La causticité d’Edward St Aubyn n’a d’égal que son talent. Dans son dernier roman, Sans voix, il passe le petit milieu littéraire au crible de son regard acéré et tout le monde en prend pour son grade : les prix, les éditeurs, les écrivains, les journalistes. Ce livre est une comédie anglaise irrésistible. Si l’on devait comparer ce roman à une confiserie british bien connue, le chocolat serait noir et amer, la menthe glacée, voire acide.
Chaque année, un comité trié sur le volet remet le prix Elysian à la meilleure fiction de l’année. Et à côté du « fameux prix Elysian », notre french Goncourt, c’est de la rigolade. Comme l’explique Didier, écrivain français vivant à Londres, le Goncourt est « totalement corrompu, et pour cette raison précise les règles sont d’une clarté absolue. C’est le paradoxe de la corruption : elle est beaucoup plus légaliste que la loi ! Mais cet Elysian, c’est du pur casino. » Faites vos jeux !Le prix britannique est financé par une compagnie agrochimique, spécialisée en pesticides et autres plantes génétiquement modifiées, un programme peu écologique qui donne le ton des débats littéraires à venir : Elysian est capable de croiser « le blé avec la morue de l’Arctique pour le rendre résistant au gel » ou les citrons avec des fourmis comme de produire des « carottes-girafes » — une seule carotte à éplucher pour le déjeuner dominical, gain de temps appréciable pour la ménagère débordée, n’est-il pas ? Les membres du jury comme les romans retenus pour la shortlist du prix seront du même acabit : impossible à apparier, difficiles à marier, et pourtant…
Sans voix narre les derniers jours de délibération avant l’apothéose : le gala de remise de prix… dans la Halle des Poissonniers. Tout part évidemment très mal : chaque juré défend une conception de la littérature diamétralement opposée à celle des autres, le roman le plus attendu pour le prix n’est pas envoyé aux jurés (la stagiaire a fait porter un pli contenant un livre de cuisine indienne), chacun campe sur ses marottes (-girafes)… Edward St Aubyn croque petites et grandes misères, coucheries, jalousies, détestations, tractations et petits arrangements entre amis. Le tout compose une fresque succulente du monde littéraire, de l’auteur à l’ego surdimensionné à la critique psycho-rigide, de l’éditeur amoureux éconduit à l’auteure nymphomane, du juré obsédé par l’Écosse à l’écrivain angoissé, apôtre de « la tyrannie de l’art fondé sur la souffrance »… Il sera difficile, avec un tel cocktail, d’arriver répondre au cahier des charges du prix, donner l’image d’une Grande-Bretagne royaume uni, nation « diverse, multiculturelle, décentralisée et, bien sûr, encourageante pour les jeunes écrivains ».
Au fil de cette plongée dans « l’épicentre de la littérature anglaise, le temps défile au rythme de scènes toutes plus hilarantes les unes que les autres, short-cuts de la vie littéraire et des coulisses du monde du livre, suivant chacun des acteurs du prix, traversant Londres jusque dans ses égouts. Edward St Aubyn joue d’une gamme extrêmement large, de la pique amusante (une vénérable maison d’édition se nomme Page and Turner, le terrible agent littéraire américain John Elton !) à l’observation la plus juste sous la causticité. Le roman, sous ses airs de comédie vacharde, interroge la valeur actuelle de l’art et disséque le rapport de nos sociétés à la célébrité, via des auteurs prêts à sacrifier leur talent pour une reconnaissance non plus littéraire mais médiatique.Comme le dit Mr Wo au dîner de gala, « c’est un prix littéraire. J’espère qu’il ira dans le sens de la littérature. Mon épouse s’intéresse beaucoup à ce domaine. Pour ma part, j’estime que la compétition devrait être encouragée dans la guerre, le sport et le commerce, mais qu’elle ne rime à rien dans les arts. Si un artiste est bon, personne d’autre ne peut faire ce qu’il fait, donc toutes les comparaisons sont inconséquentes. Seuls les médiocres, qui font valoir une vision banale de la vie dans une langue banale, peuvent vraiment être comparés, mais mon épouse pense que « le moins médiocre des médiocres » est un intitulé peu stimulant pour un prix ». « Mr Wo ne put s’empêcher de rire ». So do we.
Edward St Aubyn, Sans voix, traduit de l’anglais par Jacqueline Odin, Le Livre de poche, 224 p., 6 € 90