portes. « On ne refait pas sa vie. Elle continue, avec un passé qui refuse tout avenir ». Il a donc choisi la révolte, les armes à la main. Et son arme principale est sans doute sa plume. L’écrit reste, surtout quand il est aussi cruel que le sien — envers lui-même, la société, les institutions —, cruel en son sens étymologique : qui aime et fait couler le sang

Et là est la force de ce texte : refuser le silence et l’ignorance que la société impose à ceux qui ne respectent pas ses lois. « J’étais écœuré de constater qu’une fois enfermé l’homme détenu est considéré comme inexistant. Il perd beaucoup plus que sa liberté, il perd le droit de s’exprimer ». A sa parole d’exp(l)oser. Le livre de Mesrine est une bombe à retardement. Un texte qui ne peut laisser indifférent. Il est la confession cynique et sans écran, sinon celui de l’humour, d’une lente montée vers le grand banditisme. Il est un « réquisitoire », sans tricherie, contre ses mauvais instincts, ses « drogues » (le jeu, le goût de l’argent, la passion des armes et des femmes), une exposition sans fard de ce qui a pu le mener vers cette « cassure ». Mesrine ne se donne aucune excuse (« j’étais un inadapté social, un peu fainéant, joueur, buveur, aimant le risque et les filles, un être attiré par la vie nocturne, les bars louches et les putes » ), il confesse n’avoir aucun remords. Il trouve certes des explications : l’apprentissage de la haine pendant deux guerres (la seconde guerre mondiale et l’Algérie, « l’avenir allait m’apprendre à conjuguer ce verbe haïr à toutes les formes »), un père absent, à cause du STO en Allemagne, puis trop pris par son travail, laissant son fils pousser comme « une herbe folle » et apprendre « les vices de la rue ». La guerre d’Algérie, à 20 ans, ce « meurtre collectif (…) glorifié » parce qu’il « se commet au son de l’hymne national », qui n’a « fait que légaliser l’assassinat » à ses yeux. Et surtout son goût, puissant, passionné, du risque, de l’aventure, de la liberté. Qui fait de lui un « tigre », un « fauve » indomptable, comme il aime à se décrire.

Mais Mesrine affirme aussi avec force, et à maintes reprises, ne pas être une « crapule ». Un tueur, oui, mais pas une crapule. Parce qu’il n’a jamais tué en dehors de son milieu, parce qu’il n’a « jamais dépouillé des pauvres », qu’il s’est toujours attaqué aux riches (banques, entreprises, milliardaires) ou aux représentants de l’ordre, les policiers.Ce livre est la condamnation de Mesrine par Mesrine, comme de la société par Mesrine. Il nous place face à nos propres limites : quels crimes jugeons-nous acceptables ? quelles sont nos convictions intangibles ? Nul doute que nos certitudes vacillent en lisant L’Instinct de mort, là est la puissance exceptionnelle de ce livre, quoi que l’on puisse penser du Mesrine tueur, le Mesrine écrivain nous remue, profondément, au-delà des convictions toutes faites : « Hors-la-loi… La société a perdu toute emprise sur moi (…). Si je lui reconnais le droit de me condamner, je ne lui donne pas celui de me juger. A la vérité je me suis condamné moi-même du jour où j’ai mis une arme dans ma main et que je m’en suis servi ».

Jacques Mesrine, L’Instinct de mort, Pocket, 480 p., 7 € 80