Les choix de Sophie : Valério Romão, « Autisme »

Valério Romão, Autisme

Sophie Quetteville a lu une grande partie des romans de cette rentrée, elle animera un grand nombre de tables rondes avec leurs auteurs. Elle nous livre ses choix et coups de cœur. Chaque fois, un court résumé et un extrait du texte. Aujourd’hui : Valério Romão, Autisme, aux éditions Chandeigne, traduit merveilleusement du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues.

La vie quotidienne d’une famille à travers les voix des différents protagonistes. Parents et grands-parents se retrouvent à l’hôpital, dans l’attente de nouvelles de l’enfant, Henrique, qui vient de se faire renverser par une voiture. Cet enfant atteint d’autisme est au cœur du livre : la réaction de ses parents à la découverte du syndrome, le refus d’acceptation, les dissensions sur la manière de l’accompagner, la lutte pour trouver des institutions et de l’aide, l’explosion du couple… C’est aussi le fonctionnement de nos sociétés occidentales, le manque de structures éducatives et soignantes pour accueillir ces patients, la multiplication des charlatans de certaines médecines parallèles qui sont évoqués dans ce texte surprenant par sa langue et son ironie décapante. Un premier roman très impressionnant. Le Portugal a beaucoup de chance, il a Valério Romão !

Extrait : pp. 71-73

« RUA DA ROSA

MARTA ET ROGÉRIO, COUPÉS de leurs relations sociales depuis la naissance d’Henrique, ont accepté l’invitation d’un couple, qui n’avait pas oublié que Rogério était, dès lors que détendu à son arrivée, un excellent boute-en-train et que Marta, en toute occasion, faisait vibrer une maisonnée dans l’étendue de son sourire lumineux et contagieux.

Le menu des réjouissances ne différait guère de ce qui à une époque d’avant Henrique se passait habituellement : dîner, discussions, bouteilles de vin variées (certaines de qualité douteuse, car celui qui les avait achetées appréciait davantage l’épaisseur de son portefeuille ou l’effet de l’alcool que les tanins de la dégustation desquels naissait une fidélité dévote ou une répulsion sans fin au premier coup d’œil), des invités hétérodoxes, dont les points de rencontre, sur lesquels le monde jaillissait avec une finesse de plante grimpante, étaient la musique indépendante, le cinéma indépendant, l’art indépendant et, de façon basique, tout ce qui se situait dans le mainstream, qu’en dandies ils dédaignaient, et l’érudition austère qui leur déplaisait avec la même et intense ferveur. Comme tout le monde, ils se croyaient au milieu, et cette position relative, sorte de vue chinoise de l’esprit, faisait que l’esthétique et ses critères insondables étaient à la fois les leurs et les bons. Ils étaient les élus, le fruit d’une époque, le refuge et l’enclave ultime dans laquelle une longue lignée appelée civilisation occidentale achevait son long processus de décantation.

Au même orgueil d’appartenir au juste milieu intellectuel, sur lequel ils se déchaînaient en conversations sans fin au sujet e Baudelaire ou de Nietzsche, s’opposait la sensation gênante d’être, d’une manière tout aussi tragique qu’injuste, la lie de l’Histoire, ceux que nul ne couronnerait, car pour eux le domaine du goût fonctionnait de façon inversement proportionnelle à celui du pouvoir. Si l’un d’eux s’était souvenu d’une définition convenant à sa génération, paumée entre le travail, la philosophie, la littérature, la paternité et le vin, ce serait, sans doute, la scorie qui brille. Peut-être qu’un jour, le plus culotté du groupe, entre deux gueules de bois et l’attente d’un vol low-cost perpétuellement en retard, mettrait dans un poème cette aigreur dans la bouche qui ne provient ni de l’estomac ni de la vésicule, ni d’un foie défaillant, ni même d’une tumeur du pancréas aussi inattendue que fatale. Ce relent de défaite naissait sous les méninges, là où Freud avait découvert, sur un amas indistinct, couilles, bite et vagin, un territoire vaste et aride où se croisent Pasolini et Alice au pays des merveilles, éclairé de temps à autre par l’embellie solennelle d’une beuverie ou d’une défonce incontrôlée. »

Valério Romão, Autisme, traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues, éditions Chandeigne, 22 €