Cette lettre d’une lycéenne du Jura, ex-réfugiée du Kosovo, a été transmise à la rédaction de Diacritik par un professeur de philosophie qui avait proposé à ses élèves de travailler sur l’affaire Cédric Herrou. La jeune femme a fait le choix de cette lettre en réponse à la tribune d’Eric Ciotti publiée dans Nice Matin.
Lettre adressée à Monsieur Eric Ciotti,
Député « Les Républicains »
Président du conseil départemental des Alpes-Maritimes
Monsieur le Député,
Je me permets de vous adresser ce courrier car, étant en Terminale ES dans un lycée de province et travaillant en cours sur l’affaire Cédric Herrou dans le cadre d’un sujet de dissertation en Philosophie, j’ai pris connaissance de la tribune que vous aviez rédigée contre l’élection de cette personne en tant qu’azuréen de l’année (Nice Matin, 30 décembre 2016).
Je n’ai pas l’habitude de m’adresser aux responsables politiques mais votre article m’a donné envie de raconter simplement mon histoire, celle d’une ex-réfugiée. Je n’ai pas l’ambition de vous faire changer d’avis mais il se trouve que chacun des arguments que vous utilisez contre le geste de Cédric Herrou, qui a porté assistance à des migrants ayant franchi illégalement la frontière Franco-Italienne, m’a touché « personnellement » : il entre en résonance avec cette expérience si particulière que j’ai vécue pendant mon adolescence. Je ne néglige pas les droits et les devoirs de tout citoyen à l’égard de l’État dans lequel il est né ou a été accueilli mais votre prise de position me semble sous-estimer totalement le ressenti de celles et ceux qui sont dans l’obligation de prendre la route sans vraiment savoir comment se fera le voyage ni s’il leur sera possible de poser un jour leur valise dans un lieu hospitalier, soit exactement ce que la France a été pour moi. Mon vœu le plus cher, par conséquent, est que votre argumentation apparaisse aux yeux des Français comme ce qu’elle est : faible, inadaptée, irréaliste, émise par la conception passéiste et procédurière d’une France qui déjà n’existe plus.
J’ai 19 ans mais j’en avais 14 quand j’ai dû quitter mon pays. Je viens d’une petite nation qui a vécu la guerre et qui est parvenue à retrouver son indépendance. Lorsque il a été question de partir, la raison de cet « exil » volontaire m’était inconnue mais je savais qu’il s’agissait de problèmes personnels de mon père. Je me souviens encore du jour de notre départ…Nous avons dû quitter notre maison, notre famille, nos proches, notre école car c’était la seule solution pour aider notre père. Nous avions beaucoup réfléchi mais c’était bel et bien la seule issue possible. S’est posée alors pour nous la question du choix de notre destination. L’Allemagne, la France ? Un autre pays ? Mais quel autre pays que la France aurait-il pu nous accueillir pour nous sauver de la situation difficile dans laquelle nous nous trouvions ? Cette nation nous apparaissait comme une terre de liberté ouvrant ses frontières à toutes les personnes n’ayant plus la possibilité de demeurer là où elles étaient nées. Nous avons donc choisi la France (…).
Je vous prie de croire qu’il n’est pas facile de « fermer la porte derrière soi » quand on franchit la frontière du pays dans lequel on est né, dans lequel on a grandi pour tout reprendre à zéro « ailleurs », au milieu de personnes qui sont chez elles, qui ne parlent pas notre langue et auxquelles on demande de nous recevoir. Or dès notre arrivée en France, nous avons été très bien accueillis et j’étais vraiment heureuse. Bientôt j’allais entrer au collège. Je me suis posé beaucoup de questions : comment vais-je comprendre mes camarades ? Comment vont-ils se comporter à l’égard d’une personne étrangère qui ne maîtrise pas bien leur langue ? Vont-ils se moquer de moi ? Combien de temps va-t-il me falloir pour que je m’adapte à ce nouveau pays ? Comprenez qu’il n’est rien qu’un réfugié souhaite davantage que cela : s’adapter, être accepté, recueilli et pourquoi pas « reconnu » par un autre pays comme partie intégrante de cette nouvelle communauté.
Lorsqu’il fut effectivement temps pour moi d’être admise au collège, il me fallut faire face à toutes ces difficultés dans une classe, un établissement, une langue que je ne connaissais pas. Je suis très souvent rentrée chez moi en pleurant, car je n’arrivais pas à comprendre. Lorsque vous disposiez de tout ce dont vous aviez besoin et que vous vous retrouvez dans un autre pays dont il vous faut apprendre la langue, les mentalités, les usages, les coutumes et les lois, vous traversez forcément des moments de découragement intenses et pénibles à vivre. Derrière les « mesures », les « lois », les « décrets » et les procédures de l’État dont je mesure bien l’importance et la nécessité, il y a des expériences, des affects, des ressentis qu’une personne qui n’a jamais été déracinée peut bien se représenter mais qu’elle aura bien du mal à réaliser dans toute la gamme des sentiments qu’ils suscitent. C’est aussi à la lumière de ce déracinement affectif qu’il faut entendre le sens de la situation de « réfugié », laquelle ne saurait être seulement un « statut ».
