C’est à la fois une consécration et peut-être la pire chose qui puisse arriver à un auteur : se retrouver au programme du baccalauréat. C’est presque plus encombrant encore que la symbolique du prix Nobel qui n’a pas fini de l’accabler, ce pauvre Gide. Des élèves – des élèves de la filière littéraire ! – vont se pencher sur ses œuvres, les disséquer, les étudier les maltraiter, les « incomprendre ». S’il ne s’agissait que de leur être injuste, de les trahir, de les dévoyer, passerait encore. Ce serait même certainement ce qu’il faut leur imposer : la seule postérité qui vaille, celle qui échappe à la muséification de la pensée. Mais, forcément, il y aura aussi du polissage, du recadrage, de l’abrasion, du blanchiment – de la récupération bienpensante universitaire et institutionnelle. Et là, bien-sur, ça sera douloureux. Ou amusant.
Il n’est pas question de jeter la pierre aux faiseurs de programmes : Sophocle, Pasolini et Gide, pour la cuvée 2016-2017, c’est plutôt pas mal ! Ça donnerait presque envie de retourner en Terminale. Les choix sont toujours difficiles et ceux-là sont pour le moins de haute tenue. Mais, quand-même, reconnaissons qu’il ne sera pas facile de jouer aux faux-monnayeurs dans l’espace étriqué de la salle de cours. Là, justement, où tout devient monnaie, où tout doit être vendu, acheté ou dérobé dans la seule finalité de l’évaluation. Là où tout conspire à faire des élèves de faux faux-monnayeurs pour réussir leur vrai examen. Il va falloir inventer une économie du don pour un capitalisme nomade.
Jouer avec la roche de Sisyphe et se rassasier de nourritures rupestres.
Moquer les directives, c’est un peu facile. N’abusons pas de ce plaisir trop cynique pour être honnête. Mais, après tout, nous sommes tous aussi un peu des voyous et comment ne pas se délecter de la lecture du Bulletin Officiel du Ministère de l’Éducation Nationale ? Il faudra, y apprend-on, « privilégier la réflexion sur la genèse de l’œuvre ». Faire, donc, comme s’il était même possible d’imaginer quelque chose de ces collisions de flux contradictoires qui font de Gide cet authentique crapule de l’institution, cet escroc du système, ce trafiquant de l’intérieur.
Mais Gide n’est pas que l’inquisiteur de la morale, il est aussi l’antéchrist de l’éthique.
Il ne s’intéresse pas qu’à la remise en cause – finalement un peu convenue – des normes, des attentes, des règles et des conventions. Il plonge aussi dans la boue d’un éthos complètement déconstruit. Et c’est là qu’il est le meilleur. Dans cet extraordinaire écart interne qui le disloque sans l’achever. Gide, comme trait d’union entre lui-même et lui-même, c’est-à-dire entre le révolutionnaire et le petit bourgeois, entre l’écrivain et l’aventurier, entre l’ascète et le pédé, entre le précieux et le délinquant, entre le communiste et le conservateur, entre l’incompris et le reconnu, entre l’indigné et l’assagi, entre Narcisse et Écho. Mais pour autant qu’il lie, ce trait d’union ne fusionne pas les parties : synchrèse plus que synthèse.
Il faudra comprendre, poursuit le Bulletin Officiel, que Gide « recueille ses réflexions sur la porosité de la littérature et de la vie ». Quelle étrange idée ! C’est un peu de l’inverse dont il est question dans toute l’écriture de Gide : l’opposition violente, terrible – à mort – entre les mots et les choses. Ça n’a rien de poreux : ça relèverait plutôt de la collision brutale ou de l’impact létal. Et il ne recueille rien, Gide, il piétine. Il écrase les concepts dans le terreau des certitudes déchues. Parfois, il enchevêtre aussi, mais c’est alors toujours sur le mode de la spirale : en contrepoints de lignes inachevées. Il aimait comparer l’architecture de certaines de ses œuvres à celle de l’Art de la fugue. Gide, comme Bach, enchevêtre la complexité structurelle avec l’évidence instinctive de la concrétude d’un ici.
Bien-sûr, les commissions ministérielles n’ont pas choisi Corydon. Il ne faut quand-même pas trop en demander. C’est le propre des véritables subversions que de demeurer telles, même quand les mœurs ont changé. Ont-elles vraiment changé, d’ailleurs ? Les dernières années ont montré que les pires préjugés étaient bien vivaces quant à la question de l’uranisme – aussi importante en elle-même qu’en ce qu’elle révèle de toute une strate d’angoisses haineuses que la société nourrit pour ce qui s’écarte, un peu, de sa rectitude revendiquée.
« Choisir, c’est se priver du reste », écrivait-il. Et cette pensée, il l’a actée. Jusqu’à la folie disjonctive d’une contradiction qui se rassasie d’être. Gide n’est pas dans la dialectique : il ne cherche pas à tisser les contraires pour voir émerger une forme de recomposition globale. Tout à l’inverse, il s’installe dans l’instable de l’incompatible et de l’antinomique.
Trop rangé et trop lettré pour les anarchistes durs, trop scandaleux et incarné pour les tenants de la haute culture – qui se doit d’être détachée des contingences du désir et du plaisir –, Gide s’est créé une posture de nanti paria.
Beaucoup d’élèves de Terminale ne liront pas Gide. Évidemment. Ils se contenteront des résumés disponibles en ligne et des analyses à l’emporte-pièce. Ils sècheront les cours ou, dans le fond de la salle, s’enverront des SMS-haïkus dans l’attente fébrile de la réponse de l’aimé. Et devinez-vous ? Je parie que c’est cela – cela précisément – qui le ferait jubiler, Gide. Savoir que plutôt que de le lire, certains vont jouir, voyager, adorer, pleurer. S’enivrer d’affects et de percepts. Se mettre en danger parce qu’ils ont vécu, parce qu’ils ont souffert. Voilà sans doute ce qui, finalement, le consolerait un peu d’être devenu … un auteur au programme !
« Pour bien des choses délicieuses, Nathanaël, je me suis usé d’amour (…). Aimer sans s’inquiéter si c’est le bien ou le mal (…). Une existence pathétique plutôt que la tranquillité ». Ils le diront et l’écriront – les élèves, comme les enseignants. Le feront-ils ? Chiche.