Mais ce ne furent pas pour moi les seules épreuves. Mon père a dû traverser des moments difficiles, il s’est battu contre la maladie. Mon père a pu, en France, bénéficier de soins qui ne lui auraient pas été prodigués dans son pays de naissance car les médecins de là-bas ne l’auraient même pas détectée. Aujourd’hui, il est décédé mais il a pu, ici, profiter d’un « sursis » dont il aurait été privé si nous n’étions pas partis de « chez nous ». Il y a « La France », les lois, les options des différents partis, la ligne politique que vous défendez dans votre tribune contre Cédric Herrou, et puis, au milieu de tout cela, il y a des vies, des « destinées », comme on dit, et notamment ce « petit morceau d’existence » dont mon père a pu jouir grâce à notre expatriation. C’est de cela, de « ces morceaux de vie de réfugiés » dont il est question dans ce débat et c’est à cause d’eux que je ne peux comprendre votre position.
Monsieur Herrou a vu des personnes en détresse qui auraient pu être mon père, ma famille, moi, et il leur a simplement porté assistance parce que la durée nécessaire à la demande d’un formulaire d’accueil, le passage par différentes administrations et les structures mises en œuvre par l’État supposent un temps dont ne disposent pas la plupart des réfugiés. L’État est peut-être la solution à tous les problèmes qui se posent sur un territoire mais, il ne peut, par définition, l’être « tout de suite » et personne n’a le temps d’être réfugié. On l’est brutalement, sans choisir. Entre l’urgence et l’état d’urgence, il y a tout le temps requis par le travail de médiation de l’État.
Je ne vous demande pas de « réaliser » le déracinement que ma famille et moi-même avons vécu car je pense que ce n’est pas possible mais au moins de comprendre qu’au fil de vos mots, de vos idées et des lois que vous défendez, « à juste raison », se tissent des vies, des morts provoquées ou heureusement retardées comme le fut celle de mon père grâce à l’État français. J’ai bien écrit « à juste raison » car je sais que vous n’ignorez pas à quel point une loi n’est rien sans l’esprit qui la commande. Or, il me semble évident que l’esprit des lois de la République Française se trouve, en l’occurrence, plus proche du geste de Cédric Herrou que de votre critique trop « réactive », passionnelle, idéologique, pour être réellement à la hauteur des conditions historiques dans lesquelles l’État de Droit français est né. Vous savez bien que « les droits naturels, inaliénables et sacrés » sont explicitement mentionnés dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, et j’ai du mal à envisager la possibilité que l’état d’esprit d’un « Républicain » — puisque c’est le terme choisi par la formation politique à laquelle vous appartenez — puisse se méprendre à ce point sur l’esprit des lois de la République Française dont vous êtes, en tant que président du conseil départemental, le représentant sur le territoire ainsi que le défenseur.
Peut-être vous étonnerez-vous que je ne signe pas cette lettre, mais je veux parler au nom de tous les réfugiés, car je sais bien que mon cas, aussi empreint soit-il de l’expérience qui fut la mienne du déracinement, est tout sauf isolé.
Comprenez que ma démarche est dictée par le sentiment de gratitude que je voue à la France, parce qu’elle sauve des vies, parce qu’elle retarde des morts, parce qu’elle accueille celles et ceux qui fuient la guerre et cherchent simplement un lieu de paix. Je suis fière d’avoir été une réfugiée. Je n’oublierai jamais mon pays mais cela ne m’empêche aucunement de m’adapter aux règles et aux usages de mon nouveau pays.
Je ne suis pas assez naïve pour penser que ma lettre va changer votre opinion mais j’espère simplement que vous accepterez d’en recevoir le témoignage, parce que la situation des réfugiés d’aujourd’hui est plus précaire que ne l’a été la mienne. Je vous prie de faire preuve de bienveillance à leur égard car la guerre est précisément ce qu’ils essaient de fuir et non de retrouver. Personne ne mérite cela, puisque la sécurité, c’est-à-dire la possibilité d’être protégé de l’arbitraire et de la violence des agresseurs, est un droit dont l’application rigoureuse exige de nous, citoyens français, qu’à son endroit, nous ne faiblissions jamais. Sous cet angle, le geste de Cédric Herrou est tout sauf laxiste, ou illégal.
Je vous remercie pour l’attention que vous jugerez bon d’accorder à cette lettre et vous prie d’agréer, Monsieur le Député, l’expression de ma haute considération.
Une citoyenne française, ex-réfugiée